"Qu'est-ce que la rhétorique ? Pour répondre à cette question, on peut se référer au traité de Quintilien sur la formation de l'orateur, qui consacre un chapitre aux diverses définitions proposées dans l'Antiquité (Institution oratoire, II, 15, Ier siècle ap. J.-C.). L'opinion la plus répandue consistait à définir la rhétorique comme le « pouvoir de persuader » (uis persuadendi). Globalement, cette définition signifiait que l'orateur est celui dont les discours savent emporter l'assentiment de l'auditoire et que la rhétorique est le moyen de parvenir à ce résultat. La persuasion en question s'effectue par la parole (et non pas, par exemple, par les seuls gestes, ou par l'argent, les drogues, le crédit, l'autorité). Elle s'exerce principalement dans le domaine du discours public, relatif à des questions « politiques » et « civiles » (c'est-à-dire qui mettent en jeu j'intérêt de la cité et des citoyens), mais elle peut avoir aussi une place dans les dialogues et les entretiens privés.
Au lieu de « pouvoir », beaucoup préféraient parler d'« art» (en grec tekhnê, en latin ars). Ce mot, dans son sens antique, n'insiste pas tant sur ce que les Modernes entendent par création artistique que Sur l'idée d'une méthode raisonnée, d'un système de règles destinées à l'utilisation pratique, d'une production technique et d'un métier. D'autres employaient les mots «vertu », « science », ou – péjorativement – « routine ». Quintilien, pour sa part, s'arrête à une définition différente : la rhétorique comme « science du bien dire » (bene dicendi scientia). La substitution de « dire » à « persuader » vise à élargir le champ de la rhétorique en l'étendant virtuellement à toutes les formes de discours, quels qu'en soient le but et l'effet. Quant à l'adverbe « bien », il est d'une ambiguïté voulue, puisqu'il peut recouvrir à la fois la correction grammaticale, la beauté esthétique, la valeur morale et l'efficacité pratique du discours. Cette ultime définition est la plus générale et la plus totalisante.
Ce bref parcours à travers les différentes définitions de la rhétorique offre par lui-même un aperçu d'ensemble du sujet. Au point de départ, il y a la persuasion : l'énigme de la persuasion. Comment expliquer ce phénomène, à la fois fréquent et mystérieux, qui consiste à amener autrui sans contrainte apparente, à penser quelque chose qu'il ne pensait pas, ou pas encore, auparavant ? La rhétorique a été inventée pour répondre à cette interrogation. Fondamentalement, elle vise à comprendre, à produire et à réguler la persuasion.
Dans ces conditions, la rhétorique est une technique visant à l'efficacité, une méthode de production du discours persuasif fondée sur un savoir-faire et même des recettes. Derrière ce savoir-faire, il y a un savoir, une science si l'on veut, en tout cas une réflexion approfondie et systématique sur la nature et le fonctionnement de la parole. Ce savoir et ce savoir-faire sont objets d'enseignement. Par ailleurs, la rhétorique se déploie dans cadres politiques et institutionnels et dans des configurations idéologiques qui sont précis et datés : la rhétorique est ancrée dans la société, et par conséquent elle a une histoire qui se développe en rapport avec l'histoire générale des sociétés antiques. La rhétorique vise également la beauté et se lie au goût, à l'esthétique. Enfin, à toute époque, se pose le problème moral et philosophique de la validité du discours rhétorique, de sa conformité avec la vérité et avec la vertu. À toute époque aussi, se pose le problème de l'extension de la rhétorique, par rapport aux autres formes de discours et aux autres aspects du langage, et de ses relations avec la linguistique et avec la littérature."
Laurent Pernot, La Rhétorique dans l'Antiquité, 2000, Le Livre de Poche, 2010, p. 6-7.
