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Texte à méditer :   Un peuple civilisé ne mange pas les cadavres. Il mange les hommes vivants.   Curzio Malaparte
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Hors des sentiers battus
La réalité du temps
  "S'il existe un temps, il est soit limité soit infini. Mais s'il est limité, il a commencé à un certain temps et s'achèvera à un certain temps ; et pour cette raison il y avait un temps quand il n'y avait pas de temps, et il y aura du temps quand il n'y aura plus de temps, ce qui est absurde. Le temps n'est donc pas limité. Mais s'il est infini, puisque quelque chose de lui est dit passé, quelque chose présent et quelque chose futur, le futur et le passé sont ou ne sont pas. Mais s'ils ne sont pas, étant donné qu'il ne restera que le présent, lequel est très petit, le temps sera limité et il s'ensuivra les apories signalées ci-dessus. Mais si le passé existe et le futur existe, chacun d'eux sera présent. Mais il est absurde de dire que le temps passé et le temps futur sont présents. Donc le temps n'est pas non plus infini ; mais s'il n'est ni limité ni infini, le temps n'existe pas du tout."

 

Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes (IIe-IIIe s.), livre III, chapitre XIX, § 143, tr. fr. Pierre Pellegrin, Éd. Du Seuil, Points essais, 1997, p. 445-447.


 

  "On dit que le temps se divise en trois parties, le passé, le présent et le futur. Parmi elles le passé et le futur n'existent pas. Si en effet le temps passé et le temps futur existaient maintenant, chacun d'eux serait présent. Mais le présent n'existe pas non plus. Si, effectivement, le temps présent existe il est soit indivisible, soit divisible. Or il n'est pas indivisible ; c'est en effet dans le temps présent qu'on dit que les choses qui changent changent, et on ne change pas dans un temps sans parties, par exemple le fer qui devient mou ou chacun des autres cas de ce genre. De sorte que le temps présent ne sera pas indivisible. Mais il n'est pas non plus divisible ; en effet il ne peut pas être divisé en présents, puisque, du fait du flux impétueux des choses qui sont dans l'univers, on dit que le présent se change imperceptiblement en passé. Mais il ne peut pas non plus être divisé en passés et futurs ; en effet ils seront non existants, l'une de ses parties n'étant plus et l'autre n'étant pas encore. De là vient aussi que le présent ne peut pas être le terme du passé et le commencement du futur, puisque à la fois il serait et ne serait pas : il existera en tant que présent et n'existera pas puisque ses parties n'existent pas. Donc il ne sera pas non plus divisible. Mais si le présent n'est ni indivisible ni divisible, il n'existe pas non plus. Mais étant donné que ni le présent, ni le passé, ni l'avenir n'existent, il n'existe pas non plus quelque chose qui soit le temps, car ce qui est composé de choses non existantes est non existant."

 

Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes (IIe-IIIe s.), livre III, chapitre XIX, § 143, tr. fr. Pierre Pellegrin, Éd. Du Seuil, Points essais, 1997, p. 447-449.


 

 "Le devenir ne cesse jamais de devenir. Les pauses du mouvement font elles-mêmes partie de la continuité temporelle, prennent rang et place dans l'enchaînement des époques successives qui constituent l'histoire. Mais par rapport au temps […] c'est le verbe « cesser » qui n'a plus de sens. Quand le voyageur est arrivé à Lille, où il avait l'intention d'aller, le mouvement du voyage s’arrête; mais le devenir général, dont l'intention est indéterminée, il ne s'arrête pas pour autant : il poursuit imperturbablement sa course quand le voyageur est arrivé à destination : les balanciers des horloges continuent à osciller et les aiguilles des montres à tourner après l'arrivée de ce voyageur. L'homme croit « tuer le temps » en le dormant – mais ce n'est pas le temps qui est tué : car le temps est invulnérable, et personne n'a de prise sur lui ; c'est l'homme qui se soustrait au temps vécu, qui s'évade du temps par le sommeil ; les pendules continuent à marcher pendant ce sommeil ; et même si elles s'immobilisaient toutes ensemble pour consommer le meurtre du temps, c'est le temps général, c'est le temps lui-même qui relayerait toutes les pendules du monde (il n'a jamais cessé de couler !) afin de poursuivre sa route. Il est vrai que la Belle au Bois Dormant, par son hibernation séculaire, règle le problème et fausse compagnie à l'époque, mais il n'est pas moins vrai que cent ans se sont écoulés jusqu'à son réveil. Car cent ans restent toujours cent ans ! Disons plus : même si la Terre cessait alors de tourner dans l'espace, si les révolutions des astres dans l'univers prenaient fin, le temps continuerait invisiblement à durer, survivant au genre humain lui-même et aux mouvements célestes qui rythment les saisons et scandent les années ; il n'y aurait plus de soleil pour fournir des repères dans le ciel, plus de chronomètres pour mesurer la chronologie, plus d'horloges pour compter les heures, ni de calendriers pour déterminer les dates, et il n'y aurait plus d'hommes pour dire aux jours successifs des éphémérides : tu es samedi, tu es dimanche – mais il y aurait encore et toujours le temps."
 
Vladimir Jankélévitch, L'irréversible et la nostalgie, 1974, Flammarion, Champs essais, 2011, p. 121-122.

Date de création : 14/06/2013 @ 15:25
Dernière modification : 20/06/2022 @ 08:29
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