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Texte à méditer :  

Il est vrai qu'un peu de philosophie incline l'esprit de l'homme à l'athéisme ; mais que davantage de philosophie le ramène à la religion.   Francis Bacon


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Hors des sentiers battus
La notion de responsabilité

  "Il faut aussi distinguer l'ignorance involontaire de l'ignorance volontaire. En effet, lorsque notre ignorance dépend de nous, nous ne devons pas la regarder comme une excuse de nos fautes. C'est pourquoi ceux qui commettent de mauvaises actions, dans l'ivresse, ou dans le transport de la colère, sont considérés comme ayant agi volontairement, puisqu'ils étaient libres de ne pas s'enivrer et de ne pas se mettre en fureur, et que leur ignorance résulte de leur volonté. Ainsi, bien qu'ils aient agi dans un état d'ignorance, ils ne sont point regardés comme ayant agi par ignorance, parce que leur état dépendait de leur volonté. Ils encourent, pour cela, le blâme des gens sensés; car ils n'auraient pas commis de fautes s'ils ne s'étaient pas abandonnés à l'ivresse, de la colère ou à celle du vin. Puis donc que leur ivresse est volontaire, leur action l'est aussi. Mais nous agissons réellement par ignorance lorsque notre ignorance est involontaire, et qu'elle est l'effet de circonstances indépendantes de nous. C'est ainsi que quelqu'un, en lançant une flèche dans un lieu où il a coutume de s'exercer, atteint son père qui passe par hasard, et le tue.
  On voit donc, par ce que nous venons de dire, que celui qui n'a pas le discernement du bien, ou qui prend le mal pour le bien, n'agit pas toujours involontairement; puisque son ignorance peut résulter de sa perversité. C'est pourquoi il peut être blâmé avec raison, parce que les actes volontaires encourent le blâme."

 
Némésios, De la nature de l'homme, vers 400 ap. J.-C., traduit du grec par Jean-BaptisteThibault, Cambrai, 1844.


  "Mais comment, dira-t-on, ce chrétien ne participe-t-il pas à une action qu'on ne commettrait pas, s'il en faisait une autre? Alors nous sommes donc complices de l'effraction d'une porte, puisque le voleur ne la briserait pas si nous ne l'avions pas fermée; nous sommes donc complices de l'homicide, s'il nous arrive de savoir qu'il aura lieu, puisque nous ne tuons pas d'avance les brigands pour les empêcher de le commettre; ou encore, si un homme nous avoue qu'il est dans l'intention de commettre un parricide, nous le commettons donc avec lui, si, ne pouvant l'en détourner ni l'en empêcher par un autre moyen, nous ne le tuons pas, quand nous le pouvons, avant qu'il s'en rende coupable ? On pourra répéter exactement dans les mêmes termes Vous êtes son complice : car il n'eût pas fait ceci, si vous eussiez fait cela. Pour moi, je voudrais qu'aucune de ces fautes ne fût commise; mais je ne puis éviter que celle qui dépend de ma volonté; quant à celle d'un autre, si je ne puis l'empêcher autrement, je ne suis point obligé d'y mettre obstacle en faisant une mauvaise action. Ce n'est point approuver le mal, que de ne pas le commettre pour un autre. Celui qui n'approuve ni l'une ni l'autre faute, voudrait que ni l'une ni l'autre faute n'eût lieu; seulement par le pouvoir qu'il en a, il ne commet point celle qui dépend de lui, et par la volonté seulement, il condamne celle qui dépend de la volonté d'un autre."

 

Saint Augustin, Du mensonge, début du Ve siècle, Chapitre IX, tr. fr. Abbé Devoille, Librio, 2013, p. 22-23.



  "Tout se réduit enfin à ceci. Adam a-t-il péché librement ? Si vous répondez que oui, donc, vous dira-t-on, sa chute n'a pas été prévue, si vous répondez que non, donc, vous dira-t-on, il n'est point coupable. Vous écrirez cent volumes contre l'une ou l'autre de ces conséquences , et néanmoins vous avouerez ou que la prévision infaillible d'un événement contingent est un mystère qu'il est impossible de concevoir, ou que la manière dont une créature qui agit sans liberté pèche pourtant, est tout-à-fait incompréhensible."

 

Pierre Bayle, Dictionnaire historique et critique, 1697, Article "Jansénius".

