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Texte à méditer :  Soyez philosophe ; mais, au milieu de toute votre philosophie, soyez toujours un homme.  David Hume
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L'autorité/le poids de la tradition

  "Ce qui a empêché les hommes de progresser dans les sciences et les a retenus comme sous l'effet d'un charme, c'est encore le respect de l'antiquité, l'autorité de ceux qui ont été regardés comme des maîtres en philosophie, et enfin le consentement général. Du consentement, nous avons parlé plus haut.
  Quant à l'antiquité, l'opinion que les hommes s'en forment est tout à fait superficielle et ne s'accorde guère avec le mot lui-même. C'est en effet la vieillesse et le grand âge du monde qui doivent être tenus pour la véritable antiquité ; et il faut les attribuer à notre époque, non à l'âge plus jeune du monde, qui fut celui des anciens. Car cet âge qui par rapport à nous est le plus ancien et le plus avancé, fut par rapport au monde lui-même le plus nouveau et le plus précoce. Et, en vérité, de même que nous attendons une plus grande connaissance dans les choses humaines et un jugement plus mûr d'un vieillard, plutôt que d'un jeune homme , à cause de son expérience, de la variété et du nombre des choses qu'il a vues, entendues et pensées ; de même, il convient d'attendre de notre époque (si elle connaissait ses forces et voulait les éprouver et les étendre) de bien plus grandes choses que des premiers temps ; pour autant qu'elle est un âge plus avancé du monde, augmenté et enrichi d'une infinité d'expériences et d'observations.

  Et, ne l'oublions pas, par les voyages et les navigations lointaines (qui se sont multipliées de nos temps) de nombreuses choses dans la nature ont été révélées et découvertes, qui peuvent répandre une lumière nouvelle pour la philosophie. Bien plus, ce serait une honte pour les hommes que les régions du globe matériel, c'est-à-dire de la terre, de la mer, des astres, aient à notre époque été largement découvertes et explorées, et que les limites du globe intellectuel restent renfermées dans le cercle étroit des inventions des anciens.
  Quant aux auteurs, il faut beaucoup de pusillanimité pour leur accorder infiniment et dénier ses droits à l'auteur des auteurs, à l'auteur de toute autorité, je veux dire le Temps. C'est à juste titre qu'on dit la Vérité fille du Temps et non de l'Autorité. On ne s'étonnera donc pas que ces sortilèges de l'antiquité, des auteurs et du consentement, aient paralysé le génie des hommes, au point que, comme par un mauvais sort, ils n'ont pu se familiariser avec les choses elles-mêmes."

 

Francis Bacon, Novum Organum, 1620, Livre I, § 84, tr. fr. M. Malherbe et J.-M. Pousseur, PUF, 1986, p. 144-145.



  "Il me semble découvrir en Sarsi[1] la ferme croyance qu'il est indispensable, en philosophant, de s'appuyer sur l'autorité de quelque auteur célèbre, comme si notre intelligence, à moins de se marier au raisonnement d'autrui, devait demeurer entièrement stérile et inféconde ! Peut-être croit-il que la philosophie est un livre, un produit de la fantaisie humaine, comme l'Iliade et l'Orlando furioso[2] œuvres dans lesquelles ce qui importe le moins, c'est que ce qui y est écrit soit vrai. Il n'en est point ainsi, seigneur Sarsi. La philosophie est écrite dans ce livre immense qui se tient continuellement ouvert sous nos yeux, l'univers, veux-je dire, et qui ne se peut comprendre si l'on n'a préalablement appris à en comprendre la langue, et à connaître les caractères employés pour récrire. Ce livre est écrit dans la langue mathématique ; ses caractères sont des triangles, des cercles, et d'autres figures géométriques, sans l'intermédiaire desquels il est impossible d'en comprendre humainement un seul mot."

 

Galilée, L'essayeur, 1623.


[1] Sarsi est le pseudonyme du jésuite Orazio Grassi, qui écrivit une dissertation contre le Discours sur les comètes écrit par l'élève de Galilée, Mario Guidicci (1619), dissertation à laquelle Galilée répond dans L'Essayeur (Il Saggiatore).
[2] Orlando Furioso (ou Roland furieux) est un poème épique comptant plus de 38 000 vers composé par Ludovico Ariosto, dit « l'Arioste ». L'ouvrage, dont la rédaction a commencé en 1503, a connu une première publication en 1516, puis a été repris et développé en 1521 et achevé en 1532.



