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Texte à méditer :   Le progrès consiste à rétrograder, à comprendre [...] qu'il n'y avait rien à comprendre, qu'il y avait peut-être à agir.   Paul Valéry
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Hors des sentiers battus
Le sens de l'oeuvre d'art

    "J'ai été […] rendu attentif à ce fait d'allure paradoxale : ce sont justement quelques-unes des plus grandioses et des plus imposantes oeuvres d'art qui restent obscures à notre entendement. On les admire, on se sent dominé par elles, mais on ne saurait dire ce qu'elles représentent pour nous. [...]

    Ce n'est pas que les connaisseurs et les enthousiastes manquent de mots lorsqu'ils nous font l'éloge de ces oeuvres d'art. Ils n'en ont que trop, à mon avis. Mais, en général, chacun exprime, sur chaque chef-d'œuvre, une opinion différente, aucun ne dit ce qui en résoudrait l'énigme pour un simple admirateur. Toutefois, à mon sens, ce qui nous empoigne si violemment ne peut être que l'intention de l'artiste, autant du moins qu'il aura réussi à l'exprimer dans son oeuvre et à nous la faire saisir. Je sais qu'il ne peut être question ici, simplement, d'intelligence compréhensive ; il faut que soit reproduit en nous l'état de passion, d'émotion psychique qui a provoqué chez l'artiste l'élan créateur. Mais pourquoi l'intention de l'artiste ne saurait-elle être précisée et traduite en mots comme toute autre manifestation de la vie psychique ?"

 

 

Freud, Le Moïse de Michel-Ange, 1914, Introduction.


 

    "Le miracle de la peinture, c'est que ce feu de société, ce reflet d'opinions et de jugements, chose par excellence mobile et décevante, fait un objet durable et désormais immobile. Cette âme, par exemple la Joconde, ou la Vierge du Mariage, cette âme est à saisir ; elle ne se dérobe point ; mais aussi elle ne se divise point ; elle ne s'explique pas, mais elle s'offre. Ce qui au monde est le moins objet est devenu objet ; on le possède en une apparence immuable et suffisante ; c'est à nous, par une sympathie qui ne troublera pas cette image, par une sympathie qui peut hésiter, se tromper, revenir, c'est à nous de comprendre ce langage sans paroles. Cette confidence est sans fin, et éveille en nous un développement parallèle, sans paroles aussi ; non pas une suite d'instants, mais une suite de moments où toute une vie, passé, présent, avenir, est rassemblée. D'où cette contemplation véhémente dont je parlais. C'est le propre de l'apparence qu'elle exprime tout, et qu'elle suffit ; mais seule la peinture fixe l'apparence ; et seule la grande peinture choisit justement l'apparence à laquelle nous avions voulu nous arrêter. C'est ainsi que le vrai peintre, par refus de penser, c'est-à-dire de définir, et par choisir seulement les moments en écartant les instants, a préparé son précieux objet pour une contemplation sans fin".


Alain, Vingt leçons sur les beaux arts, 1931, 18e leçon.


 

    "Les choses, en effet, ont d'innombrables aspects, variables d'un moment à l'autre. Tout effort pour les comprendre en une simple formule serait vain. Le mot d'Héraclite affirmant que le soleil est chaque jour nouveau est vrai du soleil de l'artiste sinon de celui du savant. Quand l'homme de science décrit un objet, il le caractérise par un ensemble de nombres, par ses constantes physiques et chimiques. L'art n'a pas seulement un autre but, il a un autre objet. En disant de deux artistes qu'il peignent "le même" paysage, on décrirait fort mal notre expérience esthétique. Du point de vue de l'art, cette prétendue similitude est pure illusion. On ne peut dire de l'objet de deux peintres qu'il est le même. L'artiste, en effet, ne peint ni ne copie un objet empirique donné - un paysage avec ses collines et ses montagnes, ses ruisseaux et ses rivières. Ce qu'il nous livre, c'est la physionomie particulière et momentanée du paysage. Son désir est d'exprimer l'atmosphère des choses, le jeu de lumière et d'ombre. Un paysage n'est pas "le même" à l'heure naissante du crépuscule, sous la chaleur de midi, un jour de pluie ou de soleil. Notre perception esthétique manifeste une diversité beaucoup plus grande, et appartient à un ordre beaucoup plus complexe que la perception commune des sens. Dans la perception sensible, on se contente d'appréhender les traits communs et constants des objets qui nous entourent. L'expérience esthétique est incomparablement plus riche. Elle est fertile en infinies possibilités jamais réalisées dans l'expérience sensible quotidienne. Dans l'oeuvre de l'artiste, ces possibilités s'actualisent ; elles sont dévoilées et prennent une forme déterminée. L'un des grands privilèges de l'art et l'un de ses attraits les plus profonds est de révéler le caractère inépuisable des aspects des choses".


