"Il n'y a point, dit-on, de peuple sur la terre qui n'ait un culte religieux quelconque ; les sauvages les plus grossiers et les nations les moins policées, reconnaissent un agent tout-puissant qui gouverne le monde ; et de ce consentement universel à reconnaître un Dieu, on en conclut l'existence.
Je réponds que le consentement universel des hommes sur un objet qu'aucun d'entre eux n'a jamais pu connaître, ne prouve nullement son existence : le consentement des hommes à reconnaître un Dieu ne prouve rien, sinon qu'ils se sont formé des idées fausses de la matière, et que des fripons ont su tirer parti de leur crédulité.
De ce que tous les peuples de la terre ont cru aux sorciers et aux revenants, est-ce une raison pour en conclure l'existence des sorciers et des revenants ?
Ce qui prouve que l'idée de Dieu est fondée sur une erreur, c'est que chaque peuple s'est fait un Dieu à sa manière : le Lapon adore une roche, le Nègre se prosterne devant un serpent monstrueux, l'Idolâtre devant une statue, et le Chrétien, qui se moque du Lapon, du Nègre et de l'Idolâtre, s'agenouille devant un morceau de pain.
Mais en second lieu, il est faux que tous les peuples de la terre reconnaissent un Dieu ; les Hottentots, les Caffres, les Brasiliens, n'ont aucune espèce de religion. Eusèbe nous a conservé le passage suivant d'un philosophe de Syrie : « Chez les Seres il y a une loi qui défend le meurtre, le libertinage, le vol et toute espèce de culte, c'est pourquoi dans cette immense région on ne voit ni temple, ni fille publique, ni adultère , ni voleur , ni assassin , ni empoisonneur. »
Les opinions des hommes sur la Divinité, ne sont que des opinions sur parole ; ils ont reçu ces opinions de leurs pères, de leurs instituteurs, de leurs prêtres ; ils les ont adoptées sans examen et y tiennent par habitude : si les hommes consultaient leur raison, s'ils avaient le courage d'examiner l'objet de leur croyance, l'idée de Dieu serait pour jamais bannie de la terre."
François Peyrard, De la nature et de ses lois, 1793, Louis, Paris, p. 18-21.
"Cessons de croire que la religion puisse être utile à l'homme. Ayons de bonnes lois, et nous saurons nous passer de religion. Mais il en faut une au peuple, assure-t-on ; elle l'amuse, elle le contient. À la bonne heure !
Donnez-nous donc, en ce cas, celle qui convient à des hommes libres. Rendez-nous les dieux du paganisme. Nous adorerons volontiers Jupiter, Hercule ou Pallas ; mais nous ne voulons plus du fabuleux auteur d'un univers qui se meut lui-même ; nous ne voulons plus d'un dieu sans étendue et qui pourtant remplit tout de son immensité, d'un dieu tout-puissant et qui n'exécute jamais ce qu'il désire, d'un être souverainement bon et qui ne fait que des mécontents, d'un être ami de l'ordre et dans le gouvernement duquel tout est en désordre. Non, nous ne voulons plus d'un dieu qui dérange la nature, qui est le père de la confusion, qui meut l'homme au moment où l'homme se livre à des horreurs ; un tel dieu nous fait frémir d'indignation, et nous le reléguons pour jamais dans l'oubli, d'où l'infâme Robespierre a voulu le sortir[1].
