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Texte à méditer :  Ceux qui brûlent des livres finissent tôt ou tard par brûler des hommes.  Heinrich Heine
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Hors des sentiers battus
Faut-il arrêter de manger des animaux ?
Faut-il arrêter de manger des animaux ?

  Il y a un passage dans le roman de Milan Kundera, L'insoutenable légèreté de l'être, qui m'a profondément marqué. Je pense d'ailleurs que ce n'est généralement pas le passage que retiennent de ce livre ceux qui l'ont lu (j'en ai fait l'expérience en en parlant à des amis, qui avaient effectivement complètement oublié ce passage). C'est un passage de la septième et dernière partie du roman, intitulée "Le sourire de Karénine". Ce passage décrit la lente agonie de Karénine, le chien de deux des héros du livre, Tereza et Tomas. Celui-ci est en effet atteint d'un cancer, lequel va petit à petit le mener à la mort. Alors qu'ils font tout pour le sauver, Tereza est amenée à se poser des questions à propos de l'amour qu'elle ressent pour Karénine, qui n'est après tout qu'un chien. En fait, les réflexions qui parsèment le livre à ce moment, ne sont pas réellement celles de Tereza, du moins, elles ne sont pas explicitement énoncées comme telles. Elles sont bien plus celles du narrateur, en l'occurence Kundera lui-même. Mais là n'est pas l'important.
  Bien entendu, c'est sans doute en tant que philosophe que j'ai été frappé par ce passage, mais je crois qu'il pose des questions que chacun devrait se poser. Il pose en outre la question suivante, laquelle concerne, sinon la totalité de l'humanité, du moins une majeure partie : "Le sort que nous réservons aux animaux est-il moral ?", question qui peut prendre la forme plus triviale suivante : "Devons-nous arrêter de manger des animaux ?"Je ne vais pas ici reproduire l'intégralité du texte, car il est un peu long, mais j'en extrais quelques passages significatifs :

"Tout au début de la Genèse, il est écrit que Dieu a créé l'homme pour qu'il règne sur les oiseaux, les poissons et le bétail. Bien entendu, la Genèse a été composée par un homme et pas par un cheval. Il n'est pas du tout certain que Dieu ait vraiment voulu que l'homme règne sur les autres créatures. Il est plus probable que l'homme a inventé Dieu pour sanctifier le pouvoir qu'il a usurpé sur la vache et le cheval. Oui, le droit de tuer un cerf ou une vache, c'est la seule chose sur laquelle l'humanité tout entière soit fraternellement d'accord, même pendant les guerres les plus sanglantes.
Ce droit nous semble aller de soi parce que c'est nous qui nous trouvons au sommet de la hiérarchie. Mais il suffirait qu'un tiers s'immisce dans le jeu, par exemple un visiteur venu d'une autre planète dont le Dieu aurait dit "Tu régneras sur les créatures de toutes les autres étoiles", et toute l'évidence de la Genèse serait aussitôt remise en question. L'homme attelé à un char par un Martien éventuellement grillé à la broche par un habitant de la Voie Lactée, se rappellera peut-être alors la côtelette de veau qu'il avait coutume de découper sur son assiette et présentera (trop tard) ses excuses à la vache.
[...] Il n'y a aucun mérite à bien se conduire avec ses semblables. [...] On ne pourra jamais déterminer avec certitude dans quelle mesure nos relations avec autrui sont le résultat de sentiments, de notre amour ou non-amour, de notre bienveillance ou haine, et dans quelle mesure elles sont d'avance conditionnées par les rapports de force entre individus.
La vraie bonté de l'homme ne peut se manifester en toute pureté et en toute liberté qu'à l'égard de ceux qui ne représentent aucune force. Le véritable test moral de l'humanité (le plus radical, qui se situe à un niveau si profond qu'il échappe à notre regard, ce sont ses relations avec ceux qui sont à sa merci : les animaux. Et c'est ici que s'est produite la faillite fondamentale de l'homme, si fondamentale que toutes les autres en découlent".


  Les réflexions de Kundera sont intéressantes à plus d'un titre. Premièrement, elles essaient d'expliquer la remarquable impunité dans laquelle se trouve l'humanité quand elle se livre au massacre d'animaux, qu'ils soient sauvages ou domestiques. Deuxièmement, elle exprime l'idée que nos conceptions morales, ou que les comportements que nous jugeons "bons" ou "mauvais", sont essentiellement (au sens propre du terme, c'est-à-dire "dans leur essence") relatifs, ce qui remet en cause l'idée même d'éthique (laquelle tente de faire apparaître des valeurs qui seraient universelles, donc absolues). Enfin, elles suggèrent que l'éthique ne prend son sens qu'en considération des relations que nous entretenons avec les animaux.