Ernst Cassirer, Essai sur l'homme, 1944, L'art, tr. N. Massa, Éditions de minuit, 1975, p. 206-207.


  

    "L'universalité esthétique signifie que le prédicat "beau" ne concerne pas seulement un individu particulier, mais s'applique à tout l'ensemble des sujets capables de jugement. Si l'½uvre d'art n'était que la fantaisie ou le délire de tel artiste, elle ne possèderait pas cette communicabilité universelle. L'imagination de l'artiste n'invente pas arbitrairement les formes des choses. Elle nous dévoile leur véritable apparence ; elle les rend visibles et reconnaissables. L'artiste choisit un certain aspect du réel, mais cette sélection est en même temps un processus d'objectivation. Lorsque nous avons épousé sa perspective, nous sommes obligés de regarder le monde avec ses yeux. C'est comme si nous ne l'avions jamais vu auparavant dans cette lumière particulière. Nous sommes cependant convaincus que cette lumière n'est pas un simple éclair momentané. Par la vertu de l'art, cet éclair est devenu durable et permanent. Une fois que la réalité a été ainsi dévoilée, nous continuons à la voir sous cet aspect".


Ernst Cassirer, Essai sur l'homme, 1944, L'art, tr. N. Massa, Éditions de minuit, 1975, p. 208.


 

    "Tant que nous vivons dans le monde des seules impressions sensibles, nous ne touchons que la surface du réel. Connaître la profondeur des choses exige toujours une tension des énergies actives et constructives. Mais puisque ces énergies ne se déploient pas dans le même sens et ne tendent pas vers la même fin, elles ne peuvent nous présenter le même aspect de la réalité. Il existe une profondeur conceptuelle et il existe aussi une profondeur purement visuelle. La science découvre la première ; l'art révèle la seconde. La première nous aide à comprendre les raisons des choses, la seconde à voir leurs formes. La science essaie de remonter jusqu'aux causes premières, aux lois et aux principes généraux des phénomènes. L'art nous retient dans leur apparence immédiate, et nous jouissons de cette apparence dans sa richesse et sa diversité. Nous ne nous intéresserons pas, ici, à l'uniformité des lois mais à la diversité des intuitions et à la multiplicité de leurs formes. L'art aussi peut être décrit comme une connaissance, mais c'est une connaissance d'un genre particulier et spécifique. Nous pouvons bien souscrire à la remarque de Shaftesbury pour qui "toute beauté est vérité". Mais la vérité du beau n'est pas dans la description théorique ou l'explication des choses ; elle est plutôt dans la "vision sympathique" des choses. Les deux conceptions de la vérité contrastent mais elles ne sont pas en conflit ou en contradiction. Puisque l'art et la science se déploient sur des plans totalement différents, ils ne peuvent se contredire ou se contrarier l'un l'autre. L'interprétation conceptuelle de la science n'empêche pas l'interprétation intuitive de l'art. Chacun a sa propre perspective, et, pour ainsi dire, son propre angle de réfraction. La psychologie de la perception nous a appris que, sans l'usage simultané des deux yeux, sans la vision binoculaire, nous n'aurions pas conscience de la troisième dimension de l'espace. La profondeur de l'expérience humaine, de la même façon, dépend de notre aptitude à varier nos modes de vision, à alterner nos idées sur la réalité".


Ernst Cassirer, Essai sur l'homme (1944), L'art, tr. N. Massa, Éditions de minuit, 1975, p. 240.


  

    "Chacune de nos perceptions s'accompagne de la conscience que la réalité humaine est « dévoilante », c'est-à-dire que par elle « il y a » de l'être, ou encore que l'homme est le moyen par lequel les choses se manifestent ; c'est notre présence au monde qui multiplie les relations, c'est nous qui mettons en rapport cet arbre avec ce coin de ciel ; grâce à nous, cette étoile, morte depuis des millénaires, ce quartier de lune et ce fleuve sombre se dévoilent dans l'unité d'un paysage ; c'est la vitesse de notre auto, de notre avion qui organise les grandes masses terrestres ; à chacun de nos actes le monde nous révèle un regard neuf. Mais si nous savons que nous sommes les détecteurs de l'être, nous savons aussi que nous n'en sommes pas les producteurs. Ce paysage, si nous nous en détournons, croupira sans témoins dans sa permanence obscure. Du moins croupira-t-il : il n'y a personne d'assez fou pour croire qu'il va s'anéantir. C'est nous qui nous anéantirons et la terre demeurera dans sa léthargie jusqu'à ce qu'une autre conscience vienne l'éveiller. Ainsi, à notre certitude intérieure d'être « dévoilants » s'adjoint celle d'être inessentiels par rapport à la chose dévoilée.