"Contrairement à une opinion commune […] qui associe la rhétorique à l'idée de manipulation exercée sur les esprits, la rhétorique s'est avérée, dans l'Antiquité, plus proche du débat, de l'échange, et liée au droit d'expression, à la recherche, la persuasion, à la délibération en commun. Ce n'est pas à dire qu'il n'ait pas existé, comme dans toutes les sociétés, des conflits d'intérêts et des rapports de forces mis en jeu à travers les discours : mais le passage par la rhétorique s'est justement affirmé comme la façon civile et humaine de gérer ces conflits d'intérêts et ces rapports de forces. Ce n'est pas à dire non plus qu'il n'ait pas existé, à certaines époques, une propagande politique et religieuse, un endoctrinement, des langues de bois : mais même dans ces situations, qui disait rhétorique disait une chose que simples slogans ou terreur ; lorsque rhétorique il y avait, si totalitaire ou absolutiste que fût le régime, c'est que le pouvoir voulait agir par la parole et par la persuasion, non par la seule force, et prenait le risque de voir cette parole lui échapper (en étant relayée), de voir des opinions se former, des discours différents, voire dissidents, ou des critiques détournées prendre corps, des échanges contradictoires avoir lieu. On peut le dire, sans angélisme hors de saison, et sans se masquer la dureté des sociétés antiques au regard des critères politiques et moraux des actuelles démocraties occidentales : la rhétorique, telle que l'Antiquité l'a mise en œuvre, c'est-à-dire à la fois comme réalité historique et comme modèle idéologique, a pesé dans le sens de la liberté, parce qu'elle était liée, dans sa définition même, à l'argumentation, à la persuasion, au débat, et aussi à l'enseignement et à la culture. Il n'était pas possible que la rhétorique fût présente dans une société sans que s'immiscent en même temps ces valeurs dont elle était marquée et qu'elle fomentait autour d'elle.
Peut-être la rhétorique fut-elle aussi facteur de liberté à l'échelle individuelle, en tant que discipline éducative qui accroissait la force de l'esprit, et en tant qu'art, qui améliorait la nature. Elle donnait les moyens, à ceux qui la pratiquaient, de mieux se servir de leur intelligence, de leur personnalité et de leur corps, pour défendre leur point de vue et communiquer leurs idées, en échappant au déterminisme des opinions toutes faites, des situations jugées d'avance, même des physiques ingrats : au moyen de l'action oratoire, un homme, serait-il laid et peu avenant au naturel, peut devenir persuasif par les inflexions de voix et les jeux de physionomie.
La liberté ainsi conquise par l'orateur n'était pas l'arbitraire, mais elle était encadrée par des normes. Ces normes ne se réduisaient pas au simple critère de l'échec ou du succès rencontré sur le moment auprès des auditeurs. La valeur d'un discours, selon la plupart des auteurs anciens, ne se mesurait pas à l'efficacité immédiate (ou pas uniquement, car il n'était pas recommandé non plus de perdre toutes ses causes), mais répondait à des considérations supérieures, d'ordre technique, moral et esthétique."
Laurent Pernot, La Rhétorique dans l'Antiquité, 2000, Le Livre de Poche, 2010, p. 265-267.
"SOCRATE. - À toi, maintenant, Gorgias. La rhétorique se trouve exercer son action et son autorité entièrement par le discours, n'est-ce pas ?
GORGIAS. - Oui.
SOCRATE. - Dis-moi alors à propos de quoi. Quelle est parmi les choses existantes celle sur laquelle portent les discours dont se sert la rhétorique ?
GORGIAS. - Les plus grandes et les meilleures des choses humaines, Socrate.
SOCRATE. - Mais Gorgias, ce que tu dis est ambigu et n'est en rien clair jusqu'ici. Je pense que tu as entendu chanter dans les banquets ce scolie, dans lequel le chanteur passe en revue les biens: le premier consiste à être en bonne santé, le second à être beau, le troisième, selon la formule du scolie, à s'enrichir sans malhonnêteté.
GORGIAS. - Je connais la chanson. Mais que cherches-tu à me dire ?