  En réalité, je pense que l'éthique est confrontée à au moins deux problèmes majeurs. Le premier est effectivement le sort réservé aux animaux. Le second est l'expérience de la Shoah, dans la mesure où elle amène à réfléchir à ce que j'appelle le paradigme du "nazi vertueux". Ici, je ne m'intéresserai qu'au premier de ces problèmes. Pour le second, je vous renvoie à mon article sur le nazi vertueux.

  D'après Kundera (et c'est là le premier point que ses réflexions abordent), c'est la religion judéo-chrétienne (mais on peut y ajouter la religion musulmane) qui est à l'origine du traitement réservé aux animaux. L'homme aurait ainsi inventé Dieu "pour sanctifier le pouvoir qu'il a usurpé sur la vache et le cheval". Et il est vrai qu'on lit aussi bien dans la Genèse que dans le Coran la justification de la domination de l'homme sur les animaux :

"Dieu dit enfin : "Faisons les êtres humains : qu'ils nous ressemblent vraiment ! Qu'ils soient les maîtres des poissons dans la mer, des oiseaux dans le ciel et sur la terre, des gros animaux et petites bêtes qui se meuvent au ras du sol !" (Genèse, I, 26)
  "Il a créé les bêtes pour vous : Elles vous fournissent chaleur, services et nourriture". (Coran, Sourate XVI, Les abeilles)


L'idée n'est pas nouvelle ; la mise en cause de la religion chrétienne dans le sort réservé aux animaux était en effet déjà soulignée par Nietzsche (et d'autres avant lui ) :

"La cruauté envers les animaux chez les enfants et les Italiens, se ramène à l'incompréhension ; l'animal, en raison notamment des intérêts doctrinaux de l'Eglise, a été rejeté beaucoup trop loin derrière l'homme". (Humain, trop humain, art. 101)

Il est important de souligner ici que ce sont bien principalement les trois grandes religions monothéistes qui ont établi la domination humaine sur l'ensemble de la "création". On sait par exemple que dans la religion bouddhiste, le statut des animaux est complètement différent. En effet, dans le bouddhisme, les animaux sont des êtres sensibles soumis aux mêmes lois que les humains. Engagés comme les hommes dans le samsara (le processus de réincarnation), ils doivent être respectés et aimés. De même, les religions animistes confèrent aux animaux une place qui n'a rien à voir avec celle qui est la leur au sein du monde judéo-christiano-musulman.
Quoiqu'il en soit, l'idéologie ainsi véhiculée nous a amenés à considérer les animaux comme nos ressources, comme étant à notre disposition pour être mangés, subir des expériences chirurgicales ou encore être exploités pour l'argent ou le sport. Les animaux ne sont de ce point de vue que des moyens à la disposition de l'humanité ; leur existence n'a de valeur qu'en fonction de l'utilité qui peut être la leur pour nous autres, êtres humains. Les propos de Claude Bernard (parmi bien d'autres là encore) dans son Introduction à l'étude de la médecine expérimentale résument parfaitement cet état de fait :

"Maintenant se présente cette autre question. A-t-on le droit de faire des expériences et des vivisections sur les animaux ? Quant à moi, je pense qu'on a ce droit d'une manière entière et absolue. Il serait bien étrange, en effet, qu'on reconnût que l'homme a le droit de se servir des animaux pour tous les usages de la vie, pour ses services domestiques, pour son alimentation, et qu'on lui défendît de s'en servir pour s'instruire dans une des sciences les plus utiles à l'humanité. [...] Donc, s'il est immoral de faire sur un homme une expérience dès qu'elle est dangereuse pour lui, quoique le résultat puisse être utile aux autres, il est essentiellement moral de faire sur un animal des expériences, quoique douloureuses et dangereuses pour lui, dès qu'elles peuvent être utiles pour l'homme". (Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, Deuxième partie, chapitre 2, p. 153)

