"Si c'est de force qu'elle [Hélène] a été enlevée, cette force s'exerça illégalement et violence lui fut injustement faite: alors, il est évident que son ravisseur lui fit injustement violence, et qu'elle eut l'infortune d'avoir été ravie après avoir été violentée. Le barbare qui a exécuté cette barbare entreprise mérite d'être condamné en procès par la loi, par la parole et par l'action : par la loi à perdre ses droits civiques, par la parole à perdre son procès, et par l'action à subir le châtiment. Quant à Hélène, contrainte par la force, privée de sa patrie, arrachée à ses proches, comment à juste titre ne la plaindrions-nous pas, plutôt que de l'injurier? Son ravisseur a accompli des choses terribles, qu'elle n'a fait que subir. Ayons-la en pitié, ayons-le en horreur.
Mais si c'est le discours qui l'a persuadée et a abusé son âme, il n'est pas non plus difficile de la défendre contre cette éventualité et de La laver de l'accusation portée Contre elle, de la manière suivante. Discours est un grand tyran qui porte à leur achèvement les actions divines en de microscopiques éléments matériels qui sont perceptibles. Il a la force de mettre un terme à la peur, d'apaiser la douleur, de produire la liesse, et d'inciter à la pitié. C'est ce que je vais maintenant montrer.
II faut précisément que je le démontre à l'opinion des auditeurs. Je pense que toute poésie est un discours qui possède de la mesure, et je la dénomme ainsi. Ses auditeurs sont pénétrés de la crainte entourée d'un cortège de terreur, de la pitié qui fait verser d'abondantes larmes, de l'idéal qui éveille la nostalgie ; sous l'effet des paroles, l'âme éprouve une passion qui lui est propre à l'évocation des heureuses fortunes et des malheurs propres aux gestes et aux personnes des autres gens."
Gorgias, Éloge d'Hélène, 1, § 7-9, tr. fr. Dumont, in Les Écoles présocratiques, Folio essais, 1991, p. 711-712.
"[…] le discours est un tyran très puissant ; cet élément matériel d'une extrême petitesse et totalement invisible porte à leur plénitude les œuvres divines : car la parole peut faire cesser la peur, dissiper le chagrin, exciter la joie, accroître la pitié. Comment ? Je vais vous le montrer.
C'est à l'opinion des auditeurs qu'il me faut le montrer. Je considère que toute poésie n'est autre qu'un discours marqué par la mesure, telle est ma définition. Par elle, les auditeurs sont envahis du frisson de la crainte, ou pénétrés de cette pitié qui arrache les larmes ou de ce regret qui éveille la douleur, lorsque sont évoqués les heurs et les malheurs que connaissent les autres dans leurs entreprises ; le discours provoque en l'âme une affection qui lui est propre. Mais ce n'est pas tout ! Je dois maintenant passer à d'autres arguments.
Les incantations enthousiastes nous procurent du plaisir par l'effet des paroles, et chassent le chagrin. C'est que la force de l'incantation, dans l'âme, se mêle à l'opinion, la charme, la persuade et, par sa magie, change ses dispositions. De la magie et de la sorcellerie sont nés deux arts qui produisent en l'âme les erreurs et en l'opinion les tromperies.
Nombreux sont ceux, qui sur nombre de sujets, ont convaincu et convainquent encore nombre de gens par la fiction d'un discours mensonger. Car si tous les hommes avaient en leur mémoire le déroulement de tout ce qui s'est passé, s'ils [connaissaient] ; tous les événements présents, et, à l'avance, les événements futurs, le discours ne serait pas investi d'une telle puissance ; mais lorsque les gens n'ont pas la mémoire du passé, ni la vision du présent, ni la divination de l'avenir, il a toutes les facilités. C'est pourquoi, la plupart du temps, la plupart des gens confient leur âme aux conseils de l'opinion. Mais l'opinion est incertaine et instable, et précipite ceux qui en font usage dans des fortunes incertaines et instables. 12. Dès lors, quelle raison empêche qu'Hélène aussi soit tombée sous le charme d'un hymne, à cet âge où elle quittait la jeunesse ? Ce serait comme si elle avait été enlevée et violentée. Car le discours persuasif a contraint l'âme qu'il a persuadée, tant à croire aux discours qu'à acquiescer aux actes qu'elle a commis. C'est donc l'auteur de la persuasion, en tant qu'il est cause de contrainte, qui est coupable ; mais l'âme qui a subi la persuasion a subi la contrainte du discours, aussi est-ce sans fondement qu'on l'accuse.