 

  "On ne blâme pas les hommes pour des actions qu'ils accomplissent à leur insu et par accident, quelles qu'en puissent être les conséquences. Pourquoi ? sinon parce que les principes de ces actions sont seulement temporaires et qu'ils s'achèvent sur eux seuls. On blâme moins les hommes pour des actions qu'ils accomplissent à la hâte et sans préméditation que pour des actions qui procèdent d'une délibération. Pour quelle raison ? N'est-ce pas que la précipitation du caractère, bien qu'elle soit une cause et un principe constant dans l'esprit, agit seulement par intervalles et ne corrompt pas tout le caractère Et encore, le repentir efface tous les crimes s'il s'accompagne d'une réforme de la vie et des moeurs. Comment peut-on l'expliquer ? sinon en affirmant que les actions rendent une personne criminelle en tant qu'elles constituent des preuves de l'existence de principes criminels dans l'esprit ; quand un changement de ces principes fait qu'elles cessent d'être de justes preuves, elles cessent pareillement d'être criminelles."
 
Hume, Traité de la nature humaine, 1740, Livre II, Partie III, Section II.

 

   "On nous dit en effet que, si toutes les actions des hommes sont nécessaires, l'on n'est point en droit de punir ceux qui en commettent de mauvaises, ni même de se fâcher contre eux ; qu'on ne peut leur rien imputer ; que les lois seraient injustes si elles décernaient des peines contre eux ; en un mot que l'homme, dans ce cas, ne peut ni mériter ni démériter. Je réponds qu' imputer une action à quelqu'un, c' est la lui attribuer, c' est l' en connaître pour l'auteur ; ainsi quand même on supposerait que cette action fût l' effet d' un agent nécessité , l'imputation peut avoir lieu. Le mérite ou le démérite que nous attribuons à une action sont des idées fondées sur les effets favorables ou pernicieux qui en résultent pour ceux qui les éprouvent ; et quand on supposerait que l'agent était nécessité, il n'en est pas moins certain que son action sera bonne ou mauvaise, estimable ou méprisable pour tous ceux qui en sentiront les influences, enfin propre à exciter leur amour ou leur colère. L'amour ou la colère sont en nous des façons d'être propres à modifier les êtres de notre espèce : lorsque je m'irrite contre quelqu'un, je prétends exciter en lui la crainte, et le détourner de ce qui me déplait, ou même l'en punir. D' ailleurs ma colère est nécessaire, elle est une suite de ma nature et de mon tempérament. La sensation pénible que produit en moi la pierre qui tombe sur mon bras n'en est pas moins une sensation qui me déplait, quoiqu'elle parte d'une cause privée de volonté et qui agit par la nécessité de sa nature. En regardant les hommes comme agissant nécessairement, nous ne pouvons nous dispenser de distinguer en eux une façon d'être et d'agir qui nous convient, ou que nous sommes forcés d'approuver, d'une façon d'être et d'agir qui nous afflige et nous irrite, que notre nature nous force de blâmer et d'empêcher. D'où l'on voit que le système du fatalisme ne change rien à l'état des choses, et n'est point propre à confondre les idées de vice et de vertu. Les lois ne sont faites que pour maintenir la société et pour empêcher les hommes associés de se nuire ; elles peuvent donc punir ceux qui la troublent ou qui commettent des actions nuisibles à leurs semblables ; soit que ces associés soient des agents nécessités soit qu'ils agissent librement, il leur suffit de savoir que ces agents peuvent être modifiés. Les lois pénales sont des motifs que l'expérience nous montre comme capables de contenir ou d'anéantir les impulsions que les passions donnent aux volontés des hommes ; de quelque cause nécessaire que ces passions leur viennent, le législateur se propose d'en arrêter l'effet ; et quand il s' y prend d'une façon convenable, il est sûr du succès. En décernant des gibets, des supplices, des châtiments quelconques aux crimes : il ne fait autre chose que ce que fait celui qui, en bâtissant une maison, y place des gouttières pour empêcher les eaux de la pluie de dégrader les fondements de sa demeure. Quelque soit la cause qui fait agir les hommes, on est en droit d'arrêter les effets de leurs actions, de même que celui dont un fleuve pourrait entraîner le champ, est en droit de contenir ses eaux par une digue, ou même s' il le peut, de détourner son cours. C'est en vertu de ce droit que la société peut effrayer et punir, en vue de sa conservation ceux qui seraient tentés de lui nuire, ou qui commettent des actions qu'elle reconnaît vraiment nuisibles à son repos, à sa sûreté, à son bonheur."

Paul-Henri Thiry D'Holbach, Système de la nature, 1770, 1ère partie, Chapitre XII, in Œuvres philosophiques complètes, tome II, Éditions Alive, 1999, p. 301-302.