Français, à cet indigne fantôme, substituons les simulacres imposants qui rendaient Rome maîtresse de l'univers ; traitons toutes les idoles chrétiennes comme nous avons traité celles de nos rois. Nous avons replacé les emblèmes de la liberté sur les bases qui soutenaient autrefois des tyrans ; réédifions de même l'effigie des grands hommes sur les piédestaux de ces polissons adorés par le Christianisme. Cessons de redouter, pour nos campagnes, l'effet de l'athéisme ; les paysans n'ont-ils pas senti la nécessité de l'anéantissement du culte catholique, si contradictoire aux vrais principes de la liberté ? N'ont-ils pas vu sans effroi, comme sans douleur, culbuter leurs autels et leurs presbytères ? Ah ! croyez qu'ils renonceront de même à leur ridicule dieu. Les statues de Mars, de Minerve et de la Liberté seront mises aux endroits les plus remarquables de leurs habitations ; une fête annuelle s'y célébrera tous les ans ; la couronne civique y sera décernée au citoyen qui aura le mieux mérité de la Patrie. A l'entrée d'un bois solitaire, Vénus, l'Hymen et l'Amour, érigés sous un temple agreste, recevront l'hommage des amants ; là, ce sera par la main des Grâces que la beauté couronnera la constance. Il ne s'agira pas seulement d'aimer pour être digne de cette couronne, il faudra encore avoir mérité de l'être : l'héroïsme, les talents, l'humanité, la grandeur d'âme, un civisme à l'épreuve, voilà les titres qu'aux pieds de sa maîtresse sera forcé d'établir l'amant, et ceux-là vaudront bien ceux de la naissance et de la richesse, qu'un sot orgueil exigeait autrefois. Quelques vertus au moins écloront de ce culte, tandis qu'il ne naît que des crimes de celui que nous avons eu la faiblesse de professer. Ce culte s'alliera avec la liberté que nous servons ; il l'animera, l'entretiendra, l'embrasera, au lieu que le théisme est par son essence et par sa nature le plus mortel ennemi de la liberté que nous servons. En coûta-t-il une goutte de sang quand les idoles païennes furent détruites sous le Bas-Empire ? La révolution, préparée par la stupidité d'un peuple redevenu esclave, s'opéra sans le moindre obstacle. Comment pouvons-nous redouter que l'ouvrage de la philosophie soit plus pénible que celui du despotisme ? Ce sont les prêtres seuls qui captivent encore aux pieds de leur dieu chimérique ce peuple que vous craignez tant d'éclairer ; éloignez-les de lui et le voile tombera naturellement. Croyez que ce peuple, bien plus sage que vous ne l'imaginez, dégagé des fers de la tyrannie, le sera bientôt de ceux de la superstition. Vous le redoutez s'il n'a pas ce frein : quelle extravagance ! Ah ! croyez-le, citoyens, celui que le glaive matériel des lois n'arrête point ne le sera pas davantage par la crainte morale des supplices de l'enfer, dont il se moque depuis son enfance. Votre théisme, en un mot, a fait commettre beaucoup de forfaits, mais il n'en arrêta jamais un seul. S'il est vrai que les passions aveuglent, que leur effet soit d'élever sur nos yeux un nuage qui nous déguise les dangers dont elles sont environnées, comment pouvons-nous supposer que ceux qui sont loin de nous, comme le sont les punitions annoncées par votre Dieu, puissent parvenir à dissiper ce nuage que ne peut dissoudre le glaive même des lois toujours suspendu sur les passions ? S'il est donc prouvé que ce supplément de freins imposé par l'idée d'un dieu devienne inutile, s'il est démontré qu'il est dangereux par ses autres effets, je demande à quel usage il peut donc servir, et de quels motifs nous pourrions nous appuyer pour en prolonger l'existence. Me dira-t-on que nous ne sommes pas assez mûrs pour consolider encore notre révolution d'une manière aussi éclatante ? Ah ! mes concitoyens, le chemin que nous avons fait depuis 89 était bien autrement difficile que celui qui nous reste à faire, et nous avons bien moins à travailler l'opinion, dans ce que je vous propose, que nous ne l'avons tourmentée en tout sens depuis l'époque du renversement de la Bastille. Croyons qu'un peuple assez sage, assez courageux pour conduire un monarque impudent du faîte des grandeurs aux pieds de l'échafaud ; qui dans ce peu d'années sut vaincre autant de préjugés, sut briser tant de freins ridicules, le sera suffisamment pour immoler au bien de la chose, à la prospérité de la république, un fantôme bien plus illusoire encore que ne pouvait l'être celui d'un roi.