Que la persuasion, en s'ajoutant au discours, arrive à imprimer jusque dans l'âme tout ce qu'elle désire, il faut en prendre conscience. Considérons en premier lieu les discours des météorologues : en détruisant une opinion et en en suscitant une autre à sa place, ils font apparaître aux yeux de l'opinion des choses incroyables et invisibles. En second lieu, considérons les plaidoyers judiciaires qui produisent leur effet de contrainte grâce aux paroles : c'est un genre dans lequel un seul discours peut tenir sous le charme et persuader une foule nombreuse, même s'il ne dit pas la vérité, pourvu qu'il ait été écrit avec art. En troisième lieu, considérons les discussions philosophiques : c'est un genre de discours dans lequel la vivacité de la pensée se montre capable de produire des retournements dans ce que croit 1'opinion.
Il existe une analogie entre la puissance du discours à l'égard de l'ordonnance de l'âme et l'ordonnance des drogues à l'égard de la nature des corps. De même que certaines drogues évacuent certaines humeurs, et d'autres drogues, d'autres humeurs, que les unes font cesser la maladie, les autres la vie, de même il y a des discours qui affligent, d'autres qui enhardissent leurs auditeurs, et d'autres qui, avec l'aide maligne de Persuasion, mettent l'âme dans la dépendance de leur drogue et de leur magie."
Gorgias, Éloge d'Hélène, 1, § 8-14, tr. fr. Dumont, in Les Écoles présocratiques, Folio essais, 1991, p. 711-713.
"Il faut donc avoir sur la parole la même opinion que sur les autres occupations, ne pas juger différemment les choses semblables et ne pas montrer d’hostilité contre celle des facultés naturelles de l’homme qui lui a valu le plus de bien. En effet, comme je l’ai déjà dit, de tous nos autres caractères aucun ne nous distingue des animaux. Nous sommes même inférieurs à beaucoup sous le rapport de la rapidité, de la force, des autres facilités d’action. Mais, parce que nous avons reçu le pouvoir de nous convaincre mutuellement et de faire apparaître clairement à nous-mêmes l’objet de nos décisions, non seulement nous nous sommes débarrassés de la vie sauvage, mais nous nous sommes réunis pour construire des villes ; nous avons fixé des lois ; nous avons découvert des arts ; et, presque toutes nos inventions, c’est la parole qui nous a permis de les conduire à bonne fin. C’est la parole qui a fixé les limites légales entre la justice et l’injustice, entre le mal et le bien ; si cette séparation n’avait pas été établie, nous serions incapables d’habiter les uns près des autres. C’est par la parole que nous confondons les gens malhonnêtes et que nous faisons l’éloge des gens de bien. C’est grâce à la parole que nous formons les esprits incultes et que nous éprouvons les intelligences ; car nous faisons de la parole précise le témoignage le plus sûr de la pensée juste ; une parole vraie, conforme à la loi et à la justice, est l’image d’une âme saine et loyale. C’est avec l’aide de la parole que nous discutons des affaires contestées et que nous poursuivons nos recherches dans les domaines inconnus. Les arguments par lesquels nous convainquons les autres en parlant sont les mêmes que nous utilisons lorsque nous réfléchissons ; nous appelons orateurs ceux qui sont capables de parler devant la foule, et nous considérons comme de bon conseil ceux qui peuvent, sur les affaires, s’entretenir avec eux-mêmes de la façon la plus judicieuse. En résumé, pour caractériser ce pouvoir, nous verrons que rien de ce qui s’est fait avec intelligence n’a existé sans le concours de la parole : la parole est le guide de toutes nos actions comme de toutes nos pensées ; on a d’autant recours à elle que l’on a plus d’intelligence."