Un des principaux motifs de la création artistique est certainement le besoin de nous sentir essentiels par rapport au monde."


Sartre, "Qu'est-ce que la littérature ?", dans SITUATIONS II, Paris, Gallimard, 1948, p. 90.

 


 

    "L'artiste est celui qui fixe et rend accessible aux plus humains des hommes le spectacle dont ils font partie sans le voir.

    Il n'y a donc pas d'art d'agrément. On peut fabriquer des objets qui ont plaisir en liant autrement des idées déjà prêtes et en présentant des formes déjà vues. L'artiste selon Balzac ou selon Cézanne ne se contente pas d'être un animal cultivé, il assume la culture depuis son début et la fonde à nouveau ; il parle comme le premier homme a parlé et peint comme si l'on n'avait jamais peint. L'expression ne peut alors être la traduction d'une pense déjà claire, puisque les pensées claires sont celles qui ont déjà été dites en nous-mêmes ou par les autres. La conception ne peut pas précéder l'exécution. Avant l'expression, il n'y a qu'une fièvre vague et seule l'oeuvre faite et comprise prouvera qu'on devait trouver là quelque chose, plutôt que rien."

 

Merleau-Ponty, Sens et non-sens, Paris, Gallimard, 1966, p. 24.



  "La société consommatrice d'originalité dévore les œuvres du passé en les banalisant : elle absorbe par la copie sans fin l'œuvre célèbre dans le kitsch du supermarché. L'œuvre d'art, réservoir de formes originales, s'use sous les regards, elle s'épuise dans la copie multiple, elle est inévitablement vouée au kitsch, elle a un temps de vie du fait de l'expansion de ces conserves culturelles. À la fin, un chef-d'œuvre n'est plus que la matrice de ses propres copies. Si nous avons cru à l'éternité des chefs-d'œuvre du passé, c'est, tout simplement, parce que ceux-ci étaient grands, mais six milliards d'insectes heureux les dévorant des yeux et des oreilles finiront toujours par les épuiser : c'est une question de temps."

 

Abraham Moles et Élisabeth Rohmer, Psychologie de l'espace, 1972, Casterman Poche, p. 105.


 

    "Monsieur Andy Warhol, l'artiste Pop, expose des fac-similés de boîtes de Brillo, entassées les unes sur les autres, en piles bien ordonnées, comme dans l'entrepôt d'un supermarché. [...]
En dehors de la galerie, ce sont des boîtes en carton. [...] Mais alors, si nous pensons à fond cette affaire, nous découvrons que l'artiste a échoué, réellement et nécessairement, à produire un simple objet réel. Il a produit une oeuvre d'art, son utilisation des boîtes de Brillo réelles n'étant qu'une extension des ressources dont disposent les artistes, un apport aux matériaux de l'artiste, comme le fut la peinture à l'huile ou la touche.
    Ce qui finalement fait la différence entre une boîte de Brillo et une oeuvre d'art qui consiste en une boîte de Brillo, c'est une certaine théorie de l'art. C'est la théorie qui la fait entrer dans le monde de l'art, et l'empêche de se réduire à n'être que l'objet réel qu'elle est (en un sens autre de "est" que celui de l'identification artistique). Bien sûr, sans la théorie, on ne la verrait probablement pas comme art, et afin de la voir comme faisant partie du monde de l'art, on doit avoir maîtrisé une bonne partie de la théorie artistique aussi bien qu'une part considérable de l'histoire de la peinture récente à New York. Ce n'aurait pas pu être de l'art il y a cinquante ans. De même, il n'aurait pas pu y avoir, toutes choses restant égales, d'assurance d'avion au Moyen Âge, ni d'effaceurs pour machines à écrire étrusques. Le monde doit être prêt pour certaines choses, pas moins le monde de l'art que le monde réel. C'est le rôle des théories artistiques, de nos jours comme toujours, de rendre le monde de l'art, et l'art, possibles. Je serais enclin à penser qu'il ne serait jamais venu à l'idée des peintres de Lascaux qu'ils étaient en train de produire de l'art sur ces murs. À moins qu'il n' y ait eu des esthéticiens néolithiques".


Arthur Danto, "Le Monde de l'art", in Philosophie analytique et esthétique, 1998, Méridiens-Klincksiek, p. 195.