SOCRATE. - Ceci, que les artisans de ces biens dont l'auteur du scolie fait l'éloge - le médecin, le pédotribe[1], le financier - t'interpelleraient aussitôt :
Le médecin, le premier, dirait : « Socrate, Gorgias t'abuse. Ce n'est pas son art qui s'occupe du plus grand bien des gens, mais le mien. »
Et si moi-même alors je lui disais : « Mais toi, qui es-tu pour dire cela ? », il répondrait, je suppose, qu'il est médecin. « Que veux-tu dire ? C'est ton art qui oeuvre au plus grand bien ? »
« Comment ne serait-ce pas la santé, Socrate ? me répondrait-il sans doute. Est-il un bien plus important pour les hommes que la santé ? »
Là-dessus, le pédotribe à son tour dirait : «Je serais étonné moi aussi, Socrate, que Gorgias puisse te démontrer que son art produit un bien plus grand que celui que je peux démontrer dans le mien. »
Je me tournerais cette fois vers lui : « Qui es-tu donc, toi, et que fais tu ? »
« Je suis pédotribe, dirait-il, et mon métier est de façonner des hommes beaux et forts de corps. »
Après le pédotribe, le financier dirait, plein de mépris, j'imagine, à l'égard de tous les autres :
« Regarde, Socrate, si le bien qu'on peut trouver auprès de Gorgias ou de n'importe qui d'autre te paraît plus important que la richesse. »
Je m'adresserais alors à lui : « Quoi ? Ce sont des richesses que tu produis ? » Il acquiescerait.
« Qu'es-tu ? »
« Financier. »
« Alors ? Tu juges que la richesse est pour les hommes le plus grand bien ? » lui dirions-nous.
« Comment ne le serait-ce pas ? » reprendrait-il.
« Mais Gorgias, là, proteste en disant que son art est la cause d'un plus grand bien que le tien », lui répondrions-nous.
Il est évident qu'après cela il dirait : « Et quel est ce bien ? Que Gorgias réponde. »
Eh bien, Gorgias, imagine que nous te demandions, eux et moi, de nous dire enfin ce que tu affirmes être pour les hommes le plus grand bien et que tu prétends pouvoir produire.
GORGIAS. - Cela même, Socrate, qui est réellement le plus grand bien : ce qui procure aux hommes à la fois la liberté et le pouvoir de dominer les autres dans leurs cités respectives.
SOCRATE. - Que veux-tu dire par là ?
GORGIAS. - Je veux dire : être capable par des discours de persuader les juges au Tribunal, les conseillers au Conseil, le peuple assemblé à l'Assemblée, et dans toute autre réunion qui soit une réunion de citoyens. En vérité, grâce à ce pouvoir tu feras de ton médecin ou de ton pédotribe un esclave ; quant au financier, il laissera apparaître que c'est un autre qu'il enrichit et non lui-même, mais toi qui sais parler et persuader la foule.
SOCRATE. – À présent, Gorgias, je crois que tu es prêt de mettre en évidence la nature de ce qu'est pour toi la rhétorique ; et si je te suis bien, tu dis que la rhétorique fait œuvre de persuasion, et que toute son action et son objectif essentiel se ramènent à cela. Ou bien peux-tu me dire une chose que la rhétorique fasse de plus que produire de la persuasion dans l'âme des auditeurs ?
GORGIAS. – Rien de plus, Socrate ; tu me sembles en avoir donné une définition satisfaisante ; telle est bien sa caractéristique essentielle."
Platon, Gorgias (vers 390 av. J.-C.), 451 d-452 e, trad. B. Piettre, Hatier, colt. « Les classiques de la philosophie », 2000, p. 16-19.
[1] En Grèce, un pédotribe était un maître de gymnastique, compétent aussi bien en matière d'exercice physique que d'hygiène du corps.
"SOCRATE
Eh bien, maintenant, Gorgias, à ton tour. La rhétorique est justement un des arts qui accomplissent et achèvent leur tâche uniquement au moyen de discours, n'est-il pas vrai ?
GORGIAS
C'est vrai.
SOCRATE
Dis-moi donc à présent sur quoi portent ces discours. Quelle est, entre toutes les choses de ce monde, celle dont traitent ces discours propres à la rhétorique ?