  "Dans les matières où l'on recherche seulement de savoir ce que les auteurs ont écrit, comme dans l'histoire, dans la géographie, dans la jurisprudence, dans les langues et surtout dans la théologie, et enfin dans toutes celles qui ont pour principe, ou le fait simple, ou l'institution divine ou humaine, il faut nécessairement recourir à leurs livres, puisque tout ce que l'on en peut savoir y est contenu : d'où il est évident que l'on peut en avoir la connaissance entière, et qu'il n'est pas possible d'y rien ajouter.
  S'il s'agit de savoir qui fut premier roi des Français, en quel lieu les géographes placent le premier méridien, quels mots sont usités dans une langue morte, et toutes les choses de cette nature, quels autres moyens que les livres pourraient nous y conduire ? Et qui pourra rien ajouter de nouveau à ce qu'ils nous en apprennent, puisqu'on ne veut savoir que ce qu'ils contiennent ?
  C'est l'autorité seule qui nous en peut éclaircir. Mais où cette autorité a la principale force, c'est dans la théologie, parce qu'elle y est inséparable de la vérité, et que nous ne la connaissons que par elle : de sorte que pour donner la certitude entière des matières les plus incompréhensibles à la raison, il suffit de les faire voir dans les livres sacrés, comme, pour montrer l'incertitude des choses les plus vraisemblables, il faut seulement faire voir qu'elles n'y sont pas comprises; parce que ses principes sont au-dessus de la nature et de la raison, et que, l'esprit de l'homme étant trop faible pour y arriver par ses propres efforts, il ne peut parvenir à ces hautes intelligences s'il n'y est porté par une force toute-puissante et surnaturelle.
  Il n'en est pas de même des sujets qui tombent sous les sens ou sous le raisonnement : l'autorité y est inutile ; la raison seule a lieu d'en connaître. Elles ont leurs droits séparés : l'une avait tantôt tout l'avantage ; ici l'autre règne à son tour. Mais comme les sujets de cette sorte sont proportionnés à la portée de l'esprit, il trouve une liberté tout entière de s'y étendre : sa fécondité inépuisable produit continuellement, et ses inventions peuvent être tout ensemble sans fin et sans interruption… C'est ainsi que la géométrie, l'arithmétique, la musique, la physique, la médecine, l'architecture, et toutes les sciences qui sont soumises à l'expérience et au raisonnement, doivent être augmentées pour devenir parfaites. Les anciens les ont trouvées seulement ébauchées par ceux qui les ont précédés ; et nous les laisserons à ceux qui viendront après nous en un état plus accompli que nous ne les avons reçues. Comme leur perfection dépend du temps et de la peine, il est évident qu'encore que notre peine et notre temps nous eussent moins acquis que leurs travaux, séparés des nôtres, tous deux néanmoins joints ensemble doivent avoir plus d'effet que chacun en particulier.

  L'éclaircissement de cette différence nous doit faire plaindre l'aveuglement de ceux qui rapportent la seule autorité pour preuve dans les matières physiques, au lieu du raisonnement ou des expériences, et nous donner de l'horreur pour la malice des autres, qui emploient le raisonnement seul dans la théologie, au lieu de l'autorité de l'Écriture et des Pères."


Pascal, Préface au Traité du Vide, 1651, GF, 1985, p. 57-59.



  "Une autre chose dont je suis fortement persuadé c'est que dans le discours suivant je ne me suis point fait une affaire d'abandonner ou de suivre l'autorité de qui que ce soit. La vérité a été mon unique but. Partout où elle a paru me conduire, je l'ai suivie sans aucune prévention, et sans me mettre en peine si quelque autre avait suivi ou non le même chemin. Ce n'est pas que je n'aie pas de respect pour les sentiments des autres hommes : mais la vérité doit être respectée par-dessus tout ; et j'espère qu'on ne me taxera pas de vanité, si je dis que nous ferions peut-être de plus grands progrès dans la connaissance des  choses, si nous allions à la source, je veux dire à l'examen des choses mêmes ; et que nous nous fissions une affaire de chercher la vérité en suivant nos propres pensées, plutôt que celles des autres hommes. Car je crois que nous pouvons espérer avec autant de fondement de voir par les yeux d'autrui, que de connaître les choses par l'entendement des autres hommes. Plus nous connaissons la vérité et la raison par nous-mêmes, plus nos connaissances sont réelles et véritables. Pour les opinions des autres hommes, si elles viennent à rouler et à flotter, pour ainsi dire, dans notre esprit, elles ne contribuent en rien à nous rendre plus intelligents, quoique d'ailleurs elles soient conformes à lu vérité. Tandis que nous n'embrassons ces opinions que par respect pour le nom de leurs auteurs, et que nous n'employons point notre raison, comme eux, à comprendre ces vérités, dont la connaissance les a rendus si illustres dans le monde, ce qui en eux était véritable science, n'est en nous que pur entêtement. Aristote était sans doute un très habile homme, mais personne ne s'est encore avisé de le juger tel, parce qu'il embrassait aveuglément et soutenait avec confiance les sentiments d'autrui. Et s'il n'est pas devenu philosophe en recevant sans examen les principes des savants qui l'ont précédé, je ne vois pas que personne puisse le devenir par ce moyen-là. Dans les sciences, chacun ne possède qu'autant qu'il a de connaissances réelles, dont il comprend lui-même les fondements. C'est là son véritable trésor le fond qui lui appartient en propre, et dont il se peut dire le maître. Pour ce qui est dès choses qu'il croit et reçoit simplement sur la foi d'autrui, elles ne sauraient entrer en ligne de compte : ce ne sont que des lambeaux, entièrement inutiles à ceux qui les ramassent, quoiqu'ils vaillent leur prix étant joints à la pièce d'où ils ont été détachés : monnaie d'emprunt, toute pareille à ces pièces enchantées qui paraissent de l'or entre les mains de celui dont on les reçoit, mais qui deviennent des feuilles, ou de la cendre dès qu'on vient à s'en servir."