Interview de Marcel Duchamp par Philippe Collin à propos des ready made


Philippe Collin
« Les premiers ready-made remontent à quelle année ? »
Marcel Duchamp :
« A 13, 1913. La première chose c'est une roue de bicyclette que j'ai simplement mise sur un tabouret et je l'ai regardée tourner … Ensuite il y a eu le mouvement, ce n'était pas nécessaire, ensuite il y a eu le porte-bouteilles en 14, ensuite en 15-16 il y en eu d'autres : mais depuis très longtemps je n'en fais pas, vous savez, je n'en fais plus parce que justement, il y a le danger d'en faire trop, parce que n'importe quoi, vous savez , aussi laid que ce soit, aussi indifférent que ce soit, deviendra beau et joli après quarante ans, vous pouvez être tranquille…Alors, c'est très inquiétant pour l'idée même du ready-made. »
Philippe Collin :
« Est-ce que vous n'êtes pas arrivé, depuis l'époque où vous avez fait vos premiers ready-made, à cet attachement esthétique que vous craignez, ou est-ce qu'ils sont restés parfaitement indifférents pour vous ? »
Marcel Duchamp :
« Pour moi, oui ! A moi, oui ! Mais enfin, je comprends très bien que les gens cherchent souvent un côté agréable, et ils le trouvent par habitude. Si vous regardez une chose vingt fois, cent fois, vous commencez à vous habituer, à l'aimer ou à la détester, même. Ça ne reste jamais tout à fait indifférent. Donc c'est un problème difficile. Surtout, pour moi, ils ne m'intéressent pas du tout à regarder, comprenez-vous. »
Philippe Collin :
« Mais comment doit être regardé un ready-made ? »
Marcel Duchamp
« Il ne doit pas être regardé, au fond. Il est là, simplement. On prend notion par les yeux qu'il existe. Mais on ne le contemple pas comme on contemple un tableau. L'idée de contemplation disparaît complètement. Simplement prendre note que c'est un porte-bouteilles, ou que c'était un porte-bouteilles qui a changé de destination. »
Plus loin Duchamp enfonce le clou en précisant :
« … Il n'y a plus de question de visualité : le ready-made n'est plus visible, pour ainsi dire. Elle est complètement matière grise. Elle n'est plus rétinienne…(…)… et je vous assure que je pense pas du tout à mes ready-made. Je n'y ai jamais autant pensé que maintenant, parce que pendant une période de trente ans personne n'en a parlé, ni moi non plus. Donc, c'était un peu oublié, simplement, et ça reparaît maintenant. Et puis, dans cinq ou six ans, on n'en reparlera plus.»


 

"Question : Votre livre [sur le poète René Char] se donne d'emblée comme une « paraphrase ». Que faut-il entendre par là ?

Réponse : Rien de plus que le plus banal des procédés scolaires : lorsqu'il faut faire comprendre un vers difficile de Mallarmé ou de Gongora, que fait-on ? On « dit ce que cela veut dire », on paraphrase. Régulièrement, quand il est question de poésie, des gens viennent vous dire : vous comprenez ce poème comme ça ; moi, je le comprends autrement. Bien entendu, ils peuvent et ont le droit de le comprendre autrement. Mais, devant un texte hiéroglyphique, vous ne pouvez pas dire à un égyptologue : « Moi, je le comprends autrement », si vous ne savez pas l'égyptien. Vous aurez le droit de le comprendre autrement, mais quand vous aurez étudié l'égyptien. Il faut apprendre la langue-Char, dont la difficulté dépasse le travail sur la syntaxe et les distorsions de vocabulaire qui font que Mallarmé, quoique hermétique, est accessible au non-spécialiste.

Il fallait ensuite montrer ce que le poète avait voulu soit dire, soit suggérer, exposer la pensée que Char avait voulu déployer dans son poème ; car il y en avait une, à laquelle il tenait. C'est ce qui explique que ce livre repose aussi sur des entretiens. Je soumettais à Char des interprétations de ses poèmes pour saisir ce sens auquel il tenait et qu'il avait mis tous ses efforts à établir. J'ai trop souvent subi les colères de Char, lorsque je n'avais pas compris ce qu'il avait voulu dire, pour l'ignorer. Il avait sa pensée à lui ; il n'aimait pas qu'on lui en imposât d'autres."

 

Paul Veyne, Le Quotidien et l'intéressant, Les Belles Lettres, 1996.

 

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Date de création : 07/12/2005 @ 21:05
Dernière modification : 08/01/2014 @ 16:27
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