|
|
|
|
|
Relativité de l'expérience vécue |
|
"On a cru longtemps que l'expérience est le bien commun des hommes et qu'il est toujours possible pour communiquer avec un autre être humain de se passer de la langue et de la culture et de se référer à la seule expérience. Cette croyance implicite (et souvent explicite), concernant les rapports de l'homme avec l'expérience, suppose que, si deux êtres humains sont soumis à la même « expérience », des informations virtuellement identiques sont fournies à chaque système nerveux central et que chaque cerveau les enregistre de la même manière.
Or les recherches proxémiques jettent des doutes sérieux sur la validité de cette hypothèse, en particulier dans le cas de cultures différentes. […] des individus appartenant à des cultures différentes non seulement parlent des langues différentes mais, ce qui est sans doute plus important, habitent des mondes sensoriels différents.
La sélection des données sensorielles consistant à admettre certains éléments tout en en éliminant d'autres, l'expérience sera perçue de façon très différente selon la différence de structure du crible perceptif d'une culture à l'autre. Les environnements architecturaux et urbains créés par l'homme sont l'expression de ce processus de filtrage culturel. En fait, ces environnements créés par l'homme nous permettent de découvrir comment les différents peuples font usage de leurs sens. L'expérience ne peut donc être considérée comme un point de référence stable, puisqu'elle s'insère dans un cadre déjà façonné par l'homme."
Edward T. Hall, La dimension cachée, 1966, tr. fr. Amélie Petita, Seuil, Points essais, 1978, p. 14-15.
"On dispose de nombreux éléments indiquant que l'expérience vécue par des observateurs regardant un objet n'est pas déterminée seulement par l'information, transmise sous la forme de rayons lumineux, qui entre dans leurs yeux, pas plus qu'elle n'est déterminée seulement par les images qui se forment sur leur rétine.
Deux observateurs normaux voyant le même objet du même endroit dans les mêmes conditions physiques ne vivront pas nécessairement des expériences visuelles identiques, même si les images sur leurs rétines respectives sont virtuellement identiques. Il est un sens où les deux observateurs ne « voient » pas forcément la même chose. Comme le dit N.R Hanson, « il y a plus à voir que ce qui arrive dans le globe oculaire ». L'exemple suivant illustre ce point].
La plupart d'entre nous commençons par voir dans la figure 3 un escalier qui nous présente la face supérieure de ses marches. Mais nous pouvons le voir autrement. Nous n'aurons pas de peine à voir un escalier dont la face inférieure des marches est visible. En outre, on s'aperçoit souvent, en regardant la figure pendant quelque temps, que l'on voit l'escalier alternativement d'en haut et d'en bas, et ces changements de perception se produisent involontairement. I1 paraît sensé de supposer que les images rétiniennes ne changent pas, puisque l'objet vu reste le même. La façon dont est vu l'escalier semble donc dépendre de quelque chose d'autre que de l'image qui se forme sur la rétine de l'observateur. Je suppose qu'aucun lecteur n'a remis en question mon affirmation qu'il s'agit d'un escalier. Cependant, des membres de nombreuses tribus africaines qui ne connaissent pas dans leur culture la perspective bidimensionnelle d'objets tridimensionnels ont indiqué, lors d'expériences qui ont été faites, qu'ils ne voyaient pas un escalier mais un arrangement bidimensionnel de lignes. Je suppose que la nature des images formées sur les rétines des observateurs est relativement indépendante de leur culture. Il semble donc que l'on puisse à nouveau en déduire que ce que perçoivent les observateurs dans l'acte de voir n'est pas déterminé uniquement par les images qui se forment sur la rétine. C'est Hanson[1] qui a développé cette thèse en l'illustrant par de nombreux exemples.
Ce que voit un observateur, c'est-à-dire l'expérience visuelle qu'il éprouve en voyant un objet, dépend en partie de son expérience passée, de ses connaissances et de ses attentes."
Alan F. Chalmers, Qu’est-ce que la science?, Récents développements en philosophies des sciences : Popper, Kuhn, Lakatos, Feyerabend, Paris, Livre de Poche, 1987, p. 53-54.
[1] N.R. Hanson, Patterns of Discovery, Cambridge University Press, Cambridge, 1958, chap. 1.
Date de création : 18/12/2012 @ 16:58
Dernière modification : 12/03/2014 @ 15:46
Catégorie :
Page lue 5335 fois
Imprimer l'article
|
|
|
|
| |