  Dès lors que l'on accepte de considérer les animaux comme nos ressources, les conséquences sont prévisibles : puisque les animaux existent pour nous, ce qui leur nuit n'est pas un problème, ou ne commence à être un problème que si cela nous préoccupe ou nous met légèrement mal à l'aise. Mais essayons avant d'aller plus loin de mieux comprendre l'origine de cette idéologie.
  Selon Kundera, si la religion a sanctifié le rapport de domination que nous exerçons sur les animaux, c'est avant tout parce que ce rapport de domination existe bel et bien. L'idée est ici importante. Elle signifie qu'un passage s'est effectué du fait au droit. C'est parce que l'homme est au sommet de la hiérarchie, autrement dit parce que dans les faits il domine les autres animaux, et donc est capable de les tuer selon son bon vouloir, que l'homme s'est octroyé le droit de dominer les autres animaux. Or, si le droit doit juger du fait, le fait ne doit jamais conduire au droit. On retrouve ici la distinction kantienne entre les faits et les valeurs. Kant distingue en effet ce qui relève de l'être (les faits), et ce qui relève du devoir-être (les valeurs). Or, si les valeurs énoncent ce qui doit être, elles ne peuvent aucunement découler de ce qui est. Ainsi, ce n'est pas parce qu'il existe des voleurs (c'est un fait), que cela signifie qu'il faille qu'existent des voleurs (ce ne doit pas être un droit). Au contraire, c'est parce qu'il existe des voleurs, que le droit condamne le vol (le droit tente donc de corriger le fait).
  En réalité, nous nous retrouvons ici en face de ce que l'on peut légitimement appeler un "droit du plus fort". Parce qu'il est le plus fort, l'homme transforme cette domination qui n'est qu'un état de fait en droit. Or, Rousseau a bien montré que l'expression "droit du plus fort" n'a pas de sens. En effet, là où règne la force, il n'est nul besoin de droit. Lorsque je suis forcé d'obéir, il n'est nul besoin de m'obliger d'obéir. Rousseau s'attache, au sein d'une réflexion sur le droit seul, à distinguer ce qui relève du droit et donc du devoir, et ce qui relève au contraire de la force et donc de la nécessité. (Cf. Chapitre III du Contrat social, Du droit du plus fort) Ce que fait apparaître Rousseau, c'est que droit et contrainte ne se recoupent pas. Ainsi, on parle souvent du "droit du plus fort" mais la force est contraignante ; on ne peut que lui obéir ; tandis que la loi possède un caractère obligatoire qui implique la volonté ; on doit lui obéir. Ainsi :

"Céder à la force est un acte de nécessité, non de volonté ; c'est tout au plus un acte de prudence. En quel sens pourra-ce être un devoir ?"

  Il n'est nul besoin d'énoncer un quelconque "droit du plus fort" puisque l'obéissance à la loi de ce dernier est nécessaire. Au contraire, l'existence du droit implique que l'on puisse s'y soustraire, même si bien sûr on n'en a pas le droit. Un choix doit être possible qui engage alors la "moralité" de l'individu. Rousseau souligne par ailleurs que l'usage de la notion de droit a d'autant moins de légitimité s'agissant du pseudo "droit du plus fort" que le droit changerait avec la force (en fonction du plus fort), ce qui est contradictoire. Quel sens en effet aurait un droit aussi versatile ? C'est ce que rappelle Kundera dans ses propos. Si un "visiteur [venait] d'une autre planète" avec une autre religion, et devenait le plus fort, il changerait le droit (celui-ci pourrait par exemple légitimer la torture des êtres humains).
  Pourquoi alors les religions monothéistes ont-elles fait de la domination humaine sur les autres créatures un droit, un droit divin qui plus est ? On peut penser que cette justification a posteriori a eu pour but de faire disparaître les scrupules que certains pourraient avoir à propos de cette exploitation. Les hommes pourraient ainsi avoir bonne conscience, malgré le traitement qu'ils réservent aux animaux. Mais qu'en est-il de l'appel à la bonne conscience ici ?

