"Pour quiconque croit à la science, le pire est que la philosophie ne fournit pas de résultats apodictiques, un savoir qu'on puisse posséder. Les sciences ont conquis des connaissances certaines, qui s'imposent à tous ; la philosophie, elle, malgré l'effort des millénaires, n'y a pas réussi. On ne saurait le contester : en philosophie il n'y a pas d'unanimité établissant un savoir définitif. Dès qu'une connaissance s'impose à chacun pour des raisons apodictiques, elle devient aussitôt scientifique, elle cesse d'être philosophie et appartient à un domaine particulier du connaissable.
À l'opposé des sciences, la pensée philosophique ne paraît pas non plus progresser. Nous en savons plus, certes, qu'Hippocrate, mais nous ne pouvons guère prétendre avoir dépassé Platon. C'est seulement son bagage scientifique qui est inférieur au nôtre. Pour ce qui est chez lui à proprement parler recherche philosophique, à peine l'avons-nous peut-être rattrapé.
Que, contrairement aux sciences, la philosophie sous toutes ses formes doive se passer du consensus unanime, voilà qui doit résider dans sa nature même. Ce que l'on cherche à conquérir en elle, ce n'est pas une certitude scientifique, la même pour tout entendement ; il s'agit d'un examen critique au succès duquel l'homme participe de tout son être. Les connaissances scientifiques concernent des objets particuliers et ne sont nullement nécessaires à chacun. En philosophie, il y va de la totalité de l'être, qui importe à l'homme comme tel ; il y va d'une vérité qui, là où elle brille, atteint l'homme plus profondément que n'importe quel savoir scientifique.
L'élaboration d'une philosophie reste cependant liée aux sciences ; elle présuppose tout le progrès scientifique contemporain. Mais le sens de la philosophie a une autre origine : il surgit, avant toute science, là où des hommes s'éveillent."
Karl Jaspers, Introduction à la philosophie, 1950, tr. fr. Jeanne Hersch, 10/18, 1981, p. 5-6.
"Il ne faut pas surestimer la valeur de la philosophie, même de la logique et de l'épistémologie, et leur utilité pour le travail scientifique. On peut exceller comme savant professionnel, sans posséder la moindre connaissance philosophique, voire sans le moindre aperçu des bases méthodologiques les plus générales de la science. Mais le progrès qui compte ne dépend pas de la recherche penchée sur les détails, ni même des découvertes sensationnelles : il provient de la conquête, du défrichement d'un nouveau champ, où l'on pourra poursuivre des recherches et faire des découvertes. C'est là, précisément, ce qu'enseignent les sciences de la vie. Chaque époque importante a pour fondement une idée, par exemple celle de la systématique, celle de l'analyse en quête de la causalité matérielle, celle de l'évolution. La genèse d'une pareille idée neuve exige la méditation des méthodes et des concepts ; aussi, durant la phase de la biologique domine encore aujourd'hui la recherche positive, il s'agit de circonscrire de plus en plus minutieusement la teneur de notions comme la régularité ou la conformité aux lois naturelles, la contingence, la finalité, l'adaptation, l'espèce, le type, le schème structurel, la constitution, etc.
Durant le stade primitif d'une nouvelle époque scientifique – et nous en trouvons des exemples démonstratifs au début de la physique newtonienne comme à l'aurore de l'einsteinienne – nous découvrons toujours un vivace échange de vues sur les notions et les méthodes, les base logiques, alors que, plus tard, l'intérêt ira presque exclusivement aux recherches spécialisées. Celles-ci continueront longtemps sans que rien vienne les troubler, sans qu'on se soucie non plus de l'arrière-plan général et de la perspective philosophique, jusqu'à ce que, de cette besogne expérimentale elle-même surgisse une « crise », qui donne lieu derechef à une révision critique et logique. C'est ce qui s'est passé en physique durant les dernières décades, au cours desquelles les notions de temps, d'espace, de cause, de force et de loi naturelle ont acquis une teneur ignorée de l'ancienne physique.