Isocrate, "Éloge de la parole", in Discours, Tome 3, Les Belles Lettres, 1966, p. 165-166.
"Heumpty Deumpty prit en main le calepin et le regarda très attentivement : "Cela, commença t-il à dire, me paraît être exact."
- Vous le tenez à l'envers ! s'exclama Alice.
- C'est, ma foi, vrai ! reconnut gaîment, tandis qu'elle lui remettait le calepin dans le bon sens, Heumpty Deumpty. Ça m'avait l'air un peu bizarre. Comme je le disais, cela me paraît être exact… encore que je n'aie présentement le temps de vérifier de fond en comble… et cela vous montre qu'il y a trois cent-quatre jours où vous pourriez recevoir des présents d'an-anniversaire…
- Certes, admit Alice.
- Et un jour seulement réservé aux présents d'anniversaire, évidemment. Voilà de la gloire pour vous !
- Je ne sais ce que vous entendez par "gloire", dit Alice.
Heumpty Deumpty sourit d'un air méprisant.
- Bien sûr que vous ne le savez pas, puisque je ne vous l'ai pas encore expliqué. J'entendais par là : "Voilà pour un bel argument sans réplique !"
- Mais "gloire" ne signifie pas "bel argument sans réplique", objecta Alice.
- Lorsque moi j'emploie un mot, répliqua Heumpty Deumpty d'un ton de voix quelque peu dédaigneux, il signifie exactement ce qu'il me plaît qu'il signifie… ni plus, ni moins.
- La question, dit Alice est de savoir si vous avez le pouvoir que les mots signifient autre chose que ce qu'ils veulent dire.
- La question riposta Heumpty Deumpty, est de savoir qui sera le maître… un point, c'est tout.
Alice était trop déconcertée pour ajouter quoi que ce fût. Au bout d'une minute Heumpty Deumpty reprit :
- Ils ont un de ces caractères ! Je parle de certains d'entre eux – en particulier des verbes (ce sont les plus orgueilleux). Les adjectifs, vous pouvez en faire tout ce qu'il vous plaît, mais les verbes ! Néanmoins, je suis en mesure de les mettre au pas, tous autant qu'ils sont ! Impénétrabilité : voilà ce que, moi, je déclare !
- Voudriez-vous, je vous prie, me dire, s'enquit Alice, ce que cela signifie ?
- Vous parler maintenant en petite fille raisonnable, dit Heumpty Deumpty, l'air très satisfait. Par "impénétrabilité", j'entends que nous avons assez parlé sur ce sujet, et que vous feriez bien de m'apprendre ce que vous avez l'intention de faire à présent, si, comme je le suppose, vous ne pas à rester ici jusqu'à la fin de vos jours.
- C'est faire signifier vraiment beaucoup à un seul mot, fit observer, d'un ton méditatif, Alice.
- Lorsque j'exige d'un mot pareil effort, dit Heumpty Deumpty, je lui octroie toujours une rémunération supplémentaire.
- Oh ! dit Alice. Elle était trop ébaubie pour faire une autre remarque.
- Ah ! poursuivit, en hochant gravement la tête, Heumpty Deumpty, j'aimerais que vous les voyiez, les mots, le samedi soir, s'assembler autour de moi – pour toucher leur rémunération, savez-vous bien.
(Alice n'osa lui demander avec quoi il les payait ; je ne saurais donc moi-même vous le dire.)"
Lewis Carroll, De l'autre côté du miroir, 1872, tr. fr. Henri Parisot, GF, 1979, p. 280-281.
"Le traitement psychanalytique ne comporte qu'un échange de paroles entre l'analysé et le médecin. Le patient parle, raconte les évènements de sa vie passée et ses impressions présentes, se plaint, confesse ses désirs et ses émotions. Le médecin s'applique à diriger la marche des idées du patient, éveille ses souvenirs, oriente son attention dans certaines directions, lui donne des explications et observe les réactions de compréhension ou d'incompréhension qu'il provoque ainsi chez le malade.