  "On dit volontiers : ma volonté a été déterminée par ces mobiles, circonstances, excitations et impulsions. La formule implique d'emblée que je me suis ici comporté de façon passive. Mais, en vérité, mon comportement n'a pas été seulement passif ; Il a été actif aussi, et de façon essentielle, car c'est ma volonté qui a assumé telles circonstances à titre de mobiles, qui les fait valoir comme mobiles. Il n'est ici aucune place pour la relation de causalité. Les circonstances ne jouent point le rôle de cause et ma volonté n'est pas l'effet de ces circonstances. La relation causale implique que ce qui est contenu dans la cause s'ensuive nécessairement. Mais, en tant qu'être de réflexion, je puis dépasser toute détermination posée par les circonstances. Dans la mesure où l'homme allègue qu'il a été entraîné par des circonstances, des excitations, etc., il entend par là rejeter, pour ainsi dire, hors de lui-même sa propre conduite, mais ainsi il se réduit tout simplement à l'état d'être non-libre ou naturel, alors que sa conduite, en vérité, est toujours sienne, non celle d'un autre ni l'effet de quelque chose qui existe hors de lui. Les circonstances ou mobiles n'ont jamais sur les hommes que le pouvoir qu'il leur accorde lui-même."


Hegel, Propédeutique philosophique, 1811, Introduction, § 15, tr. fr. Maurice de
Gandillac, Éditions de Minuit, 1997, p. 32.



  "Lorsque nous agissons nous-mêmes, par exemple, ou que nous jugeons les actes des autres, nous n'imputons à nous-mêmes ou aux autres les actes accomplis que dans la mesure où celui qui agit est bien conscient de la manière dont il agit et des circonstances dans lesquelles l'acte s'est accompli. Si les circonstances ne sont pas celles dont l'individu avait conscience et si l'objectivité comporte d'autres déterminations que celles qu'il prévoyait, l'homme moderne n'accepte pas l'entière responsabilité de ce qu'il a fait, il désavoue une partie de ce qu'il a réalisé, parce que, du fait de l'ignorance où il était des circonstances ou du fait de leur fausse appréciation, cette partie de son activité n'a pas été comme il la voulait, et il ne s'impute que ce qu'il savait et que ce qu'il a accompli intentionnellement en se basant sur ce savoir. Mais pour le caractère héroïque, cette distinction n'existe pas, il se réalise tout entier, avec toute son individualité, dans l'ensemble de son oeuvre. Oedipe, par exemple, se rendant auprès de l'oracle rencontre un homme qu'il tue au cours d'une rixe. À l'époque où il a été accompli, cet acte n'était pas un crime, l'homme ayant lui-même usé de violence à l'égard d'Oedipe. Mais cet homme était son père. Oedipe épouse une reine ; or, cette épouse était sa mère et il se trouve ainsi avoir contracté un mariage incestueux sans le savoir. Et, cependant, il accepte toute la responsabilité de son forfait, se châtie lui-même comme parricide et comme coupable d'inceste [1], bien qu'ayant tué son père et partagé la couche de sa mère sans le savoir ni le vouloir. Ferme, total et entier, le caractère héroïque se refuse à diviser la faute, il ne veut rien savoir d'une opposition possible entre l'intention subjective et l'acte objectif, alors que dans l'activité moderne, aux complications et ramifications infinies, chacun cherche à se décharger sur les autres, à se soustraire autant que possible aux responsabilités d'une faute commise. Sous ce rapport, notre manière de voir est plus morale, étant donné que ce qui caractérise avant tout la conduite morale, ce sont la connaissance subjective des circonstances, l'idée que nous avons du bien et l'intention de la réaliser dans nos actes".
 

Hegel, Esthétique, 1835, L'idée du beau, chapitre III, Champs Flammarion, Paris, 1979, p. 247-248.


[1] Il se crève les yeux.

 
  "Si nous disposons d'une grande série d'expériences, si nos observations portent sans cesse sur les relations de cause à effet dans les actes humains, alors ces actes nos paraissent d'autant plus nécessaires et d'autant moins libres que nous relions plus sûrement les effets aux causes. Si les actes examinés sont simples et que nos observations ont porté sur une grande quantité de tels actes, nous nous faisons une idée pus complète encore de leur nécessité. L'acte malhonnête du fils d'un père malhonnête, la mauvaise conduite d'une femme tombée dans un certain milieu, le retour d'un ivrogne à l'ivrognerie, etc. sont des actes qui nous apparaissent d'autant moins libres que leurs causes nous sont plus compréhensibles. Mais si l'homme dont nous examinons l'acte se trouve sur le degré le plus bas du développement intellectuel, ainsi un enfant, un fou, un simple d'esprit, alors, connaissant les causes de ses actions et la simplicité de sa nature et de son intelligence, nous constatons en lui une si grande part de nécessité et une part si minime de liberté que dès que nous est connue la cause qui doit prédire l'acte, nous pouvons prédire celui-ci.
C'est uniquement en se basant sur ces éléments qu'a été élaborée la notion de l'irresponsabilité du criminel et des circonstances atténuantes, admise de toutes les législations. La responsabilité apparaît plus ou moins grande selon la plus ou moins grande connaissance des conditions dans lesquelles se trouvait l'homme dont l'action est jugée, selon le plus ou moins grand laps de temps écoulé entre l'acte et son jugement, et selon la plus ou moins grande compréhension des causes de l'acte."