Français, vous frapperez les premiers coups : votre éducation nationale fera le reste ; mais travaillez promptement à cette besogne ; qu'elle devienne un de vos soins les plus importants ; qu'elle ait surtout pour base cette morale essentielle, si négligée dans l'éducation religieuse. Remplacez les sottises déifiques, dont vous fatiguiez les jeunes organes de vos enfants, par d'excellents principes sociaux ; qu'au lieu d'apprendre à réciter de futiles prières qu'ils se feront gloire d'oublier dès qu'ils auront seize ans, ils soient instruits de leurs devoirs dans la société ; apprenez-leur à chérir des vertus dont vous leur parliez à peine autrefois et qui, sans vos fables religieuses, suffisent à leur bonheur individuel ; faites-leur sentir que ce bonheur consiste à rendre les autres aussi fortunés que nous désirons l'être nous-mêmes. Si vous asseyez ces vérités sur des chimères chrétiennes, comme vous aviez la folie de le faire autrefois, à peine vos élèves auront-ils reconnu la futilité des bases qu'ils feront crouler l'édifice, et ils deviendront scélérats seulement parce qu'ils croiront que la religion qu'ils ont culbutée leur défendait de l'être. En leur faisant sentir au contraire la nécessité de la vertu uniquement parce que leur propre bonheur en dépend, ils seront honnêtes gens par égoïsme, et cette loi qui régit tous les hommes sera toujours la plus sûre de toutes. Que l'on évite donc avec le plus grand soin de mêler aucune fable religieuse dans cette éducation nationale. Ne perdons jamais de vue que ce sont des hommes libres que nous voulons former et non de vils adorateurs d'un dieu. Qu'un philosophe simple instruise ces nouveaux élèves des sublimités incompréhensibles de la nature ; qu'il leur prouve que la connaissance d'un dieu, souvent très dangereuse aux hommes, ne servit jamais à leur bonheur, et qu'ils ne seront pas plus heureux en admettant, comme cause de ce qu'ils ne comprennent pas, quelque chose qu'ils comprendront encore moins ; qu'il est bien moins essentiel d'entendre la nature que d'en jouir et d'en respecter les lois ; que ces lois sont aussi sages que simples ; qu'elles sont écrites dans le cœur de tous les hommes, et qu'il ne faut qu'interroger ce cœur pour en démêler l'impulsion. S'ils veulent qu'absolument vous leur parliez d'un créateur, répondez que les choses ayant toujours été ce qu'elles sont, n'ayant jamais eu de commencement et ne devant jamais avoir de fin, il devient aussi inutile qu'impossible à l'homme de pouvoir remonter à une origine imaginaire qui n'expliquerait rien et n'avancerait à rien. Dites-leur qu'il est impossible aux hommes d'avoir des idées vraies d'un être qui n'agit sur aucun de nos sens.
Toutes nos idées sont des représentations des objets qui nous frappent ; qu'est-ce qui peut nous représenter l'idée de Dieu, qui est évidemment une idée sans objet ? Une telle idée, leur ajouterez-vous, n'est-elle pas aussi impossible que des effets sans cause ? Une idée sans prototype est-elle autre chose qu'une chimère ? Quelques docteurs, poursuivrez-vous, assurent que l'idée de Dieu est innée, et que les hommes ont cette idée dès le ventre de leur mère. Mais cela est faux, leur ajouterez-vous ; tout principe est un jugement, tout jugement est l'effet de l'expérience, et l'expérience ne s'acquiert que par l'exercice des sens ; d'où suit que les principes religieux ne portent évidemment sur rien et ne sont point innés. Comment, poursuivrez-vous, a-t-on pu persuader à des êtres raisonnables que la chose la plus difficile à comprendre était la plus essentielle pour eux ? C'est qu'on les a grandement effrayés ; c'est que, quand on a peur, on cesse de raisonner ; c'est qu'on leur a surtout recommandé de se défier de leur raison et que, quand la cervelle est troublée, on croit tout et n'examine rien. L'ignorance et la peur, leur direz-vous encore, voilà les deux bases de toutes les religions. L'incertitude où l'homme se trouve par rapport à son Dieu est précisément le motif qui l'attache à sa religion. L'homme a peur dans les ténèbres, tant au physique qu'au moral ; la peur devient habituelle en lui et se change en besoin : il croirait