 

John Locke, Essai sur l'entendement humain, 1689 Livre I, chapitre 3, § 23, tr. fr. Pierre Coste, Le Livre de Poche, p. 210-211.


 

  "L'Antiquité donna toujours du poids et de la solidité aux opinions des hommes. Des institutions, des usages, des coutumes, des systèmes qui ont duré longtemps leur paraissent inviolables et sacrés ; tout ce qui remonte à un temps immémorial leur semble mériter de l’estime ; ils ont pour ce qui est ancien la même vénération que pour la vieillesse, qu’ils supposent toujours enrichie d’expériences et de lumières ; ils se persuadent que leurs Pères, évidemment ignorants et sauvages, étaient plus éclairés qu’eux-mêmes : ils supposent que leurs prédécesseurs ont avant eux pesé très mûrement les choses, que leurs Institutions portent les empreintes de la sagesse et de la vérité : en un mot, ils s’imaginent que ce que leurs Ancêtres ont jugé convenable ne peut être ni altéré ni anéanti sans crime et sans danger. Les hommes se regardent comme dans une minorité perpétuelle ; ils s’en rapportent aveuglément aux décisions de ceux qui sont plus âgés qu’eux. C'est ainsi que les nations furent toujours les dupes de l'antiquité ; elles croient que leurs fondateurs ont été plus sages, plus habiles, plus vertueux que leur postérité ; la paresse et l’ignorance des hommes font qu’ils commencent à se dégrader plutôt que de chercher des remèdes à leurs peines. Ce n’est que sur ces préjugés que ce fonde l’opinion « que le monde va toujours en empirant ; que les mœurs dégénèrent ; que nous ne devons pas nous croire plus sages que nos pères ; qu’il ne faut point toucher aux usages reçus, que les institutions antiques sont sacrées, qu’il ne faut rien changer et que toute innovation est dangereuse. » Telles sont les maximes futiles que l’on entend répéter sans cesse et qui se trouvent souvent dans la bouche même des personnes éclairées. Ces faux principes, déjà enracinés dans l’esprit du vulgaire, reçoivent des forces continuelles de la part des Gouvernements, dont les vues sont souvent trop bornées pour sentir la conséquence des préjugés invétérés et pour en chercher les vrais remèdes, ou qui se croient intéressés à laisser subsister des abus dont ils se flattent de recueillir les fruits. Ne rien changer, ne rien innover sont des maximes, ou de la stupidité, ou de la tyrannie qui ne veut point se corriger."
 
Paul-Henri Thiry D'Holbach, Essai sur les préjugés, 1770, Chapitre V, in Œuvres philosophiques complètes, tome II, Éditions Alive, 1999, p. 44.


  "Si l’homme était forcé de se prouver à lui-même toutes les vérités dont il se sert chaque jour, il n’en finirait point ; il s’épuiserait en démonstrations préliminaires sans avancer ; comme il n’a pas le temps, à cause du court espace de la vie, ni la faculté, à cause des bornes de son esprit, d’en agir ainsi, il en est réduit à tenir pour assurés une foule de faits et d’opinions qu’il n’a eu ni le loisir ni le pouvoir d’examiner et de vérifier par lui-même, mais que de plus habiles ont trouvés ou que la foule adopte. C’est sur ce premier fondement qu’il élève lui-même l’édifice de ses propres pensées. Ce n’est pas sa volonté qui l’amène à procéder de cette manière ; la loi inflexible de sa condition l’y contraint.
  Il n’y a pas de si grand philosophe dans le monde qui ne croie un million de choses sur la foi d’autrui, et qui ne suppose beaucoup plus de vérités qu’il n’en établit.
  Ceci est non seulement nécessaire, mais désirable. Un homme qui entreprendrait d’examiner tout par lui-même ne pourrait accorder que peu de temps et d’attention à chaque chose ; ce travail tiendrait son esprit dans une agitation perpétuelle qui l’empêcherait de pénétrer profondément dans aucune vérité et de se fixer avec solidité dans aucune certitude. Son intelligence serait tout à la fois indépendante et débile. Il faut donc que, parmi les divers objets des opinions humaines, il fasse un choix et qu’il adopte beaucoup de croyances sans les discuter, afin d’en mieux approfondir un petit nombre dont il s’est réservé l’examen.
  Il est vrai que tout homme qui reçoit une opinion sur la parole d’autrui met son esprit en esclavage ; mais c’est une servitude salutaire qui permet de faire un bon usage de la liberté.
  Il faut donc toujours, quoiqu’il arrive, que l’autorité se rencontre quelque part dans le monde intellectuel et moral. Sa place est variable, mais elle a nécessairement une place."