GORGIAS
Ce sont les plus grandes de toutes les affaires humaines, Socrate, et les meilleures.
SOCRATE
Mais, Gorgias, ce que tu dis là est sujet à discussion et n'offre encore aucune précision. Tu as sans doute entendu chanter dans les banquets cette chanson qui, dans l'énumération des biens, dit que le meilleur est la santé, que le second est la beauté et que le troisième est, selon l'expression de l'auteur de la chanson, la richesse acquise sans fraude.
GORGIAS
Je l'ai entendue en effet, mais où veux-tu en venir ?
SOCRATE
C'est que tu pourrais bien être assailli tout de suite par les artisans de ces biens vantés par l'auteur de la chanson, le médecin, le pédotribe et le financier, et que le médecin le premier pourrait me dire : « Socrate, Gorgias te trompe. Ce n'est pas son art qui a pour objet le plus grand bien de l'humanité, c'est le mien. » Et si je lui demandais : « Qui es-tu, toi, pour parler de la sorte ? » il me répondrait sans doute qu'il est médecin. – « Que prétends-tu donc ? Que le produit de ton art est le plus grand des biens ? » il me répondrait sans doute : « Comment le contester, Socrate, puisque c'est la santé ? Y a-t-il pour les hommes un bien plus grand que la santé ? » Et si, après le médecin, le pédotribe à son tour me disait : « Je serais, ma foi, bien surpris, moi aussi, Socrate, que Gorgias pût te montrer de son art un bien plus grand que moi du mien », je lui répondrais à lui aussi : « Qui es-tu aussi, l'ami, et quel est ton ouvrage ? – Je suis pédotribe, dirait-il, et mon ouvrage, c'est de rendre les hommes beaux et robustes de corps. »
Après le pédotribe, ce serait, je pense, le financier qui me dirait, avec un souverain mépris pour tous les autres : « Vois donc, Socrate, si tu peux découvrir un bien plus grand que la richesse, soit chez Gorgias, soit chez tout autre. Quoi donc ! lui dirions-nous. Es-tu, toi, fabricant de richesse ? – Oui. – En quelle qualité ? – En qualité de financier. – Et alors, dirions-nous, tu juges, toi, que la richesse est pour les hommes le plus grand des biens ? – Sans contredit, dirait-il. – Voici pourtant Gorgias, répondrions-nous, qui proteste que son art produit un plus grand bien que le tien. » Il est clair qu'après cela il demanderait : « Et quel est ce bien ? Que Gorgias s'explique ». Allons, Gorgias, figure-toi qu'eux et moi, nous te posons cette question. Dis-nous quelle est cette chose que tu prétends être pour les hommes le plus grand des biens et que tu te vantes de produire.
GORGIAS
C'est celle qui est réellement le bien suprême, Socrate, qui fait que les hommes sont libres eux-mêmes et en même temps qu'ils commandent aux autres dans leurs cités respectives.
SOCRATE
Que veux-tu donc dire par là ?
GORGIAS
Je veux dire le pouvoir de persuader par ses discours les juges au tribunal, les sénateurs dans le Conseil, les citoyens dans l'assemblée du peuple et dans toute autre réunion qui soit une réunion de citoyens. Avec ce pouvoir, tu feras ton esclave du médecin, ton esclave du pédotribe et, quant au fameux financier, on reconnaîtra que ce n'est pas pour lui qu'il amasse de l'argent, mais pour autrui, pour toi qui sais parler et persuader les foules."
Platon, Gorgias, 451c-452e, tr. fr. Émile Chambry, GF, 1967, p. 175-176.
"Il m'est arrivé maintes fois d'accompagner mon frère ou d'autres médecins chez quelque malade qui refusait une drogue ou ne voulait pas se laisser opérer par le fer et le feu, et là où les exhortations du médecin restaient vaines, moi je persuadais le malade, par le seul art de la rhétorique. Qu'un orateur et un médecin aillent ensemble dans la ville que tu voudras : si une discussion doit s'engager à l'assemblée du peuple ou dans une réunion quelconque pour décider lequel des deux sera élu comme médecin, j'affirme que le médecin n'existera pas et que l'orateur sera préféré si cela lui plaît.