 

 
Tolstoï, Guerre et paix, 1869, Épilogue, Deuxième partie, Chapitre 9, tr. fr. Boris de Schloezer, 1960, Le Club français du livre, p. 1429.

 

    "Nous n'accusons pas la nature d'immoralité quand elle nous envoie un orage et nous trempe : pourquoi disons-nous donc immoral l'homme qui fait quelque mal ? Parce que nous supposons ici une volonté libre aux décrets arbitraires, là une nécessité. Mais cette distinction est une erreur. En outre, ce n'est même pas en toutes circonstances que nous appelons immorale une action intentionnellement nuisible ; on tue par exemple une mouche délibérément, mais sans le moindre scrupule, pour la pure et simple raison que son bourdonnement nous déplaît, on punit et fait intentionnellement souffrir le criminel afin de se protéger, soi et la société. Dans le premier cas, c'est l'individu qui, pour se conserver ou même pour s'éviter un déplaisir, cause intentionnellement un mal ; dans le second, c'est l'État. Toute morale admet les actes intentionnellement nuisibles en cas de légitime défense, c'est-à-dire quand il s'agit de conservation ! Mais ces deux points de vue suffisent à expliquer toutes les mauvaises actions exercées par des hommes sur les hommes : on veut son plaisir, on veut s'éviter le déplaisir; en quelque sens que ce soit, il s'agit toujours de sa propre conservation. Socrate et Platon ont raison : quoi que l'homme fasse, il fait toujours le bien, c'est-à-dire ce qui lui semble bon (utile) suivant son degré d'intelligence, son niveau actuel de raison".

  
Nietzsche, Humain, trop humain, 1878, art. 102.


 

    "Les hommes dont c'est le métier de juger et de punir cherchent dans chaque cas à constater si un malfaiteur est en somme responsable de son méfait, s'il était en son pouvoir d'employer sa raison, s'il a agi pour certains motifs et non pas inconsciemment ou sous la contrainte. Si on le punit, c'est pour avoir préféré les mauvaises raisons aux bonnes, qu'il a donc dû connaître. Quand cette connaissance fait défaut, l'homme, suivant l'opinion régnante, n'est ni libre ni responsable ; à moins que son ignorance, par exemple son ignoriantia legis, ne soit la conséquence d'une négligence délibérée de son information ; auquel cas il a donc préféré les mauvaises raisons aux bonnes dès l'instant où il a refusé d'apprendre ce qu'il devait, et il lui faut maintenant expier les conséquences de son mauvais choix. Si, au contraire, il n'a pas vu les bonnes raisons, par stupidité ou imbécillité, on a coutume de ne pas punir : il n'a pas eu, comme on dit, le choix, il a agit en bête."

 

Nietzsche, Le voyageur et son ombre, 1878, art. 23, p. 190-191.


 

    "Le criminel qui connaît tout l'enchaînement des circonstances ne considère pas, comme son juge et son censeur, que son acte est en dehors de l'ordre et de la compréhension : sa peine cependant, lui est mesurée exactement selon le degré d'étonnement qui s'empare de ceux-ci, en voyant cette chose incompréhensible pour eux : l'acte du criminel. Lorsque le défenseur d'un criminel connaît suffisamment le cas et sa genèse, les circonstances atténuantes qu'il présentera, les unes après les autres, finiront nécessairement par effacer toute la faute. Ou, pour l'exprimer plus exactement encore : le défenseur atténuera degré par degré cet étonnement qui veut condamner et attribuer la peine, il finira même par le supprimer complètement, en forçant tous les auditeurs honnêtes à s'avouer dans leur for intérieur : « il lui fallut agir de la façon dont il a agi ; en punissant, nous punirions l'éternelle nécessité » - Mesurer le degré de la peine selon le degré de connaissance que l'on a ou peut avoir de l'histoire du crime, - n'est-ce pas contraire à toute équité ?"
 

