"Si l'on a souvent justement déploré, dans l'ordre matériel, l'ouvrier exclusivement occupé, pendant sa vie entière, à la fabrication des manches de couteaux ou de têtes d'épingle, la saine philosophie ne doit peut-être pas, au fond, faire moins regretter, dans l'ordre intellectuel, l'emploi exclusif et continu d'un cerveau humain la résolution de quelques équations ou au classement de quelques insectes : l'effet moral, en l'un et l'autre cas, est malheureusement fort analogue ; c'est toujours de tendre essentiellement à inspirer une désastreuse indifférence pour le cours général des affaires humaines, pourvu qu'il y ait sans cesse des équations à résoudre et des épingles à fabriquer. Quoique cette sorte d'automatisme humain ne constitue heureusement que l'extrême influence dispersive du principe de la spécialisation, sa réalisation, déjà trop fréquente, et d'ailleurs de plus en plus imminente, doit faire attacher à l'appréciation d'un tel cas une véritable importance scientifique, comme évidemment propre à caractériser la tendance générale et à manifester plus vivement l'indispensable nécessité de sa répression permanente."
Auguste Comte, Cours de philosophie positive, Volume 4, Cinquantième leçon, 1839, p. 604-605.
"De nos jours, et au regard de l'organisation [Betrieb] scientifique, [la vocation scientifique] est d'abord déterminée par le fait que la science est parvenue à un stade de spécialisation qu'elle ne connaissait pas autrefois et dans lequel elle se maintiendra à jamais, pour autant que nous puissions en juger. L'affaire ne tient pas tellement aux conditions extérieures du travail scientifique qu'aux dispositions intérieures du savant lui-même : car jamais plus un individu ne pourra acquérir la certitude d'accomplir quelque chose de vraiment parfait dans le domaine de la science -sans une spécialisation rigoureuse. Tous les travaux qui empiètent sur les spécialités voisines […] portent la marque d'une certaine résignation : nous pouvons à la rigueur poser aux spécialistes des disciplines voisines des questions utiles qu'ils n'auraient pas vues si facilement en partant de leur propre point de vue, mais en contrepartie notre travail personnel restera inévitablement incomplet. C'est uniquement grâce à cette stricte spécialisation que le travailleur scientifique pourra un jour éprouver une fois, et sans doute jamais plus une seconde fois, la satisfaction de se dire : cette fois j'ai accompli quelque chose qui durera. De nos jours l'œuvre vraiment définitive et importante est toujours une œuvre de spécialiste. Par conséquent, tout être qui est incapable de se mettre pour ainsi dire des œillères et de se borner à l'idée que le destin de son âme dépend de la nécessité de faire telle conjecture, et précisément celle-là, à tel endroit dans tel manuscrit, ferait mieux tout bonnement de s'abstenir du travail scientifique. Jamais il ne ressentira en lui-même ce que l'on peut appeler l' « expérience » vécue de la science."
Max Weber, "Le métier et la vocation de savant", 1919, in Le savant et le politique, tr. J. Freund, coll. 10/18, p. 81-82.
"Or, il résulte que l'homme de science actuel est le prototype de l'homme-masse. Et non par hasard, ni par imperfection personnelle de chaque homme de science, mais parce que la science elle-même – base de la civilisation – le transforme automatiquement en homme-masse, c'est-à-dire fait de lui un primitif, un barbare moderne.
Le phénomène est bien connu : on l'a constaté d'innombrables fois ; mais ce n'est qu'articulé dans le corps de cet essai qu'il acquiert la plénitude de son sens, et l'évidence de sa gravité.
La science expérimentale débute à la fin du XVIe siècle (Galilée), réussit à s'établir, à se constituer à la fin du XVIIe (Newton), et commence à se développer au milieu du XVIIIe. Le développement d'une chose est tout à fait distinct de sa constitution et se trouve soumis à des conditions différentes. Ainsi, la constitution de la physique, nom collectif de la science expérimentale, obligea à un effort d'unification. Telle fut l'oeuvre de Newton et de ses contemporains. Mais le développement de la physique engendra une tâche d'un caractère opposé à l'unification. Pour progresser, la science avait besoin que les hommes de science se spécialisent. Les hommes de science, mais non la science elle-même. La science n'est pas « spécialiste » ; elle cesserait ipso facto d'être une science vraie. La science empirique elle-même, prise dans son intégrité, n'est plus vraie si on la sépare des mathématiques, de la logique, de la philosophie. Mais le travail dans la science, lui, a besoin – irrémédiablement – d'être spécialisé.
Il serait d'un réel intérêt, et d'une utilité plus grande qu'il ne le paraît à première vue, d'écrire une histoire des sciences physiques et biologiques, en soulignant le processus de spécialisation croissante dans le travail des investigateurs. Cette histoire montrerait comment, génération après génération, l'homme de science s'est de plus en plus restreint, limité, cantonné dans un champ intellectuel chaque fois plus étroit. Mais ce que cette histoire nous enseignerait peut-être de plus important serait le contraire du phénomène précédent, à savoir: comment, à chaque génération, l'homme de science, devant réduire sa sphère de travail, perdait progressivement contact avec les autres domaines de la science, avec l'interprétation intégrale de l'univers qui mérite, seule, les noms de science, de culture, de civilisation européenne.