Il en serait de même en face de tout autre artisan : c'est l'orateur qui se ferait choisir plutôt que n'importe quel compétiteur ; car il n'est point de sujet sur lequel un homme qui sait la rhétorique ne puisse parler devant la foule d'une manière plus persuasive que l'homme de métier, quel qu'il soit. Voilà ce qu'est la rhétorique et ce qu'elle peut."
Platon, Gorgias, 456 a-c.
"GORGIAS. – Et encore, si tu savais tout, Socrate, la vérité universelle, pour ainsi dire, des vertus efficaces [que la rhétorique] embrasse et qu'elle tient sous sa domination !... J'ai une preuve d'importance à te donner. Il m'est souvent arrivé d'accompagner personnellement mon frère ou tous autres médecins auprès d'un malade qui refusait soit de boire un remède, soit de s'offrir au bistouri ou au cautère du médecin. Or, quand le médecin n'arrivait pas à le persuader, c'est moi qui le faisais, sans autre technique que l'éloquence. Je pèse mes mots : dirige vers la cité que tu voudras les pas d'un orateur et d'un médecin, et supposons qu'il faille ouvrir une compétition par la force du verbe dans l'Assemblée ou dans toute autre réunion pour savoir lequel des deux sera choisi comme médecin, au grand jamais, je pèse mes mots, le médecin n'entrera seulement dans la course, et le choix se portera sur celui qui sait parler, pour peu qu'il le veuille. Qu'on le mette, s'il faut, en face de n'importe quel technicien pour une semblable compétition, il persuadera à l'Assemblée de le choisir, lui, l'homme de la rhétorique, plus sûrement que ne ferait un technicien pris dans n'importe quel secteur. Il n'y a pas de domaine où le verbe de l'orateur n'arrive à persuader plus sûrement que tout autre technicien pris dans n'importe quel secteur, devant la foule. Telle est la puissance, dans toute son étendue et toute sa pointe, qui est celle de notre métier.
Il faut pourtant, Socrate, faire de la rhétorique l'usage qui est celui de toute autre compétition de combat. [...] Un pouvoir qui peut s'attaquer à tout le monde, tel est l'apanage de l'orateur par son verbe, qu'il peut aussi bien employer à n'importe quel sujet, et il a de ce fait un impact considérable de persuasion auprès des foules, en somme sur le thème qu'il voudra. Néanmoins, cela ne l'autorise pas à ôter aux médecins leur réputation, du fait qu'il en a le pouvoir, aux médecins ou aux autres métiers. Il doit user de l'éloquence selon la justice, tout comme des arts de combat."
Platon, Gorgias, vers 386 av. J.-C., 456-457. Trad. J. Cazeaux, Le Livre de poche, 1996, p. 28-30.
"Admettons donc que la rhétorique est la faculté de découvrir spéculativement ce qui, dans chaque cas, peut être propre à persuader. Aucun autre art n'a cette fonction ; tous les autres sont, chacun pour son objet, propre à l'enseignement et à la persuasion ; par exemple, la médecine sur les états de santé et de maladie ; la géométrie pour les variations des grandeur ; l'arithmétique au sujet des nombre, et ainsi de autres arts et sciences ; mais, peut-on dire, la rhétorique semble être la faculté de découvrir spéculativement sur toute donnée le persuasif ; c'est ce qui nous permet d'affirmer que la technique n'en appartient pas à un genre propre et distinct.
Entre les preuves, les unes sont extra-techniques, les autres techniques ; j'entends par extra-techniques celles qui n'ont pas été fournies par nos moyens personnels, mais étaient préalablement données, par exemple les témoignages, les aveux sous la torture, le écrits, et autres du même genre ; par techniques, celles qui peuvent être fournies par la méthode et nos moyens personnels ; il faut par conséquent utiliser les première, mais inventer les secondes.