L'entourage inculte de nos patients, qui ne s'en laisse imposer que par ce qui est visible et palpable, de préférence par des actes tels qu'on en voit se dérouler sur l'écran du cinématographe, ne manque jamais de manifester son doute quant à l'efficacité que peuvent avoir de « simples discours », en tant que moyen de traitement. Cette critique est peu judicieuse et illogique. Ne sont-ce pas les mêmes gens qui savent d'une façon certaine que les malades « s'imaginent » seulement éprouver tels ou tels symptômes ?
Les mots faisaient primitivement partie de la magie, et de nos jours encore le mot garde encore beaucoup de sa puissance de jadis. Avec des mots un homme peut rendre son semblable heureux ou le pousser au désespoir, et c'est à l'aide de mots que le maître transmet son savoir aux élèves, qu'un orateur entraîne ses auditeurs et détermine leurs jugements et décisions. Ne cherchons donc pas à diminuer la valeur que peut présenter l'application de mots à la psychothérapie et contentons nous d'assister en auditeurs à l'échange de mots qui à lieu entre l'analyste et le malade."
Sigmund Freud, Introduction à la psychanalyse, 1917, "Introduction", trad. S. Jankélévitch, Payot, 1987, p. 7-8.
"Les mots faisaient primitivement partie de la magie, et de nos jours encore le mot garde beaucoup de sa puissance de jadis. Avec des mots, un homme peut rendre son semblable heureux ou le pousser au désespoir, et c'est à l'aide de mots que le maître transmet son savoir à ses élèves, qu'un auditeur entraîne ses auditeurs et détermine leurs jugements et décisions. Les mots provoquent des émotions et constituent pour les hommes le moyen général de s'influencer réciproquement."
Sigmund Freud, Introduction à la psychanalyse, 1916, tr. fr. S. Jankélévitch, Payot, 1965, p.7-8.
"Le mythe et le langage sont en contact perpétuel et réciproque, ils se portent et se conditionnent l’un l’autre. On trouve, à côté du sortilège par l'image, le sortilège du mot et du nom, qui constitue une partie intégrante de la vision magique du monde. Mais, ici comme ailleurs, l'hypothèse décisive est que le mot et le nom n'ont pas simplement une fonction de représentation et qu'ils renferment au contraire l'objet lui-même avec ses forces réelles. Le mot et le nom, eux non plus, ne désignent pas et ne signifient pas – il, sont et ils agissent. La matière sensible elle-même à partir de laquelle le langage se constitue, toute extériorisation de la voix humaine comme telle, contiennent déjà en elles une puissance particulière sur les choses. Il est bien connu que, chez les peuples « primitifs », les événements menaçants et les catastrophes sont détournés et « conjurés » par des chants, de simples cris et des appels. On tente ainsi de chasser les éclipses de lune ou de soleil, les violentes tempêtes et les orages par des cris et du bruit. Mais la force mythique et magique du langage n'apparaît véritablement que lorsqu'il se présente déjà sous la forme d'un son articulé. Le mot ainsi formé est un individu bien délimité : il est aussi maître d'un domaine particulier de l'être, une sphère individuelle sur laquelle il règne et gouverne sans partage. C'est en particulier le nom propre qui est ainsi rattaché par des liens mystérieux à l'originalité de l'essence. Nous sommes nous aussi encore frappés par cette timidité caractéristique devant le nom propre, par le sentiment qu'il n'est pas extérieurement accroché à l'homme et qu'il lui « appartient » en quelque mesure. Comme dit Goethe dans un passage célèbre de Poésie et vérité : « Le nom propre d'un homme n'est pas comme un manteau qui pend autour de lui, et qu'on peut toujours tirailler et arracher, mais un vêtement parfaitement adapté, quelque chose comme une peau qui l'a recouvert entièrement, et qu'on ne peut gratter ou écorcher sans le blesser lui-même. » Mais, pour la pensée mythique originaire, le nom est encore plus que cette peau : le nom exprime l'intérieur de l'homme, ce qu'il a d'essentiel, il « est » exactement cet intérieur. Le nom et la personnalité se confondent ici.