Tous les praticiens des sciences naturelles ayant pour but de parvenir à la connaissance de la réalité phénoménale, toute crise scientifique est caractérisée par un débat sur cette question : quel est l'objet propre de la science, que sont l'abstraction et le concept, que sont les données réelles et irréductibles ? Chaque fois, sous un aspect nouveau, l'éternel nominalisme s'oppose à l'éternel réalisme. C'est ce qui apparaît très clairement en biologie, en vertu même de l'objet de cette science, qui est la nature vivante. Car les organismes se manifestent à nous, d'abord, lors du premier contact élémentaire, comme des touts, des unités totalisantes, formées, croissantes, mobiles et reproductrices d'elles-mêmes, et se trouvant en rapport compréhensible avec leur milieu. Elles manifestent des affinités et des parentés, au point qu'on peut les réunir en groupes plus vastes et plus restreints : embranchements, classes, ordres, familles, genres, espèces, races, variétés. L'analyse de l'organisme nous apprend à connaître des organes, des systèmes d'organes, des tissus et des cellules ; à son tour, chaque cellule possède une microstructure et une composition chimique, que révèlent les recherches. Du point de vue fonctionnel, on découvre des opérations du tout et des parties, se rapportant à la structure du corps, à la conservation de l'individu et de l'espèce, à l'ambiance, au passé comme à l'avenir.
Tel étant l'objet de la science, il faut bien poser à tout instant, derechef, la question de ce qui n'est qu'une simple étiquette (nomen), de ce qui n'est qu'abstraction (être de raison), de ce qui est réel, du subsidiaire ou de l'essentiel, du naturel ou de l'artificiel. Et c'est, en effet, ce qui se passe. Toujours on en arrive à se redemander ce qui est immédiatement donné, ce qui est le résultat d'une inférence, ce que sont l'individu et l'espèce, la forme et la fonction, le tout et la partie, l'activité et la réactivité, et finalement l'être et le devenir."
F. J. J. Buytendijk, Traité de psychologie animale, 1952, tr. fr. A. Frank-Duquesne, PUF logos, p. 43-45.
"Devant la science les philosophes témoignent pour l'ordinaire aujourd'hui d'une déférence si excessive, si zélée, qu'elle ne saurait être absolument innocente. Nietzsche nous en fournirait une explication qui vaut la peine d'être méditée. Servante de l'idéal ascétique, cette volonté de puissance de ceux qui n'en ont plus, la philosophie a voulu opposer à une vie trop riche, trop lourde, trop exubérante, un savoir équipé pour neutraliser ses forces tumultueuses. La vie était devenir, changement, aventure, le savoir sera éternité, immutabilité, sécurité. Tous les attributs de la réalité s'inversent dans la vérité dont ils tombent sous la coupe. La vérité philosophique est une vérité contre la réalité. La vérité philosophique est une contre-vérité. Dans la philosophie le vrai entre en conflit avec le réel. Il le domestique, il l'annule. Telle était la grande ambition de ce platonisme que toutes les philosophies ont fait leur. De ce point de vue, la science, soumettant les évènements qui passent à des lois qui ne passent pas, ne doit être prise que pour une continuation sous une autre forme de la philosophie. La science n'est que la philosophie campant sur un terrain plus solide. Car l'on pouvait considérer comme des fictions les idées platoniciennes, le Dieu de Malebranche, le transcendantal kantien[1], mais l'on doit s'incliner devant les faits que brandit la science. Son « faitalisme » est une fatalité philosophique. Suprême ruse de la philosophie, voilà la science où l'idéal ascétique s'épargne enfin les démentis. On se moquait du philosophe, Aristophane raillait les nuées socratiques, Diogène bravait le ridicule. Mais nul n'attaquera la science. Le philosophe faisait rire ; le savant en imposera."
Hubert Grenier, La Connaissance philosophique, 1973, Masson et Cie, Éditeurs, p. 49.
[1] Il s'agit des conditions a priori de la connaissance.
Date de création : 23/06/2013 @ 10:36
Dernière modification : 21/12/2020 @ 14:54
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