Les preuves administrées par le moyen du discours sont de trois espèces: les premières consistent dans le caractère de l'orateur ; les secondes, dans les dispositions où l'on met l'auditeur ; les troisièmes, dans le discours même, parce qu'il démontre ou paraît démontrer.
On persuade par le caractère, quand le discours est de nature à rendre l'orateur digne de foi, car les honnêtes gens nous inspirent confiance plus grande et plus prompte sur toutes les questions en général, confiance entière sur celles qui ne comportent point de certitude, et laissent une place au doute. Mais il faut que cette confiance soit l'effet du discours, non d'une prévention sur le caractère de l'orateur. Il ne faut donc pas admettre, comme quelques auteurs de Techniques, que l'honnêteté même de l'orateur ne contribue en rien à persuasion ; c'est le caractère qui, peut-on dire, constitue presque la plus efficace des preuves.
La persuasion est produite par la disposition des auditeurs, quand le discours les amène à éprouver une passion ; car l'on ne rend pas les jugements de la même façon selon que l'on ressent peine ou plaisir, amitié ou haine. C'est, nous le répétons, le seul but où visent dans leur Techniques les auteur actuels. Nous éluciderons chacun de ces points quand nous parlerons des passions.
C'est le discours qui produit la persuasion, quand nous faisons sortir le vrai et le vraisemblable de ce que chaque sujet comporte de persuasif."
Aristote, Rhétorique, vers 350-330, I, 2.
"Mais si nous voulons représenter les choses comme elles sont, il faut reconnaître qu'excepté l'ordre et la netteté, tout l'art de la rhétorique, toutes ces applications artificielles et figurées qu'on fait des mots, suivant les règles que l'éloquence a inventées, ne servent à autre chose qu'à insinuer de fausses idées dans l'esprit, qu'à émouvoir les passions et à séduire par-là le jugement ; de sorte que ce sont en effet de parfaites supercheries. Et par conséquent l'art oratoire a beau faire recevoir ou même admirer tous ces différents traits, il est hors de doute qu'il faut les éviter absolument dans tous les discours qui sont destinés à l'instruction, et l'on ne peut les regarder que comme de grands défauts ou dans le langage ou dans la personne qui s'en sert, partout où la vérité est intéressée. Il serait inutile de dire quels sont ces tours d'éloquence, et de combien d'espèces différentes il y en a ; les livres de rhétorique dont le monde est abondamment pourvu, en informeront ceux qui l'ignorent. Une seule chose que je ne puis m'empêcher de remarquer, c'est combien les hommes prennent peu d'intérêt à la conservation et à l'avancement de la vérité, puisque c'est à ces arts fallacieux qu'on donne le premier rang et les récompenses. Il est, dis-je, bien visible que les hommes aiment beaucoup à tromper et à être trompés, puisque la rhétorique, ce puissant instrument d'erreurs et de fourberie, a ses professeurs gagés, qu'elle est enseignée publiquement, et qu'elle a toujours été en grande réputation dans le monde. Cela est si vrai, que je ne doute pas que ce que je viens de dire contre cet art, ne soit regardé comme l'effet d'une extrême audace, pour ne pas dire d'une brutalité sans exemple. Car l'éloquence, semblable au beau sexe, a des charmes trop puissants pour qu'on puisse être admis à parler contre elle ; et c'est en vain qu'on découvrirait les défauts de certains arts décevants par lesquels les hommes prennent plaisir à être trompés."
John Locke, Essai philosophique concernant l'entendement humain, 1689, Livre III, chapitre 10, § 34, tr. fr. Pierre Coste, Le Livre de Poche, 2009, p. 753-754.