qu'il lui manque quelque chose s'il n'avait plus rien à espérer ou à craindre. Revenez ensuite à l'utilité de la morale : donnez-leur sur ce grand objet beaucoup plus d'exemples que de leçons, beaucoup plus de preuves que de livres et vous en ferez de bons citoyens ; vous en ferez de bons guerriers, de bons pères, de bons époux ; vous en ferez des hommes d'autant plus attachés à la liberté de leur pays qu'aucune idée de servitude ne pourra plus se présenter à leur esprit, qu'aucune terreur religieuse ne viendra troubler leur génie. Alors le véritable patriotisme éclatera dans toutes les âmes ; il y régnera dans toute sa force et dans toute sa pureté, parce qu'il y deviendra le seul sentiment dominant, et qu'aucune idée étrangère n'en attiédira l'énergie ; alors, votre seconde génération est sûre, et votre ouvrage, consolidé par elle, va devenir la loi de l'univers. Mais si, par crainte ou pusillanimité, ces conseils ne sont pas suivis, si l'on laisse subsister les bases de l'édifice que l'on avait cru détruire, qu'arrivera-t-il ? On rebâtira sur ces bases, et l'on y placera les mêmes colosses, à la cruelle différence qu'ils y seront cette fois cimentés d'une telle force que ni votre génération ni celles qui la suivront ne réussiront à les culbuter.
Qu'on ne doute pas que les religions ne soient le berceau du despotisme ; le premier de tous les despotes fut un prêtre ; le premier roi et le premier empereur de Rome, Numa et Auguste, s'associent l'un et l'autre au sacerdoce ; Constantin et Clovis furent plutôt des abbés que des souverains ; Héliogabale fut prêtre du Soleil. De tous les temps, dans tous les siècles, il y eut dans le despotisme et dans la religion une telle connexité qu'il reste plus que démontré qu'en détruisant l'un, l'on doit saper l'autre, par la grande raison que le premier servira toujours de loi au second. Je ne propose cependant ni massacres ni exportations ; toutes ces horreurs sont trop loin de mon âme pour oser seulement les concevoir une minute. Non, n'assassinez point, n'exportez point : ces atrocités sont celles des rois ou des scélérats qui les imitèrent ; ce n'est point en faisant comme eux que vous forcerez de prendre en horreur ceux qui les exerçaient. N'employons la force que pour les idoles ; il ne faut que des ridicules pour ceux qui les servent : les sarcasmes de Julien nuisirent plus à la religion chrétienne que tous les supplices de Néron. Oui, détruisons à jamais toute idée de Dieu et faisons des soldats de ses prêtres ; quelques-uns le sont déjà ; qu'ils s'en tiennent à ce métier si noble pour un républicain, mais qu'ils ne nous parlent plus ni de leur être chimérique ni de sa religion fabuleuse, unique objet de nos mépris.- Condamnons à être bafoué, ridiculisé, couvert de boue dans tous les carrefours des plus grandes villes de France, le premier de ces charlatans bénis qui viendra nous parler encore ou de Dieu ou de religion ; une éternelle prison sera la peine de celui qui tombera deux fois dans les mêmes fautes. Que les blasphèmes les plus insultants, les ouvrages les plus athées soient ensuite autorisés pleinement, afin d'achever d'extirper dans le cœur et la mémoire des hommes ces effrayants jouets de notre enfance ; que l'on mette au concours l'ouvrage le plus capable d'éclairer enfin les Européens sur une matière aussi importante, et qu'un prix considérable, et décerné par la nation, soit la récompense de celui qui, ayant tout dit, tout démontré sur cette matière, ne laissera plus à ses compatriotes qu'une faux pour culbuter tous ces fantômes et qu'un cœur droit pour les haïr. Dans six mois, tout sera fini : votre infâme Dieu sera dans le néant ; et cela sans cesser d'être juste, jaloux de l'estime des autres, sans cesser de redouter le glaive des lois et d'être honnête homme, parce qu'on aura senti que le véritable ami de la patrie ne doit point, comme l'esclave des rois, être mené par des chimères ; que ce n'est, en un mot, ni l'espoir frivole d'un monde meilleur ni la crainte de plus grands maux que ceux que nous envoya la nature, qui doivent conduire un républicain, dont le seul guide est la vertu, comme l'unique frein le remords."
