"L'homme est un être destiné à la société (bien qu'il soit aussi, pourtant, insociable), et en cultivant l'état de société il éprouve puissamment le besoin de s'ouvrir à d'autres (même sans viser par là quelque but) ; mais d'un autre côté, embarrassé et averti par la crainte du mauvais usage que d'autres pourraient faire du dévoilement de ses pensées, il se voit contraint de renfermer en lui-même une bonne partie de ses jugements (particulièrement quand ils portent sur d'autres hommes). C'est volontiers qu'il s'entretiendrait avec quelqu'un de ce qu'il pense des hommes qu'il fréquente, de même que de ses idées sur le gouvernement, la religion, etc. ; mais il ne peut avoir cette audace, d'une part parce que l'autre, qui retient en lui-même prudemment son jugement, pourrait s'en servir à son détriment, d'autre part, parce que, concernant la révélation de ses propres fautes, l'autre pourrait bien dissimuler les siennes et qu'il perdrait ainsi le respect de ce dernier s'il exposait à son regard, ouvertement, tout son cœur."
Kant, Métaphysique des moeurs, II, Doctrine de la vertu, § 47, tr. fr. A. Renaut, GF-Flammarion, 1994, p. 342-347.
"À la suite d'un certain nombre d'actions accomplies par quelqu'un qui venait de me parler et dont j'avais cru percevoir les sentiments et les intentions, je puis être forcé d'arriver à la conclusion que je l’ai mal compris ou qu'il m’a trompé, ou qu'il fait preuve à mon égard de simulation, etc. Ce faisant, je formule réellement des jugements se rapportant à ses expériences psychiques. […] Mais n'oublions pas, à cette occasion, que les prémisses matérielles de ces jugements et conclusions reposent sur les données fournies par la perception pure et simple, soit de l'homme auquel nous avons affaire, soit d'autres hommes ; elles supposent donc ces perceptions directes et immédiates. C'est ainsi, par exemple, que je ne vois pas seulement les « yeux » d'un autre : je vois aussi qu' « il me regarde » ; je vois même qu' « il me regarde, de façon à ce que je ne voie pas qu'il me regarde ». Je perçois ainsi qu'il « prétend » ressentir ce qu'en réalité il ne ressent pas, qu'il déchire le lien (qui m'est connu) entre sa vie psychique et son « expression naturelle » et que là où son expérience psychique exige un phénomène d’expression déterminé, il met à la place un mouvement d'expression tout à fait différent. C'est ainsi, par exemple, que si je me rends compte de son mensonge, ce n'est pas en me disant qu'il doit bien savoir que les choses ne sont pas telles qu'il les représente ou expose ou décrit : dans certaines circonstances, je suis capable de percevoir directement son mensonge, de surprendre pour ainsi dire l'acte par lequel il ment. Je puis aussi dire raisonnablement à quelqu'un : « vous voulez dire autre chose que ce que vous dites ; vous vous exprimez mal » : c'est-à-dire que je saisis le sens de ce qu'il voulait dire, sens qui ne découle certainement pas de ses paroles, car s'il en était ainsi, je ne pourrais pas les corriger conformément à l'intention que j'attribue d'avance à leur auteur."
Max Scheler, Nature et Forme de la sympathie, 1913, trad. M. Lefebvre, Petite Bibliothèque Payot, p. 353-355.
Date de création : 14/01/2012 @ 17:50
Dernière modification : 30/04/2017 @ 16:26
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