  Bien entendu, quand nous mangeons des animaux, nous n'avons pas mauvaise conscience. Nous avons d'ailleurs le droit, d'un point de vue juridique, de le faire (en droit français par exemple, le droit que nous avons de manger des animaux découle du statut juridique de ceux-ci. Les animaux n'ont pas en effet le statut de personne puisque seuls les humains possèdent ce statut. Les animaux sont donc des objets de droit, et non des sujets de droit. Ils ne sont cependant pas des objets comme les autres puisqu'ils possèdent malgré tout des "droits", ou du moins, nous avons certains devoirs à leur égard. Ainsi, le code pénal français instaure t-il une répression des actes de cruauté, une répression des mauvais traitements, une répression des atteintes volontaires et involontaires à la vie ou à l'intégrité d'un animal. L'expérimentation sur les animaux est par ailleurs réglementée). Mais ni la bonne conscience, ni le droit positif ne peuvent servir comme critère de ce qui est juste ou légitime. Qu'il me suffise de rappeler ici la bonne conscience des criminels nazis. Le refrain est bien connu : ce qui est légal n'est pas nécessairement légitime. La question reste donc posée : est-il moral de manger des animaux ?

  Pour les antispécistes, la réponse est clairement "non". Et tous leurs efforts consistent à faire adopter ce point de vue par l'ensemble des hommes désireux de se comporter "moralement". Mais qu'est-ce exactement que l'antispécisme ?
  Le spécisme est un concept calqué sur celui de racisme. Alors que le racisme est une doctrine selon laquelle il existe différentes races humaines, et que certaines sont supérieures à d'autres (justifiant ainsi la domination des dernières par les premières), le spécisme est une doctrine selon laquelle il existe différentes espèces, et que certaines espèces sont supérieures à d'autres. L'idée principale demeurant que l'espèce humaine, en tant qu'espèce supérieure, doit légitimement dominer sur toutes les autres. L'antispécisme est donc cette doctrine qui combat le spécisme et milite donc pour une égalité des espèces, et par voie de conséquence pour la défense des droits des animaux.

  Ce qui est intéressant lorsque l'on étudie les réflexions des antispécistes, c'est que tous sont d'accord sur les conclusions morales auxquelles tout être humain devrait parvenir : l'exploitation des animaux est immorale, et devrait être condamnée au même titre que l'exploitation des êtres humains. Sont alors réclamés (entre autres) :
- l'abolition totale de l'utilisation des animaux dans les sciences
- l'élimination totale de l'élevage à des fins commerciales
- l'interdiction totale de la chasse pour le sport ou le commerce ainsi que l'interdiction du piégeage.
  Mais quand il s'agit de justifier ces conclusions, alors le consensus cesse, et l'on se retrouve face aux mêmes débats que les débats éthiques lorsqu'ils s'intéressent aux seuls êtres humains. Comprendre les positions des antispécistes implique donc que l'on comprenne les débats éthiques tels qu'ils se sont déroulés, et continuent à se dérouler, en particulier entre les philosophes des différents siècles.
Globalement, et afin de simplifier notre exposé, on peut affirmer qu'il existe trois grandes conceptions éthiques (si l'on met de côté les critiques de l'éthique elle-même, qui peuvent être considérées elles aussi comme des conceptions éthiques), et que toute conception éthique soit s'inspire directement d'un des ces trois courants, soit essaie de les conjuguer d'une manière originale. Ces trois conceptions sont : une morale du devoir telle qu'elle apparaît chez Kant, une morale utilitariste, telle qu'elle apparaît chez les penseurs anglo-saxons, et une morale du sentiment, comme chez Rousseau ou Schopenhauer. Pour mieux comprendre les enjeux de cette réflexion, je vais donc essayer d'expliciter rapidement ces trois grandes conceptions.

1. La morale kantienne.

 
La morale kantienne (du philosophe Kant) considère qu'une action est morale lorsqu'elle découle d'une intention morale. Mais qu'est-ce qu'une intention morale ? Pour Kant, une intention est morale lorsqu'elle a le devoir pour objet. Autrement dit, j'agis moralement lorsque je veux faire mon devoir, ou lorsque je fais ce que je dois faire. Mais que dois-je faire ? Pour savoir quel est mon devoir, Kant formule ce qu'il appelle l'impératif catégorique. Il donne à celui-ci deux formulations :
Première formulation : "Agis seulement d'après une maxime telle que tu puisses vouloir en même temps qu'elle devienne une loi universelle".
Deuxième formulation : "Agis de telle sorte que tu traites l'humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne d'autrui, toujours en même temps comme une fin et jamais seulement comme un moyen".
  Si l'on suit la deuxième formulation de l'impératif catégorique kantien, on s'aperçoit que le concept central de respect ne prend son sens que relativement à l'humanité (donc à l'espèce humaine), ou plus précisément à tous les "êtres raisonnables". Les animaux n'étant pas doués de raison, donc n'étant pas des êtres raisonnables, ils ne sont pas logiquement dignes de respect. Néanmoins, Kant affirme qu'il existe malgré tout des devoirs envers les animaux.