Marquis de Sade, "Français, encore un effort si vous voulez être républicains", La religion, in La Philosophie dans le boudoir, 1795.
[1] Toutes les religions s'accordent à nous exalter la sagesse et la puissance intimes de la divinité ; mais dès qu'elles nous exposent sa conduite, nous n'y qu'imprudence, que faiblesse et que folie. Dieu, dit-on, a créé le monde pour lui-même, et jusqu'ici il n'a pu parvenir à s'y faire convenablement honorer ; Dieu nous a créés pour l'adorer, et nous passons nos jours à nous moquer de lui ! Quel pauvre dieu que ce dieu-là ! (Note de l'auteur).
"Et ici donc vaut, sans aucune restriction, la proposition : l'objet de l'homme (dans la religion) n'est rien d'autre que son essence objective, elle-même. Telle est la pensée de l'homme, tels ses sentiments, tel son Dieu : autant de valeur possède l'homme, autant et pas plus, son Dieu. La conscience de Dieu est la conscience de soi de l'homme, la connaissance de Dieu est la connaissance de soi de l'homme. À partir de son Dieu tu connais l'homme, et inversement à partir de l'homme son Dieu : Dieu est l'intériorité manifeste, le soi exprimé de l'homme ; la religion est le solennel dévoilement des trésors cachés de l'homme, l'aveu de ses pensées les plus intimes, la confession publique de ses secrets d'amour.
Mais si la religion, consciente de Dieu, est désignée comme étant la conscience de soi de l'homme, cela ne peut signifier que l'homme religieux a directement conscience du fait que sa conscience de Dieu est la conscience de soi de son essence, puisque c'est la carence de cette conscience qui précisément fonde l'essence particulière de la religion. Pour écarter ce malentendu, il vaut mieux dire : la religion est la première conscience de soi de l'homme, mais indirecte. Partout, par suite, la religion précède la philosophie, aussi bien dans l'histoire de l'humanité que dans l'histoire de l'individu. L'homme déplace d'abord à l'extérieur de soi sa propre essence avant de la trouver en lui. La religion est l'essence infantile de l'humanité".
Feuerbach, L'Essence du christianisme, 1841, Maspero.
"Le fondement de la critique irréligieuse est celui-ci : l'homme fait la religion, la religion ne fait pas l'homme. Plus précisément : la religion est la conscience de soi et de sa valeur de l'homme qui ou bien ne s'est pas encore conquis lui-même, ou bien s'est déjà perdu à nouveau. Mais l'homme, ce n'est pas un être abstrait, installé hors du monde. L'homme, c'est le monde de l'homme, l'Etat, la société. Cet Etat, cette société produisent la religion, une conscience du monde à l'envers, parce qu'ils sont un monde à l'envers. La religion, c'est la théorie générale de ce monde, son compendium encyclopédique, sa logique sous une forme populaire, son point d'honneur spiritualiste, son enthousiasme, sa sanction morale, son complément solennel, le fondement général de sa consolation et de sa justification. Elle est la réalisation fantastique de l'être humain, parce que l'être humain ne possède pas de réalité vraie. La lutte contre la religion est immédiatement la lutte contre ce monde dont la religion est l'arôme spirituel.
La misère religieuse est tout à la fois l'expression de la misère réelle et la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature tourmentée, l'âme d'un monde sans cœur, de même qu'elle est l'esprit de situations dépourvues d'esprit. Elle est l'opium du peuple.
