"Il me semble qu'il y a deux problèmes distincts concernant la signification, à propos desquels des questions de valeur pourraient se poser. Je les appelle le problème mineur et le problème majeur. Le problème mineur concerne le rapport entre ce que, de manière générale, j'appellerais la signification des mots et la signification du locuteur. Il semble plausible de supposer que dire qu'une phrase (un mot, une expression) signifie quelque chose (dire que « Jean est célibataire » signifie que Jean est un mâle non marié, ou quoi que ce soit d'autre qui corresponde à cela) doit être compris d'une manière ou d'une autre, en termes de ce que tels ou tels usagers de cette phrase (de ce mot, de cette expression) signifient en des occasions spécifiques. On peut en donner une analyse préliminaire plutôt rudimentaire, à savoir que, généralement les gens utilisent cette phrase (ce mot, etc.) de cette manière. Une analyse qui me semble plutôt meilleure fait valoir qu'il est conventionnel d'utiliser cette phrase de cette manière. Il y en beaucoup d'autres.
Je pense en réalité que même l'interprétation la plus subtile ou la plus sophistiquée de cette analyse ne peut convenir : je ne pense pas que la signification soit liée de manière essentielle à la convention. Une manière de fixer ce que les phrases signifient voilà ce à quoi elle est essentiellement liée : la convention est effectivement l'une de ces manières, mais elle n'est pas la seule. Je peux inventer un langage, disons le Deutero-Espéranto, que personne ne parle jamais. Cela fait de moi un spécialiste, et je peux décréter ce qui est correct. Remarquez que nous arrivons tout de suite à une forme de notion évaluative : à savoir, ce qu'il est correct de faire.
La suggestion générale serait donc que, dire ce qu'un mot signifie dans un langage revient à dire ce qu'il est en général optimal, pour les locuteurs de ce langage, de faire avec ce mot, ou de quelle manière ils doivent l'utiliser, quelles intentions particulières il est correct ou optimal d'avoir en telles ou telles occasions particulières. On ne suggère évidemment pas ici qu'ils doivent toujours avoir ces intentions. Il serait simplement optimal, ceteris paribus, qu'ils les aient. En ce qui concerne ce qui est optimal dans tel ou tel cas particulier, il faudrait qu'il y ait un profit immédiat, une explication de ce pourquoi c'est optimal. Il se pourrait qu'il y ait toute une gamme d'explications différentes. Il se pourrait par exemple qu'il soit conventionnel d'utiliser tel mot de cette manière, ou qu'il soit conventionnel pour une classe privilégiée de le faire. Ce qu'un terme technique de biologie signifie n'est pas l'affaire du public, mais des biologistes. Il se pourrait, dans le cas du langage inventé, que ce soit ce qui est stipulé par son inventeur. Néanmoins, dans chacun de ces cas de figure, ce que nous obtenons en termes d'unification de ces analyses est l'optimalité ou la correction d'une certaine forme de comportement. J'en ai fini avec ma discussion du problème mineur.
La problématique majeure à l'intérieur de laquelle se posent les questions de valeur ne concerne pas nos tentatives pour dévoiler la relation entre signification des mots et significations du locuteur, mais nos tentatives pour dévoiler l'anatomie de la signification du locuteur elle-même.
[…]
Résumons la position à laquelle nous sommes maintenant arrivés. Premièrement, selon cette analyse de la signification du locuteur, et en première approximation de ce que nous voulons dire lorsque nous affirmons qu'un locuteur, en disant ce qu'il dit en une occasion particulière, signifie que p, il y a l'idée que ce locuteur se trouve être dans l'état optimal relativement à la communication ou, si vous préférez, au fait de communiquer que p. Deuxièmement, nous faisons valoir que l'état optimal, l'état dans lequel il possède un ensemble infini d'intentions, est en principe irréalisable, de manière qu'il ne signifie pas stricto sensu que p. Le locuteur se trouve néanmoins dans une situation elle qu'il est légitime pour nous, et peut-être même obligatoire d'estimer qu'il satisfait cette condition irréalisable."
Paul Grice,"Retour sur la signification", 1982, tr. fr. Fabrice Pataut, in Philosophie du langage, II, Sens, usage et contexte, Vrin, 2011, p. 321-322 et p. 327.