La spécialisation commence précisément à une époque où l'on appelle homme civilisé l' « homme encyclopédique ». Le destin du XIXe siècle débute sous l'impulsion d'individus qui vivent encyclopédiquement, bien que leur production ait déjà un caractère de spécialisation. À la génération suivante, l'équation s'est déplacée, et la spécialité commence à remplacer, à l'intérieur de chaque homme de science, la culture générale. Mais lorsqu'en 1890, une troisième génération prend' le commandement intellectuel de l'Europe, nous nous trouvons en présence d'un type d'homme scientifique sans précédent dans l'histoire. C'est un homme qui, de tout ce que l'on doit savoir pour être un personnage cultivé, ne connaît qu'une science déterminée, et encore n'en possède vraiment que cette minime portion qui intéresse ses investigations personnelles. Et il en arrive à considérer comme une vertu le fait de' ne pas s'occuper de tout ce qui demeure en dehors de l'étroit domaine qu'il cultive plus spécialement, et traite de « dilettantisme » toute curiosité pour l'ensemble des connaissances.
Le fait est que, reclus dans l'étroitesse de son champ visuel, il parvient en effet à découvrir des faits nouveaux et à faire avancer la science, qu'il connaît à peine, et avec elle l'encyclopédie de la pensée, qu'il méconnaît consciencieusement. Comment une chose semblable a-t-elle été, est-elle possible ? Car il convient d'insister sur l'extravagance de ce fait indéniable : la science expérimentale a progressé en grande partie grâce au travail d'hommes fabuleusement médiocres, et même plus que médiocres. C'est-à-dire que la science moderne, racine et symbole de la civilisation actuelle, accueille en elle l'homme intellectuellement moyen et lui permet d'opérer avec succès. On en trouvera la raison dans ce qui est à la fois le plus grand avantage et le danger plus grand encore de la science nouvelle, et de toute la civilisation qu'elle dirige et représente: le mécanisme. Une grande partie de ce que l'on doit faire en physique ou en biologie est une besogne mécanique de la pensée, qui peut être exécutée par n'importe qui, ou peu s'en faut. Pour d'innombrables investigations, il est possible de partager la science en petits segments, de s'enfermer dans l'un d'eux et de se désintéresser des autres. La fermeté et l'exactitude des méthodes permettent cette désarticulation transitoire et pratique du savoir. On travaille avec l'une de ces méthodes comme avec une machine, et il n'est pas même nécessaire pour obtenir d'abondants résultats de posséder des idées rigoureuses sur leur sens et leur fondement. Ainsi, la plus grande partie des scientifiques contribuent au progrès général de la science, bien qu'enfermés dans la cellule de leur laboratoire, comme l'abeille dans celle de son rayon, ou comme le basset tourne-broche dans sa cage.
Mais cette spécialisation crée une catégorie d'hommes extrêmement étranges. L'investigateur qui a découvert un nouveau fait naturel doit forcément éprouver en lui une impression de force et d'assurance. Avec une certaine apparence de justice, il se considérera comme un « homme qui sait ». Et, en effet, il y a en lui un morceau de quelque chose, qui, joint à d'autres lambeaux qui ne sont pas en lui, constitue vraiment le savoir. C'est la situation intime du spécialiste qui, pendant les premières années de ce siècle, a atteint sa plus frénétique exagération. Le spécialiste « sait » très bien son petit coin d'univers, mais il ignore radicalement tout le reste.
Voici donc un exemplaire bien défini de cet étrange type d'homme nouveau que j'ai essayé de peindre sous tous ses aspects. J'ai dit que c'était une configuration humaine sans égale dans toute l'histoire. Le spécialiste nous sert à concrétiser énergiquement l'espèce tout entière et à nous montrer le radicalisme de sa nouveauté. Car autrefois les hommes pouvaient se partager, simplement, en savants et en ignorants, en plus ou moins savants, en plus ou moins ignorants. Mais le spécialiste ne peut entrer en aucune de ces deux catégories. Ce n'est pas un savant, car il ignore complètement tout ce qui n'entre pas dans sa spécialité; mais il n'est pas non plus un ignorant, car c'est un « homme de science » qui connaît très bien sa petite portion d'univers. Nous dirons donc que c'est un savant-ignorant, chose extrêmement grave, puisque cela signifie que c'est un monsieur qui se comportera dans toutes les questions qu'il ignore, non comme un ignorant, mais avec toute la pédanterie de quelqu'un qui, dans son domaine spécial, est un savant."
José Ortega y Gasset, La Révolte des masses, 1930, tr. fr. L. Parrot, Éd. Stock, p. 157-160.
Date de création : 03/11/2011 @ 19:18
Dernière modification : 07/11/2022 @ 15:24
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