L'abolition de la religion en tant que bonheur illusoire du peuple, c'est l'exigence de son bonheur véritable. Exiger de renoncer aux illusions relatives à son état, c'est exiger de renoncer à une situation qui a besoin de l'illusion. La critique de la religion est donc dans son germe la critique de la vallée des larmes, dont l'auréole est la religion"
Marx, Critique de la philosophie du droit de Hegel, 1844, trad. M. Simon, Éd. Aubier, 1971, p. 51-52.
"Toutes les religions, avec leurs dieux, leurs demi-dieux et leurs prophètes, leurs messies et leurs saints, ont été créées par la fantaisie crédule des hommes, non encore arrivés au plein développement et à la pleine possession de leurs facultés intellectuelles ; le ciel religieux n'est autre chose qu'un mirage, où l'homme, exalté par l'ignorance et la foi, retrouve sa propre image, mais agrandie et renversée, c'est-à-dire divinisée. L'histoire des religions, celle de la naissance, de la grandeur et de la décadence des dieux qui se sont succédé dans la croyance humaine, n'est donc rien que le développement de l'intelligence et de la conscience collectives des hommes. À mesure que, dans leur marche historiquement progressive, ils découvraient, soit en eux-mêmes, soit dans la nature extérieure, une force, une qualité, ou même un grand défaut quelconques, ils les attribuaient à leurs dieux, après les avoir exagérés, élargis outre mesure, comme le font ordinairement les enfants, par un acte de leur fantaisie religieuse. Grâce à cette modestie et à cette pieuse générosité des hommes croyants et crédules, le ciel s'est enrichi des dépouilles de la terre, et, par une conséquence nécessaire, plus le ciel devenait riche et plus l'humanité, plus la terre, devenaient misérables. Une fois la divinité installée, elle fut naturellement proclamée la cause, la raison, l'arbitre et la dispensatrice absolue de toutes choses : le monde ne fut plus rien, elle fut tout ; et l'homme, son vrai créateur, après l'avoir tirée du néant à son insu, s'agenouilla devant elle, l'adora et se proclama sa créature et son esclave."
Bakounine, Dieu et l'État, 1882, Mille et une nuits, p. 24.
"Quant aux hommes vulgaires, enfin, au plus grand nombre, qui ne sont là que pour servir et se rendre utiles et n'ont pas d'autre raison d'être, la religion leur procure l'inestimable bienfait de les rendre contents de leur sort et de leur nature ; elle leur procure en mille occasions la paix du coeur, ennoblit leur obéissance, leur accorde un peu plus de bonheur et un peu plus de douleur à vivre avec leurs semblables et arrive à transfigurer et à embellir, à justifier en quelque mesure tout le réel quotidien, toute la bassesse et la misère quasi animale de leur âme. La religion, la signification religieuse de la vie sont un rayon de soleil pour ces hommes toujours accablés et leur rend supportable même leur propre aspect ; elles agissent comme la philosophie épicurienne a coutume d'agir sur des souffrances d'un rang plus haut, elle les réconforte, les affine, tire parti de leur souffrance, en quelque sorte, et va jusqu'à la sanctifier et à la justifier. Peut-être n'y a-t-il rien de si vénérable dans le christianisme et le bouddhisme que leur art d'enseigner même au plus humble à accéder par la piété à un ordre de choses fictif et supérieur, et par là-même à se résigner à l'ordre réel qui lui fait la vie si dure, dureté qui justement est nécessaire."
Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, IV, 61, trad. Geneviève Bianquis, coll. 10/18, p. 107-108.
