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Texte à méditer :  Il n'est pas contraire à la raison de préférer la destruction du monde à une égratignure de mon doigt.  David Hume
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Hors des sentiers battus
L'ennui

  "Que l'ennui est cruel, cruellement ennuyeux, je ne sais pas de terme ni plus fort ni plus vrai ; car seul le semblable se reconnaît au semblable. S'il y avait un mot plus noble et plus expressif, il y aurait du moins encore un mouvement à faire. Mais je reste étendu, inactif ; la seule chose que je vois, c'est le vide, la seule dont je vis, c'est le vide ; le seul milieu où je me meus, c'est le vide. Je ne ressens même pas les souffrances. Le vautour, lui, piquait sans cesse son bec dans le foie de Prométhée ; le poison tombait goutte à goutte sur Loke[1] ; malgré la monotonie, il y avait pourtant là de l'interruption. Même la douleur a perdu pour moi sa vertu apaisante. Si l'on m'offrait toutes les splendeurs ou tous les tourments du monde, comme ces choses me sont également indifférentes, je ne me tournerais pas de l'autre côté, ni pour les atteindre, ni pour les fuir. Je meurs de mort. Quelle chose pourrait me distraire ? La fidélité, si je la voyais résister à toute épreuve, un enthousiasme qui soutiendrait tout, une foi qui transporterait les montagnes ; une pensée enfin, si le la percevais, qui rejoindrait le fini et l'infini. Mais le doute empoisonné de mon âme dévore tout. Mon âme est comme la mer Morte que nul oiseau ne peut survoler ; à mi-chemin, il s'enfonce, épuisé, dans la ruine et la mort."

 

Kierkegaard, Ou bien... ou bien..., 1843, I, "Diapsalmata", Robert Laffont, p. 43-44, Gallimard, p. 32.


 

  "L'ennui est source de tous les maux
  Combien l'ennui est pernicieux, tout le monde le reconnaît aussi au sujet des enfants. Aussi longtemps qu'ils s'amusent, ils sont gentils, on peut le dire sans la moindre réserve ; car s'il leur arrive d'être insupportables même en plein jeu, c'est que l'ennui se met de la partie : il est déjà en marche, à sa façon. Aussi, quand on choisit une bonne d'enfant, on attache toujours une importance primordiale à ses vertus de sobriété, de fidélité, d'honnêteté ; mais on tient compte encore d'une aptitude d'ordre esthétique : sait-elle amuser les enfants ? Et l'on n'hésiterait pas à renvoyer celle qui aurait les plus hautes qualités, mais non cette aptitude. Le principe est ici clairement reconnu ; mais le train du monde est si étrange, l'habitude et l'ennui y dominent tellement que le cas de la bonne d'enfant est le seul où l'esthétique voit son droit respecté. Essayez de divorcer parce que votre femme est assommante, de déposer un roi parce qu'on en a assez de le voir, d'exiler un prêtre parce qu'il est insupportable à entendre, de renvoyer un ministre ou de condamner à mort un journaliste parce qu'il est ennuyeux à mourir : vous n'en viendrez pas à bout. Étonnez-vous donc que le monde aille à reculons, que le mal se répande toujours plus, quand va croissant l'ennui, source de tous les maux. On peut le vérifier depuis le commencement du monde. Les dieux s'ennuyaient : ils créèrent les hommes. Adam s'ennuyait d'être seul : Ève fut créée. Dès ce moment, l'ennui fut dans le monde et il s'étendit dans l'exacte mesure ou la population se propagea. Adam s'ennuya d'abord seul, puis en compagnie d'Ève ; puis Adam, Ève, Caïn et Abel s'ennuyèrent en famille ; puis, la population croissant dans le monde, les peuples s'ennuyèrent en masse. […]
  La destinée de l'homme

  L'oisiveté, a-t-on coutume de dire, est la mère de tous les maux, contre lesquels on préconise le travail. On voit bien, à la crainte comme au remède, l'origine plébéienne du dicton. L'oisiveté, comme telle, n'est pas du tout mère de tous les maux ; elle est au contraire une vie véritablement divine, à condition de ne pas s'y ennuyer. Elle peut même amener la perte de la fortune, etc., mais une âme bien née ne craint rien d'autre que l'ennui. […] Le proverbe latin, otium est pulvinar diaboli [l'oisiveté est l'oreiller du diable], est bien vrai ; mais le diable n'a pas le temps d'y poser la tête, quand on ne s'ennuie pas. Cependant, quand les gens croient que la destinée de l'homme est de travailler, l'antithèse de l'oisiveté et du travail est exacte ; mais la mienne ne l'est pas moins quand je pose que la destinée de l'homme est de s'amuser. L'ennui, c'est le panthéisme démoniaque. Si l'on s'en tient à l'ennui comme tel, il devient funeste ; en revanche, il a sa vérité dès qu'on le supprime, ce qu'on ne fait qu'en s'amusant – ergo, on doit s'amuser. […] Au panthéisme est généralement liée l'idée de plénitude ; pour l'ennui, c'est l'inverse ; il repose sur le vide, d'où justement son caractère panthéiste. Il repose sur le rien qui se glisse à travers l'existence ; il cause un vertige semblable à celui que l'on éprouve à regarder un abîme sans fond : c'est le vertige sans fin. […]"

 

Kierkegaard, Ou bien... ou bien..., 1843, I, "La culture alternée", Robert Laffont, p. 248 et sq.