[…]
En Égypte, dans cette terre classique de la magie et des sortilèges onomastiques[1] qui a le mieux marqué ce trait dans l'histoire de sa religion, on affirme non seulement que l'univers fut créé par le Logos divin, mais encore que le premier dieu lui-même fut produit par la force contraignante de son propre nom : au début était le nom, qui a aussitôt fait sortir l'être entier de soi, y compris l'être divin. Celui qui connaît le vrai nom d'un dieu ou d'un démon possède aussi de ce fait, et sans limites, la puissance de celui qui le porte : une légende égyptienne raconte qu'Isis, la grande magicienne, contraignit par la ruse Râ, le dieu-soleil, à lui dévoiler son nom et qu'elle acquit ainsi la suprématie sur lui et tous les autres dieux."
Ernst Cassirer, La philosophie des formes symboliques, Tome 2 : la pensée mythique, 1925, Les Éditions de Minuit, 1999, p. 62-64.
[1] L'onomastique (du grec onoma, nom) est la science qui étudie les noms propres.
"La force qui a mis en branle les grandes avalanches historiques dans le domaine politique ou religieux, fut seulement, de temps immémorial, la puissance magique de la parole parlée. La grande masse d'un peuple se soumet toujours à la puissance de la parole. Et tous les grands mouvements sont des mouvements populaires, des éruptions volcaniques de passions humaines et d'états d'âme, soulevées ou bien par la cruelle déesse de la misère ou bien par les torches de la parole jetée au sein des masses, - jamais par les jets de limonade de littérateurs esthétisants et de héros de salon.
Seule, une tempête de passion brûlante peut changer le destin des peuples ; mais seul peut provoquer la passion celui-là qui la porte en lui-même. Elle seule octroie à ses élus les paroles qui, comme des coups de marteaux, ouvrent les portes du cœur d'un peuple. Celui qui ne connaît pas la passion, celui dont la bouche est close, celui-là n'est pas élu par le ciel pour proclamer sa volonté."
Adolphe Hitler, Mein Kampf - Mon Combat, 1924, tr. fr. J. Gaudefroy-Demombynes et A. Calmettes, Nouvelles éditions latines, 1934, p. 111.
"La question naïve du pouvoir des mots est logiquement impliquée dans la suppression initiale de la question des usages du langage, donc des conditions sociales d'utilisation des mots. Dès que l'on traite le langage comme un objet autonome, acceptant la séparation radicale que faisait Saussure entre la linguistique interne et la linguistique externe, entre la science de la langue et la science des usages sociaux de la langue, on se condamne à chercher le pouvoir des mots dans les mots, c'est-à-dire là où il n'est pas ; en effet, la force d'illocution des expressions (illocutionary force) ne saurait être trouvée dans les mots mêmes, comme les « performatifs », dans lesquels elle est indiquée – ou mieux représentée – au double sens. Ce n'est que par exception – c'est-à-dire dans les situations abstraites et artificielles de l'expérimentation – que les échanges symboliques se réduisent à des rapports de pure communication et que le contenu informatif du message épuise le contenu de la communication. Le pouvoir des paroles n'est autre chose que le pouvoir délégué du porte-parole, et ses paroles – c'est-à-dire, indissociablement, la matière de son discours et sa manière de parler - sont tout au plus un témoignage et un témoignage parmi d'autres de la garantie de délégation dont il est investi. […]
Essayer de comprendre linguistiquement le pouvoir des manifestations linguistiques, chercher dans le langage le principe de la logique et de l'efficacité du langage d'institution, c'est oublier que l'autorité advient au langage du dehors, comme le rappelle concrètement le skeptron que l'on tend, chez Homère, à l'orateur qui va prendre la parole. […]