"Les idées religieuses, qui professent d'être des dogmes, ne sont pas le résidu de l'expérience ou le résultat final de la réflexion : elles sont des illusions, la réalisation des désirs les plus anciens, les plus forts, les plus pressants de l'humanité ; le secret de leur force est la force de ces désirs. Nous le savons déjà : l'impression terrifiante de la détresse infantile avait éveillé le besoin d'être protégé - protégé en étant aimé - besoin auquel le père a satisfait ; la reconnaissance du fait que cette détresse dure toute la vie a fait que l'homme s'est cramponné à un père, à un père cette fois plus puissant. L'angoisse humaine en face des dangers de la vie s'apaise à la pensée du règne bienveillant de la Providence divine, l'institution d'un ordre moral de l'univers assure la réalisation des exigences de la justice, si souvent demeurées non réalisées dans les civilisations humaines, et la prolongation de l'existence terrestre par une existence future fournit les cadres du temps et le lieu où les désirs se réaliseront. Des réponses aux questions que se pose la curiosité humaine touchant ces énigmes : la genèse de l'univers, le rapport entre le corporel et le spirituel, s'élaborent suivant les prémisses du système religieux. Et c'est un énorme allègement pour l'âme individuelle de voir les conflits de l'enfance - conflits qui ne sont jamais entièrement résolus - lui être pour ainsi dire enlevés et recevoir une solution acceptée de tous. [...]
Nous le répéterons : les doctrines religieuses sont toutes des illusions, on ne peut les prouver, et personne ne peut être contraint à les tenir pour vraies, à y croire. Quelques-unes d'entre elles sont si invraisemblables, tellement en contradiction avec ce que nous avons appris, avec tant de peine, sur la réalité de l'univers, que l'on peut les comparer - en tenant compte comme il convient des différences psychologiques - aux idées délirantes. De la valeur réelle de la plupart d'entre elles il est impossible de juger. On ne peut pas plus les réfuter que les prouver."
Sigmund Freud, L'Avenir d'une illusion, 1927, trad. M. Boniface, Paris, éd. PUF, coll. Quadrige, 2e éd. 1996, p. 43-46.
" « Je ne sais pas, [intervint Paul Dirac], pourquoi nous parlons ici de religion. Si l'on est honnête – et comme scientifique, on doit être honnête avant tout, – on doit reconnaître que la religion contient une foule d'affirmations fausses pour lesquelles il n'existe aucune justification dans la réalité. Déjà le concept de "Dieu" n'est qu'un produit de l'imagination humaine. On peut comprendre que des peuples primitifs, davantage exposés à la domination des forces naturelles que nous ne le sommes actuellement, aient, sous l'effet de leurs angoisses, personnifié ces forces et en soient ainsi arrivés à la notion de divinité. Mais dans notre monde actuel, où nous arrivons à comprendre les relations de cause à effet dans la nature, nous n'avons plus besoin de telles représentations. Je ne vois pas en quoi l'hypothèse de l'existence d'un Dieu tout-puissant pourrait nous aider. Ce que je vois, au contraire, c'est que cette hypothèse conduit à se poser des questions absurdes, par exemple la question de savoir pourquoi Dieu a permis le malheur et l'injustice dans notre monde, l'oppression des pauvres par les riches, et toutes les autres choses horribles qu'il aurait pu, après tout, empêcher. Si, à notre époque, on enseigne encore la religion, la cause n'en est manifestement pas que ces idées nous convainquent encore ; en réalité, cela cache le désir d'apaiser le peuple, les gens simples. Car il est plus facile de gouverner des gens apaisés que des gens inquiets ou mécontents. Il est aussi plus facile de les manœuvrer ou de les exploiter. La religion est une sorte d'opium que l'on donne au peuple pour le faire rêver de bonheur et pour le consoler de l'injustice qu'il subit. C'est aussi pour cette raison que l'alliance entre ces deux grandes forces politiques, l'État et l'Église, se fait si facilement. Toutes les deux ont besoin d'entretenir l'illusion qu'il existe un Dieu bienveillant qui récompense, au ciel si ce n'est sur terre, ceux qui ne se sont pas insurgés contre l'injustice, qui ont accompli leurs tâches calmement et patiemment. Proclamer en tout honnêteté que ce Dieu n'est qu'un produit de l'imagination humaine, cela doit évidemment être considéré comme le pire péché mortel. » […]
« Par principe, […] je n'ai rien à faire des mythes religieux, ne serait-ce que parce que les mythes des diverses religions se contredisent entre eux. Ce n'est qu'un pur hasard que je sois né en Europe et non en Asie, et ce n'est pas de ce hasard que peut dépendre ce qui est vrai, donc ce que je dois croire. Je ne peux en effet, croire que ce qui est vrai »."