 

  "Personne encore n'a défini, dans un langage pouvant être compris de ceux-là mêmes qui n'en ont jamais fait l'expérience, ce qu'est l'ennui. Ce que certains appellent l'ennui n'est que de la lassitude ; ou bien ce n'est qu'une sorte de malaise ; ou bien encore, il s'agit de fatigue. Mais l'ennui, s'il participe en effet de la fatigue, du malaise et de la lassitude, participe de tout cela comme l'eau participe de l'hydrogène et de l'oxygène dont elle se compose. Elle les inclut, sans toutefois leur être semblable.

  Si la plupart donnent ainsi à l'ennui un sens restreint et incomplet, quelques rares esprits lui prêtent une signification qui, d'une certaine façon, le transcende : c'est le cas lorsqu'on appelle ennui ce dégoût intime et tout spirituel qu'inspirent la diversité et l'incertitude du monde. Ce qui nous fait bâiller, et qui est la lassitude ; ce qui nous fait changer de position, et qui est le malaise ; ce qui nous empêche de bouger, et qui est la fatigue - rien de tout cela n'est vraiment l'ennui ; mais ce n'est pas non plus le sens profond de la vacuité de toute chose, grâce auquel se libère l'aspiration frustrée, se relève le désir déçu et se forme dans l'âme le germe d'où naîtra le mystique ou le saint.

  L'ennui est bien la lassitude du monde, le malaise de se sentir vivre, la fatigue d'avoir déjà vécu ; l'ennui est bien, réellement, la sensation charnelle de la vacuité surabondante des choses. Mais plus que tout cela, l'ennui c'est aussi la lassitude d'autres mondes, qu'ils existent ou non ; le malaise de devoir vivre, même en étant un autre, même d'une autre manière, même dans un autre monde ; la fatigue, non pas seulement d'hier et d'aujourd'hui, mais encore de demain et de l'éternité même, si elle existe - ou du néant, si c'est lui l'éternité.


  Ce n'est pas seulement la vacuité des choses et des êtres qui blesse l'âme, quand elle est en proie à l'ennui ; c'est aussi la vacuité de quelque chose d'autre, qui n'est ni les choses ni les êtres, c'est la vacuité de l'âme elle-même qui ressent ce vide, qui s'éprouve elle-même comme du vide, et qui, s'y retrouvant, se dégoûte elle-même et se répudie.

  L'ennui est la sensation physique du chaos, c'est la sensation que le chaos est tout. Le bâilleur, le maussade, le fatigué se sentent prisonniers d'une étroite cellule. Le dégoûté par l'étroitesse de la vie se sent ligoté dans une cellule plus vaste. Mais l'homme en proie à l'ennui se sent prisonnier d'une vaine liberté, dans une cellule infinie. Sur l'homme qui bâille d'ennui, sur l'homme en proie au malaise ou à la fatigue, les murs de la cellule peuvent s'écrouler, et l'ensevelir. L'homme dégoûté de la petitesse du monde peut voir ses chaînes tomber, et s'enfuir ; il peut aussi se désoler de ne pouvoir les briser et, grâce à la douleur, se revivre lui-même sans dégoût. Mais les murs d'une cellule infinie ne peuvent nous ensevelir, parce qu'ils n'existent pas ; et nos chaînes ne peuvent pas même nous faire revivre par la douleur, puisque personne ne nous a enchaînés.
  Voilà ce que j'éprouve devant la beauté paisible de ce soir qui meurt, impérissablement. Je regarde le ciel clair et profond, où des choses vagues et rosées, telles des ombres de nuages, sont le duvet impalpable d'une vie ailée et lointaine. Je baisse les yeux vers le fleuve, où l'eau, seulement parcourue d'un léger frémissement, semble refléter un bleu venu d'un ciel plus profond. Je lève de nouveau les yeux vers le ciel, où flotte déjà, parmi les teintes vagues qui s'effilochent sans former de lambeaux dans l'air invisible, un ton endolori de blanc éteint, comme si quelque chose aussi dans les choses, là où elles sont plus hautes et plus frustes, connaissait un ennui propre, matériel, une impossibilité d'être ce qu'elles sont, un corps impondérable d'angoisse et de détresse.

  Quoi donc? Qu'y a-t-il d'autre, dans l'air profond, que l'air profond lui-même, qui n'est rien ? Qu'y a-t-il d'autre dans le ciel qu'une teinte qui ne lui appartient pas ? Qu'y a-t-il dans ces traînées vagues, moins que des nuages et dont je doute déjà, qu'y a-t-il de plus que les reflets lumineux, matériellement incidents, d'un soleil déjà déclinant ? Dans tout cela, qu'y a-t-il d'autre que moi ? Ah, mais l'ennui c'est cela, simplement cela. C'est que dans tout ce qui existe - ciel, terre, univers -, dans tout cela, il n'y ait que moi !
28 septembre 1932"

 

Fernando Pessoa, Le livre de l'intranquillité, 1982, tr. Fr. François Laye, Bourgois, 1999, p. 368-369.


[1] Loke ou Loki, dieu trompeur et traître de la mythologie nordique, puni pour avoir tué un autre dieu, il est condamné à être enfermé dans une grotte, ligoté sous un serpent qui verse son venin goutte à goutte sur son visage, jusqu'à la fin des temps.

 

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Date de création : 10/10/2013 @ 15:19
Dernière modification : 10/10/2013 @ 15:19
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