- Des devoirs envers les animaux

L'auteur parle ici des devoirs envers les êtres qui sont inférieurs et supérieurs à nous. Les animaux, (qui appartiennent à la première catégorie), n'ont pas conscience d'eux-mêmes et ne sont par conséquent que des moyens en vue d'une fin. Cette fin est l'homme. Aussi celui-ci n'a-t-il aucun devoir immédiat envers eux. On peut se demander pourquoi les animaux existent, mais on ne peut poser cette question à propos de l'homme. Les devoirs que nous avons envers les animaux n'en sont que des devoirs indirects envers l'humanité. Les animaux sont un analogon de l'humanité ; en observant nos devoirs envers les animaux, pour tout ce qui en eux entretient quelque analogie avec la nature humaine, nous observons en fait (indirectement) nos devoirs envers l'humanité.

"Les choses inanimées sont entièrement soumises à notre arbitre, et il ne peut y avoir de devoirs envers les animaux qu'en relation avec nous-mêmes." (Kant, Leçons d'éthique).

"Le chien qui a longuement et fidèlement servi son maître nous offre un exemple de ceci. Par analogie avec le service humain, on dira que ce chien mérite récompense, que s'il devient trop vieux pour servir son maître, celui-ci devra toute de même le garder à sa charge jusqu'à ce qu'il meure. Cela favorise l'accomplissement de nos devoirs envers l'humanité, d'après lesquels nous aurions été tenus à une telle action. Quand les actions des animaux offrent une analogie avec les actions humaines et paraissent découler des mêmes principes, nous avons donc des devoirs envers ces êtres, en tant que par là nous favorisons l'accomplissement des devoirs correspondants que nous avons envers l'humanité. Celui qui abat son chien parce qu'il ne lui est plus d'aucune utilité et ne lui rapporte même pas ce qu'il faut pour le nourrir, n'enfreint pas en vérité le devoir qu'il a envers son chien, puisque celui-ci est incapable de jugement, mais il commet un acte qui heurte en lui le sentiment d'humanité et l'affabilité bienveillante, auxquels il lui faut pourtant donner suite, en vertu des devoirs qu'il a envers l'humanité. S'il ne veut pas étouffer en lui ces qualités, il doit d'ores et déjà faire preuve de bonté de coeur à l'égard des animaux, car l'homme qui est capable de cruauté avec eux, sera aussi capable de dureté avec ses semblables. On peut déjà juger du coeur d'un homme au traitement qu'il réserve aux animaux. [...]
[Nos devoirs envers les animaux sont donc des devoirs indirects envers l'humanité." (Kant, Leçons d'éthique).


ou encore :

"Concernant la partie des créatures qui est vivante, bien que dépourvue de raison, un traitement violent et en même temps cruel des animaux est opposé au devoir de l'homme envers lui-même, parce qu'ainsi la sympathie à l'égard de leurs souffrances se trouve émoussée en l'homme et que cela affaiblit et peu à peu anéantit une disposition naturelle très profitable à la moralité dans la relation avec les autres hommes. Cela est vrai quand bien même, dans ce qui est permis à l'homme, s'inscrit le fait de tuer rapidement (d'une manière qui évite de les torturer) les animaux, ou encore de les astreindre à un travail (ce à quoi, il est vrai, les hommes eux aussi doivent se soumettre), à condition simplement qu'il n'excède pas leurs forces ; à l'inverse, il faut avoir en horreur les expériences physiques qui les martyrisent pour le simple bénéfice de la spéculation, alors que, même sans elles, le but pourrait être atteint. Même la reconnaissance pour les services longtemps rendus par un vieux cheval ou un vieux chien (comme s'ils étaient des personnes de la maison) appartient indirectement aux devoirs de l'homme, à savoir au devoir conçu en considération de ces animaux, mais cette reconnaissance, envisagée directement, n'est jamais qu'un devoir de l'homme envers lui-même." (Kant, Métaphysique des mœurs (1797), II, Doctrine de la vertu, Chapitre épisodique : de l'amphibologie des concepts moraux de la réflexion, § 17).


Pour un kantien strict, la défense des droits des animaux n'est donc qu'une défense des droits humains. Il existe cependant une version "néo-kantienne" de la défense des droits des animaux. Celle-ci se fonde sur un changement dans la formulation kantienne de l'impératif catégorique.