"Il y a cependant une chose que les ordinateurs ne font pas correctement, c'est traduire. La cause de cette déficience n'est pas le manque d'argent, de besoin, d'intérêt, de talent ou de chercheurs qui travaillent en ce sens. L'investissement de millions de dollars dans la traduction du russe par ordinateur a mené, après des années d'effort, à la conclusion que le traducteur de russe scientifique le plus compétent et efficace est un être humain, un scientifique. Des linguistes spécialistes de textes scientifiques ont constaté combien il est important, pour le savant, d'avoir une connaissance approfondie du domaine auquel se réfère le texte à traduire. L'insuffisance des ordinateurs ne se situait pas dans l'analyse de la syntaxe (de la grammaire) et du vocabulaire, qui représente déjà un travail considérable, mais dans le rapport du code linguistique au cadre plus vaste du domaine scientifique : le contexte dans lequel chaque mot, chaque phrase et chaque paragraphe étaient situés. Les mots et les phrases prennent un sens différent en fonction de leur contexte. Le mot « homme », par exemple, a un sens particulier quand il se réfère aux stades de maturité d'individus masculins ; mais il a un sens différent quand il s'agit de temps de travail, par exemple dans les expressions « man-hours » et « man-days », et un autre sens encore dans l'expression « une armée de 100 000 hommes » (qui comprend maintenant des femmes).
Et même s'il est un jour possible de développer la traduction par ordinateur au point qu'elle devienne utile, le contexte jouera toujours un rôle dans toute communication entre êtres humains. […] Aussi, aucun mode de communication n'est jamais totalement indépendant d'un contexte, et toute signification se définit par une importante composante contextuelle ? Ceci peut paraître évident, mais déterminer le contexte d'une communication est toujours essentiel et souvent difficile. Le langage, par exemple, est en soi un système riche en contexte. Comme nous l'avons affirmé précédemment, le langage n'est pas la réalité ; il a cependant son origine dans des abstractions constituées à partir de la réalité. Pourtant, peu de gens réalisent que la signification, même de la plus simple affirmation, dépend du contexte dans lequel elle est énoncée. Par exemple, un homme et une femme qui vivent ensemble en bons termes, depuis quinze ans ou plus, n'ont pas toujours besoin de parler pour se comprendre. Quand il passe la porte après une journée de travail, elle n'a pas besoin de prononcer un seul mot. Il sait, à sa manière de se mouvoir, quelle sorte de journée elle a passée ; il devine au timbre de sa voix, comment elle est disposée à l'égard des invités qu'ils recevront le soir."
Edward T. Hall, La dans de la vie. Temps culturel, temps vécu, 1983, Points Seuil, 1992, p. 73-74.
"[…] la connaissance partagée de l'environnement culturel n'est pas étrangère à celle du code linguistique. Des expériences ont montré que dans certaines langues autorisant un discours assez elliptique, comme le japonais, les locuteurs réduisent le nombre des ellipses en fonction de leur familiarité avec le partenaire ; cette réduction atteint donc son degré le plus élevé en face d'un étranger, même s'il parle couramment le japonais. Les aptitudes culturelle et linguistique sont en étroite relation. À trop insister sur le code commun aux locuteurs, la linguistique structurale a négligé de rappeler qu'il ne suffit pas. Il faut encore que les partenaires s'accordent sur ce que signifie dire ou ne pas dire la même chose, il faut donc qu'ils appartiennent à une même culture ou à des cultures très proches. Il est vrai, cependant, que cela n'empêche pas les malentendus.
Les présuppositions font partie de l'aptitude culturelle, mais aussi, pour celles qui ont valeur universelle, l'expérience du monde propre à l'ensemble de l'espèce. Il commence à dire « maman », par exemple, présuppose (en dehors du cas tout à fait particulier d'un adolescent sauvage), une proposition « c'est un enfant ». Ce sont ensuite les circonstances ponctuelles de l'échange verbal qui participent à la construction-interprétation du sens au-delà de la lettre. Ainsi, il nous quittera bientôt, appliqué à une personne mourante, ne peut pas signifier que celle-ci s'apprête à prendre la route. L'interprétation de nombreux messages dans la conversation quotidienne met en jeu des composantes de la communication non verbale : comportements du corps, en particulier mouvements de la tête et des bras, autres constituants kinésiques divers, attitudes, actions. D'autre part, le sens également lié au degré de connaissance entre énonceurs, c'est-à-dire à tout ce qu'ils savent l'un sur l'autre : actes, idéologie, états d'âme récurrents, style de vie, habitus dans divers domaines. Si l'on ignore les orientations politiques de l'interlocuteur, en particulier au début d'un dialogue, on ne peut avoir une idée précise de ce que représentent pour lui les mots gauche, droite, démocratie, communisme, féministe, etc. La connaissance réciproque des partenaires est aussi variable, du fait de la variété des situations, que l'aptitude culturelle et les circonstances ponctuelles."
Claude Hagège, L'Homme de paroles, 1985, Folio essais, 2002, p. 291-292.
Date de création : 24/05/2013 @ 11:05
Dernière modification : 10/01/2017 @ 09:06
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