La tentative d'Austin pour caractériser les énoncés performatifs doit ses limites, et aussi son intérêt, au fait qu'il ne fait pas exactement ce qu'il croit faire, ce qui l'empêche de le faire complètement : croyant contribuer à la philosophie du langage, il travaille à la théorie d'une classe particulière de manifestations symboliques dont le discours d'autorité n'est que la forme paradigmatique et qui doivent leur efficacité spécifique au fait qu'elles paraissent enfermer en elles-mêmes le principe d'un pouvoir résidant en réalité dans les conditions institutionnelles de leur production et de leur réception. La spécificité du discours d'autorité (cours professoral, sermon, etc.) réside dans le fait qu'il ne suffit pas qu'il soit compris (il peut même en certains cas ne pas l'être sans perdre son pouvoir), et qu'il n'exerce son effet propre qu'à condition d'être reconnu comme tel. Cette reconnaissance – accompagnée ou non de la compréhension – n'est accordée, sur le mode du cela va de soi, que sous certaines conditions, celles qui définissent l'usage légitime : il doit être prononcé par la personne légitimée à le prononcer, le détenteur du skeptron, connu et reconnu comme habilité et habile à produire cette classe particulière de discours, prêtre, professeur, poète, etc. ; il doit être prononcé dans une situation légitime, c'est-à-dire devant les récepteurs légitimes (on ne peut pas lire une poésie dadaïste à une réunion du Conseil des ministres) ; il doit enfin être énoncé dans les formes (syntaxiques, phonétiques, etc.) légitimes. […]
L'efficacité symbolique des mots ne s'exerce jamais que dans la mesure où celui qui la subit reconnaît celui qui l'exerce comme fondé à l'exercer ou, ce qui revient au même, s'oublie et s'ignore, en s'y soumettant, comme ayant contribué, par la reconnaissance qu'il lui accorde, à la fonder."
Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire, Fayard, 1982, p. 103-119.
"Si, comme le remarque Austin, il est des énonciations qui n'ont pas seulement pour rôle de « décrire un état de choses ou d'affirmer un fait quelconque », mais aussi d'exécuter une action, c'est que le pouvoir des mots réside dans le fait qu'ils ne sont pas prononcés à titre personnel par celui qui n'en est que le « porteur » : le porte-parole autorisé ne peut agir par les mots sur d'autres agents et, par l'intermédiaire de leur travail, sur les choses mêmes, que parce que sa parole concentre le capital symbolique[1] accumulé par le groupe qui l'a mandaté et dont il est le fondé de pouvoir. Les lois de la physique sociale n'échappent qu'en apparence aux lois de la physique et le pouvoir que détiennent certains mots d'ordre d'obtenir du travail sans dépense de travail - ce qui est l'ambition même de l'action magique - trouve son fondement dans le capital que le groupe a accumulé par son travail et dont la mise en œuvre efficace est subordonnée à tout un ensemble de conditions, celles qui définissent les rituels de la magie sociale. La plupart des conditions qui doivent être remplies pour qu'un énoncé performatif réussisse se réduisent à l'adéquation du locuteur - ou, mieux, de sa fonction sociale - et du discours qu'il prononce : un énoncé performatif est voué à l'échec toutes les fois qu'il n'est pas prononcé par une personne ayant le « pouvoir » de le prononcer, ou, plus généralement, toutes les fois que « les personnes ou circonstances particulières » ne sont pas « celles qui conviennent pour qu'on puisse invoquer la procédure en question », bref toutes les fois que le locuteur n'a pas autorité pour émettre les mots qu'il énonce. Mais le plus important est peut-être que la réussite de ces opérations de magie sociale que sont les actes d'autorité ou, ce qui revient au même, les actes autorisés, est subordonnée à la conjonction d'un ensemble systématique de conditions interdépendantes qui composent les rituels sociaux."
Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire, Éd. Fayard, 1982, p. 107-109.
[1] Le capital symbolique désigne le pouvoir que peut conférer à ses détenteurs la maîtrise de certains signes et de leur usage.