"En politique, le prototype du séducteur est le démagogue, personnage déjà bien connu des Grecs anciens. Euripide décrit ainsi « celui qui est capable de s'adapter aux circonstances les plus déconcertantes, de prendre autant de visages qu'il y a de catégories sociales et d'espèces humaines dans la cité, d'inventer les mille tours qui rendront son action efficace dans les circonstances les plus variées ». Le démagogue est celui qui veut convaincre qu'il est le bon candidat ou le bon titulaire du poste qu'il occupe. Pour cela, il va faire croire à l'auditoire, par différentes stratégies, qu'il pense comme lui. Mieux : s'adressant à plusieurs auditoires particuliers, il va faire croire à chacun d'eux qu'il pense comme eux.
Un des passages les plus cyniques du manuel de campagne électorale rédigé par Quintus Cicéron (le frère du fameux Cicéron) souligne la nécessité de développer « le sens de la flatterie, vice ignoble en toute autre circonstance, mais qui, dans une campagne, devient qualité indispensable […] obligatoire pour un candidat dont le front, le visage et les discours doivent changer et s'adapter, selon ses idées et ses sentiments à l'interlocuteur du moment. »
Le séducteur n'est pas un déducteur. Il n'affirme pas son point de vue propre, il se coule dans le point de vue d'autrui."
Philippe Breton, La Parole manipulée, 1997, La Découverte/Poche, 2000, p. 82-83.
"Un […] exemple de la confusion des formes est l'usage – toujours caché comme tel – de la séduction dans l'argumentation. La publicité utilise beaucoup ce registre, mais il est fréquent aussi dans la manipulation politique, où il est la marque des démagogues. Le contrat de communication implicite qui accompagne la forme argumentative est que l'on va proposer de « bonnes raisons » à l'auditoire pour le convaincre, que rien ne sera caché dans le jeu et qu'il sera libre d'adhérer à l'opinion qu'on lui propose. Or le contrat est violé, discrètement mais avec de fortes conséquences, si les « bonnes raisons» s'effacent devant des procédés relevant de la forme expressive, comme par exemple, la séduction.
Séduire pour séduire, voilà qui ne fait aucun problème, à l'intérieur de la forme expressive où le contrat de communication est clair de ce point de vue : j'éprouve de l'attirance, je l'exprime, j'en déduis des souhaits, des désirs. Séduire pour argumenter, en revanche, fait passer une frontière et sauter d'un genre a l'autre. Là aussi, la confusion des genres est porteuse de violence. L'exemple de l'emploi de stimuli érotiques sans rapport, associés mécaniquement à un objet dont on veut faire la promotion, est typique de ces procédés de confusion des genres qu'emploie la publicité.
L'usage de la parole séductrice en politique semble attesté dès les débuts de la démocratie. En politique, le prototype du séducteur est le démagogue, personnage déjà bien connu des Grecs anciens. Euripide décrit ainsi « celui qui est capable de s'adapter aux circonstances les plus déconcertantes, de prendre autant de visages qu'il y a de catégories sociales et d'espèces humaines dans la cité, d'inventer les mille tours qui rendront son action efficace dans les circonstances les plus variées »
Le démagogue est celui qui veut convaincre qu'il est le bon candidat au poste auquel il postule. Pour cela, il va faire croire à l'auditoire, par différentes stratégies, qu'il pense comme lui. Mieux : s'adressant à plusieurs auditoires particuliers, il va faire croire à chacun d'eux qu'il pense comme lui.
Un des passages les plus cyniques du manuel de campagne électorale rédigé par Quintus Cicéron (le frère du fameux Cicéron) souligne la nécessité de développer « le sens de la flatterie, vice ignoble en toute autre circonstance, mais qui, dans une campagne, devient une qualité indispensable, […] obligatoire pour un candidat dont le front, le visage et les discours doivent changer et s'adapter, selon ses idées et ses sentiments, à l'interlocuteur du moment »[1].
Le séducteur n'affirme pas son point de vue propre, il se coule dans le point de vue d'autrui."
Philippe Breton, Éloge de la parole, 2003, La Découverte / Poche, 2007, p. 91-92.
[1] Quintus Cicéron, Petit manuel de campagne électorale, Arléa, Paris, 1996.
Date de création : 15/10/2012 @ 12:34
Dernière modification : 28/03/2017 @ 18:04
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