2. La morale utilitariste.

 
L'utilitarisme peut être résumé assez aisément par la définition qu'en donne Henry Sidgwick :

"Par utilitarisme il est entendu ici la théorie éthique, selon laquelle la conduite qui, sous certaines circonstances données, est objectivement juste, est celle qui produira la plus grande somme de bonheur pour l'ensemble ; c'est-à-dire en prenant en compte tous ceux dont le bonheur est affecté par la conduite". (Sidgwick, The Methods of Ethics, Book IV, Chapter I, The meaning of utilitarianism, p. 411).

Puisque l'utilitarisme fait reposer la morale en dernier lieu sur les notions de plaisir et de souffrance, il n'est donc pas étonnant de voir que de nombreux utilitaristes sont de fervents défenseurs des droits des animaux. En effet, il est indéniable que les animaux (au moins les animaux supérieurs), sont capable de connaître le plaisir et la souffrance. Rien d'étonnant donc à la position prise par Jeremy Bentham, l'un des pères de l'utilitarisme :

"Le jour viendra peut-être où le reste de la création animale acquerra ces droits qui n’auraient jamais pu être refusés à ses membres autrement que par la main de la tyrannie. Les Français ont déjà découvert que la noirceur de la peau n’est en rien une raison pour qu’un être humain soit abandonné sans recours au caprice d’un bourreau. On reconnaîtra peut-être un jour que le nombre de pattes, la pilosité de la peau, ou la façon dont se termine le sacrum sont des raisons également insuffisantes pour abandonner un être sensible à ce même sort.Et quel autre critère devrait marquer la ligne infranchissable ? Est-ce la faculté de raisonner, ou peut-être celle de discourir ? Mais un cheval ou un chien adultes sont des animaux incomparablement plus rationnels, et aussi plus causants, qu’un enfant d’un jour, ou d’une semaine, ou même d’un mois. Mais s’ils ne l’étaient pas, qu’est-ce que cela changerait ? La question n’est pas : Peuvent-ils raisonner ? ni : Peuvent-ils parler ? mais : Peuvent-ils souffrir ?" (Jeremy Bentham, Introduction aux principes de la morale et de la législation, 1789, chapitre XVII).

Peter Singer, le porte-drapeau contemporain des défenseurs des droits des animaux, ne dira rien d'autre deux siècles plus tard :

"Si un être n'a pas la capacité de souffrir, ni de ressentir du plaisir ou du bonheur, alors il n'existe rien à prendre en compte. Ainsi, c'est le critère de la sensibilité (pour employer ce mot comme raccourci pratique, mais en toute rigueur inexact, pour désigner la capacité à souffrir et/où à ressentir le plaisir) qui fournit la seule limite défendable à la préoccupation pour les intérêts des autres. Fixer cette limite selon une autre caractéristique comme l'intelligence ou la rationalité serait la fixer de façon arbitraire. Pourquoi ne pas choisir quelque autre caractéristique encore, comme la couleur de la peau ? Les racistes violent le principe d'égalité en donnant un plus grand poids aux intérêts des membres de leur propre race quand un conflit existe entre ces intérêts et ceux de membres d'une autre race. Les sexistes violent le principe d'égalité en privilégiant les intérêts des membres de leur propre sexe. De façon similaire, les spécistes permettent aux intérêts des membres de leur propre espèce de prévaloir sur des intérêts supérieurs de membres d'autres espèces. Le schéma est le même dans chaque cas." (Peter Singer, Libération animale, 1975).

Ici, les antispécistes n'ont pas besoin de modifier la conception utilitariste de la morale. Cependant, ils se trouvent confrontés aux problèmes classiques posés par l'utilitarisme, au premier desquels on trouve le problème du sacrifice. En effet, dans le calcul moral de l'utilitarisme, c'est la somme totale de bonheur qui compte. Or, il est tout à fait possible que ce bonheur total augmente, alors que le bonheur de certains dimininuent. En d'autres termes, l'utilitarisme légitime le sacrifice, ce qui est loin d'être neutre. Il nous paraît en effet difficilement moral de faire souffrir quelqu'un d'innocent, voire de le tuer, sous prétexte que cela fait plaisir à un plus grand nombre de personnes.