"Le principe selon lequel tout ce que l'on peut vouloir signifier peut être dit, et que j'appellerai « principe d'exprimabilité », est un principe important […]. Je l'expose ici brièvement, en particulier parce qu'il est possible d'en donner une fausse interprétation, ce qui le rendrait lui-même faux.
Il nous arrive bien souvent de vouloir en dire plus que nous ne disons effectivement. Si l'on me demande « Est-ce que vous allez au cinéma ce soir », je peux répondre « oui », mais il est bien évident, d'après le contexte que ce que je veux signifier, c'est bien : « oui, je vais au cinéma ce soir », et non pas « oui, il fait beau », ou « oui l'important c'est la rose ». De la même façon, je pourrais dire « je viendrai », entendant donner par là une promesse que je viendrai, comme cela serait le cas dans la phrase : « je promets de venir » où j'exprime littéralement ce que je veux signifier. Dans des exemples de ce genre, même si je ne dis pas exactement tout ce que j'entends signifier, il reste que j'ai toujours la possibilité de le faire ; et si jamais mon interlocuteur risque de ne pas me comprendre, je peux toujours me servir de cette possibilité. Mais il arrive bien souvent que je sois incapable d'exprimer exactement ce que j'entends signifier, quand bien même je le voudrais, et cela, soit parce que je ne maîtrise pas assez la langue dans laquelle je m'exprime (si je parle en espagnol par exemple), soit, au pire, que la langue que j'utilise n'a pas les mots ou les tournures qui me seraient nécessaires. Cependant, même si je me trouve dans l'un ou l'autre de ces deux cas, c'est-à-dire, dans l'impossibilité de fait de dire exactement ce que je veux signifier, je peux toujours, en principe, surmonter cette impossibilité. Je peux, en principe donc sinon en fait, améliorer ma connaissance de la langue ou bien, procédé plus radical, si, quelle que soit la langue utilisée, elle est inadéquate pour l'usage que je veux en faire ou simplement ne dispose pas des moyens qui me seraient nécessaires, je peux, toujours en principe, enrichir cette langue en y introduisant de nouveaux termes ou de nouvelles tournures. Toute langue dispose d'un ensemble fini de mots et de constructions syntaxiques au moyen desquels nous pouvons nous exprimer, mais si une langue donnée, ou même toute langue quelle qu'elle soit, oppose à l'exprimable une limite supérieure, s'il y a des pensées qu'elle ne permet pas d'exprimer, c'est là un fait contingent, et non une vérité nécessaire.
Nous pourrions formuler ce principe de la façon suivante : pour toute signification X, et pour tout locuteur L, chaque fois que L veut signifier (a l'intention de transmettre, désire communiquer, etc.) X, alors il est possible qu'il existe une expression E telle que E soit l'expression exacte ou la formulation exacte de X. Ceci peut être représenté de la façon suivante : (L) (X) (L veut signifier XP--3E) (E est l'expression exacte de X).
Deux erreurs d'interprétation de ce principe sont possibles, et pour les éviter il faut insister sur le fait que le principe d'exprimabilité n'implique aucunement qu'il soit toujours possible de trouver ou d'inventer une expression dont la forme produira sur les interlocuteurs tous les effets recherchés. Tels sont par exemple, les effets littéraires ou poétiques, les émotions, les croyances, etc. Il faut savoir distinguer ce qu'un locuteur a l'intention de signifier de certains types d'effets qu'il cherche à produire sur ses auditeurs. […]
D'autre part, le principe d'exprimabilité n'implique pas non plus que tout ce qui peut être dit puisse être compris par d'autres ; car cela exclurait la possibilité d'avoir un langage à soi, un langage qui soit logiquement incompréhensible pour tout autre que celui qui le parle."
John Searle, Les Actes de langage, 1969, trad. Hélène Pauchard, Hermann, 1972, p. 55-57.
Date de création : 24/09/2012 @ 18:31
Dernière modification : 11/02/2020 @ 19:09
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