Werner Heisenberg, "Premières discussions sur la relation entre science et religion", 1927, in La Partie et le tout, 1969, tr. fr. Paul Kessler, Champs Flammarion, 1990, p. 122 et p. 123.
"Le spectacle de ce que furent les religions, et de ce que certaines sont encore, est bien humiliant pour l'intelligence humaine. Quel tissu d'aberrations ! L'expérience a beau dire « c'est faux » et le raisonnement « c'est absurde », l'humanité ne s'en cramponne que davantage à l'absurdité et à l'erreur. Encore si elle s'en tenait là ! Mais on a vu la religion prescrire l'immoralité, imposer des crimes. Plus elle est grossière, plus elle tient matériellement de place dans la vie d'un peuple. Ce qu'elle devra partager plus tard avec la science, l'art, la philosophie, elle le demande et l'obtient d'abord pour elle seule. Il y a là de quoi surprendre, quand on a commencé par définir l'homme un être intelligent.
Notre étonnement grandit, quand nous voyons que la superstition la plus basse a été pendant si longtemps un fait universel. Elle subsiste d'ailleurs encore. On trouve dans le passé, on trouverait même aujourd'hui des sociétés humaines qui n'ont ni science, ni art, ni philosophie. Mais il n'y a jamais eu de société sans religion.
Quelle ne devrait pas être notre confusion, maintenant, si nous nous comparions à l'animal sur ce point ! Très probablement l'animal ignore la superstition. Nous ne savons guère ce qui se passe dans des consciences autres que la nôtre ; mais comme les états religieux se traduisent d'ordinaire par des attitudes et par des actes, nous serions bien avertis par quelque signe si l'animal était capable de religiosité. Force nous est donc d'en prendre notre parti. L'homo sapiens, seul être doué de raison, est le seul aussi qui puisse suspendre son existence à des choses déraisonnables."
Henri Bergson, Les Deux sources de la morale et de la religion, 1932, Chapitre II, Alcan, p. 105-106.
"Une des raisons principales des critiques de Freud contre la religion est d'avoir découvert dans la soumission à Dieu, un substitut illusoire pour l'ancienne soumission à un père punitif et protecteur. Dans sa croyance en Dieu, l'homme, selon Freud, prolonge sa dépendance infantile au lieu d'assumer sa maturité, ce qui signifie ne dépendre que des ses propres forces. Qu'aurait pensé Freud d'une "religion" qui déclare : "Quand vous avez prononcé le nom de Bouddha, rincez-vous la bouche" ? Qu'aurait-il pensé d'une religion qui ne connaît ni Dieu ni autorité rationnelle d'aucune forme ? Dont le but principal est de libérer l'homme de toute dépendance, de le vivifier, de lui montrer qu'il est lui-même - et personne d'autre - responsable de son destin. [...]
Après avoir reconnu que la cure des symptômes névrotiques et la prévention de symptômes névrotiques s'accompagnent d'une transformation du caractère, il faut reconnaître aussi que le changement de tel ou tel trait de nature névrotique n'est possible qu'à travers la poursuite d'un but plus absolu qui est la transformation totale de l'individu. Il se peut que les résultats partiellement décevants de l'analyse de caractère [...] soient dus précisément au fait que le but poursuivi dans la cure d'un état névrotique n'ait pas été assez ambitieux. Il se peut que le bien-être, la libération de l'angoisse et de l'insécurité, ne puisse s'accomplir qu'en transcendant un but aussi limité, c'est-à-dire qu'il faille réaliser que ce but limité à la seule thérapeutique ne peut s'accomplir en restant ainsi limité, mais qu'il doit s'inscrire dans un cadre de référence plus étendu et plus humaniste."
Erich Fromm, Bouddhisme zen et psychanalyse, 1971, PUF.
Date de création : 08/12/2005 @ 10:49
Dernière modification : 14/01/2022 @ 15:32
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