3. Les morales du sentiment

 
  Le principe que suivent toutes les morales du sentiment (bien qu'elles puissent ensuite diverger sur plusieurs points) est le suivant : il y a en nous un instinct qui nous fait juger mauvaises certaines actions, bonnes certaines autres. Suivons ce sentiment naturel et nous ne nous tromperons jamais. Afin de limiter mon argumentation, je me fonderai uniquement sur une de ces morales du sentiment : la morale de Schopenhauer.Pour Schopenhauer, une action est morale si elle est altruiste (c'est-à-dire qu'elle a pour but le bien de l'autre). Or, par nature, toutes les actions humaines sont égoïstes (c'est-à-dire qu'elles ont pour but le seul bien de celui qui agit). Pour agir moralement, il n'existe donc qu'une seule solution : que nos actions fondamentalement égoïstes deviennent en même temps des actions altruistes. Ceci n'est rendu possible selon Schopenhauer que par le recours à la pitié. Celle-ci permet en effet d'identifier le bien de l'autre et mon propre bien.
En fondant la morale sur la pitié, il ne sera pas étonnant de voir que Schopenhauer défend lui aussi la condition animale. Les animaux sont en effet, autant que nos semblables, des objets de notre pitié.

"Voici qui offense la morale : c'est cette proposition […] que les êtres sans raison (les bêtes par conséquent) sont des choses, doivent être traités comme des moyens qui ne sont pas en même temps des fins. D'accord en ce point avec lui-même, [Kant], dans les Éléments métaphysiques de la doctrine de la vertu, § 16, dit expressément ceci : " L'homme se saurait avoir aucune obligation envers aucun autre que l'homme" ; et § 17 : "La cruauté envers les bêtes est la violation d'un devoir de l'homme envers lui-même : elle émousse en l'homme la pitié pour les douleurs des bêtes, et par là affaiblit une disposition naturelle, de celles qui concourent le plus à l'accomplissement du devoir envers les autres hommes." - Si donc l'homme doit compatir aux souffrances des bêtes, c'est pour s'exercer ; nous nous habituons sur elles, comme in anima vili, à éprouver la compassion envers nos semblables. Et moi, d'accord avec toute l'Asie, celle qui n'a pas été atteinte par l'islam (c'est-à-dire le judaïsme), je dis que de telles pensées sont odieuses et abominables. Ici encore on voit à plein ce que j'ai déjà montré, que cette morale philosophique n'est bien qu'une morale de théologiens, mais déguisée ; qu'elle est toute dépendante de la Bible. Comme la morale chrétienne […] n'a pas un regard pour les animaux, dans la morale des philosophes aussi ils demeurent hors la loi : de simples "choses", des moyens bons à l'emploi, un je ne sais quoi, fait pour être disséqué vif, chassé à courre, sacrifié en des combats de taureaux et en des courses, fouetté à mort au timon d'un chariot de pierres qui ne veut pas s'ébranler. Fi ! la morale de Parias, de Tschandalas, et de Mlekhas ! qui méconnaît l'éternelle essence, présente en tout ce qui a vie, l'essence qui, dans tout œil ouvert à la lumière du soleil, resplendit comme dans une profondeur pleine de révélations." (Schopenhauer, Le fondement de la morale (1841), trad. Auguste Burdeau, Le Livre de poche, pp. 97-98).

  Le recours à la pitié est efficace. C'est elle qui a permis de sauver les dauphins, les bébés phoques, les pandas ou les koalas. Mais elle a ses limites. En effet, il est difficile d'éprouver de la pitié pour des animaux qui nous rebutent : des insectes, des serpents, etc... Qui éprouverait de la pitié pour le moustique, si celui-ci était en voie d'extinction ?
Problème : mais elle demeure insatisfaisante d'un point de vue théorique. Car comment permettra t-elle de sauvegarder des espèces moins "fun", ou encore des espèces considérées comme nuisibles ? Accepter que la disparition d'espèces nuisibles est légitime, c'est en fait donner raison à l'idéologie utilitaire justement combattue.
Certaines réflexions antispécistes essaient donc de concilier le recours à la raison (donc à l'universel, comme chez Kant) et à la pitié (donc au sentiment). Mais elles ne parviennent pas à résoudre tous les problèmes.
On retrouve donc l'idée avancée par Kundera : il n'y a pas de valeur absolue.


Date de création : 14/07/2011 @ 11:13
Dernière modification : 14/07/2011 @ 11:13
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