 

Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, 1840, II, Première partie, Chapitre II, GF, 1981, p. 15-16.



  "Se mettre dans la tradition et se tenir dans la tradition, tel est manifestement le chemin de la vérité qu'il s'agit de trouver en sciences humaines. Et toute critique que nous pouvons faire de la tradition en tant qu'historiens ne sert finalement qu'à nous rattacher à la véritable tradition dans laquelle nous nous tenons. Le fait d'être conditionné n'est donc pas un empêchement de la connaissance historique, mais un moment de la vérité elle-même. Elle doit elle-même être pensée si l'on ne veut pas y succomber de manière arbitraire. Ce qui compte ici d'un point de vue « scientifique », c'est justement de détruire le fantôme d'une vérité qui serait indépendante du point de vue de celui qui connaît. C'est là la marque de notre finitude, dont il est indispensable de prendre conscience si l'on veut se prémunir contre l'illusion. La foi naïve en l'objectivité de la méthode historique était une telle illusion. Mais ce qui vient la remplacer, ce n'est pas un relativisme las, car ce que nous sommes et ce que nous pouvons entendre du passé n'est ni arbitraire ni aléatoire.
  Ce que nous connaissons par l'histoire, c'est en fin de compte nous-mêmes. La connaissance en sciences humaines a toujours quelque chose d'une connaissance de soi. Nulle part la tromperie n'est-elle plus facile et plus naturelle que dans la connaissance de soi, mais nulle part ne signifie-t-elle autant pour l'être de l'homme, cette connaissance de soi, que lorsqu'elle réussit. En sciences humaines, ce qu'il s'agit d'apprendre de la tradition historique, ce n'est pas seulement ce que nous sommes tels que nous nous connaissons déjà, mais justement quelque chose d'autre, notamment recevoir d'elle une impulsion qui nous transporte au-delà de nous-mêmes. Ici, ce n'est pas ce qui ne fait pas problème et ce qui vient seulement satisfaire les attentes de notre recherche qu'il faut encourager. Il faut plutôt découvrir, et contre nous-mêmes, d'où peuvent provenir de nouvelles impulsions."

 

Hans-Georg Gadamer, "La vérité dans les sciences humaines", 1953, tr. fr. Jean Grondin, in La philosophie herméneutique, PUF, 1996.



  "Assurément qu’il n’y a que des sociétés dans l’histoire : sans doute même est-ce que la répétition pure est rigoureusement impossible à l’homme. Reste que cette donnée irrécusable, les sociétés humaines se sont employées, sur la plus longue partie de leur parcours, à la refouler méthodiquement, à la recouvrir ou à la contenir — non sans efficacité du reste. Car si cela ne les a pas empêchées de changer continûment, malgré qu’en aient leur agents, cela les a voués par contre à un rythme de changement très lent. L’essence primitive du fait religieux est toute dans cette disposition contre l’histoire. La religion à l’état pur, elle se ramasse dans cette division des temps qui place le présent dans une absolue dépendance envers le passé mythique et qui garantit l’immuable fidélité de l’ensemble des activités humaines à leur vérité inaugurale en même temps qu’elle signe la dépossession sans appel des acteurs humains vis-à-vis de ce qui confère matérialité et sens aux faits et gestes de leur existence. Co-présence à l’origine et disjonction d’avec le moment d’origine, exacte et constante conformité à ce qui a été une fois pour toutes fondé et séparation d’avec le fondement : on a dans l’articulation de ce conservatisme radical à la fois la clé du rapport religion-société et le secret de la nature du religieux."


Marcel Gauchet, Le Désenchantement du monde, 1985, Folio essais, 2005, p. 48-49.


 

Date de création : 14/03/2012 @ 17:44
Dernière modification : 10/01/2019 @ 18:50
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