Nietzsche, Le voyageur et son ombre, 1878, art. 24, p. 191.


 

  "La question du libre arbitre demeure […]. Quelles que soient les considérations auxquelles on se livre sur le plan de la haute métaphysique, il est bien évident que personne n’y croit en pratique. On a toujours cru qu’il était possible de former le caractère ; on a toujours su que l’alcool ou l’opium ont quelque influence sur le comportement. Le défenseur du libre arbitre soutient qu’on peut à son gré éviter de s’enivrer, mais il ne soutient pas que lorsqu’on est ivre, on puisse articuler les syllabes de la Constitution britannique de manière aussi claire qu’à jeun. Et quiconque a eu affaire à des enfants sait qu’une éducation convenable contribue davantage à les rendre sages que les plus éloquentes exhortations. La seule conséquence, en fait, de la théorie du libre arbitre, c’est qu’elle empêche de suivre les données du bon sens jusqu’à leur conclusion rationnelle. Quand un homme se conduit de façon brutale, nous le considérons intuitivement comme méchant, et nous refusons de regarder en face le fait que sa conduite résulte de causes antérieures, lesquelles, si l’on remontait assez loin, nous entraîneraient bien au-delà de sa naissance, donc jusqu’à des événements dont il ne saurait être tenu pour responsable, quelque d’effort d’imagination que nous fissions."

 

Russell, Le Mariage et la morale, 1929.


 

    "La liberté signifie le contraire de la contrainte : l'homme est libre lorsqu'il agit sans être contraint et il est contraint ou non libre lorsqu'il est empêché par des moyens extérieurs d'agir dans le sens de ses désirs naturels. Il est donc non libre lorsqu'il est enfermé ou enchaîné, ou lorsqu'on exige de lui, sous la menace d'un pistolet, une action qu'il n'aurait pas accomplie sans une telle mise en demeure. Cela est parfaitement clair et l'on conviendra que c'est exactement ainsi que la non-liberté est définie dans la vie quotidienne, par exemple par la justice, et que l'homme est considéré comme entièrement libre et responsable, lorsqu'aucune contrainte extérieure de ce genre ne s'exerce sur lui. Il y a des cas intermédiaires, lorsque, par exemple, quelqu'un agit sous l'influence de l'alcool ou de la drogue. On déclare alors cette personne plus ou moins non libre et on lui concède une responsabilité (Zurechnungsfähigkeit) atténuée, en considérant à juste titre l'action de la drogue comme « extérieure », bien qu'elle se trouve dans son corps ; elle empêche, en effet, la volonté de celui qui agit de suivre son cours conformément à la nature de son caractère. S'il a pris les drogues de son plein gré, nous le rendons alors pleinement responsable de cette action et reportons une partie de la responsabilité sur les conséquences, d'où il résulte alors pour ainsi dire un jugement d'ensemble intermédiaire. Nous ne considérons pas non plus les malades mentaux comme libres en ce qui concerne les actes par lesquels se manifeste précisément leur maladie, parce que nous la tenons pour un facteur perturbant qui entrave le fonctionnement normal des dispositions humaines naturelles. Ce n'est pas eux, mais leur maladie que nous rendons responsable."

 

Moritz Schlick, Questions d'éthique, 1930, VII, 4, Trad. C. Bonnet, Paris, P.U.F., 2000, p. 130-131.


 

    "On ne peut parler de motifs que dans un contexte causal. On voit donc à quel point la notion de responsabilité repose sur celle de causalité, c'est-à-dire de conformité à des lois (Gesetzmässigkeit) de nos actes volontaires. En effet, dès que nous nous représentons l'acte volontaire comme dépourvu de toute cause (ce qui est en toute rigueur l'hypothèse indéterministe), l'acte volontaire se produit absolument au hasard, car le hasard est identique à l'absence de loi et ne peut être que le contraire de la causalité. Pourrions-nous alors rendre responsable l'auteur d'un acte ? Certainement pas. Imaginons qu'un homme, qui a toujours été calme, paisible et irréprochable se jette soudain sur son voisin de tramway et se mette à le rouer de coups. Arrêté et interrogé sur les motifs de son comportement, supposons qu'il déclare en toute sincérité : « Il n'y a aucun motif à mon comportement. J'ai beau chercher, je n'en trouve pas. Ma volonté était sans cause, je l'ai voulu, et il n'y a absolument rien d'autre à dire. » On hocherait la tête et on finirait par le déclarer fou, parce que l'on croirait à une cause et que, après les avoir toutes exclues, il ne resterait plus que l'hypothèse de la maladie mentale ; et il est certain que personne ne le tiendrait pour responsable de son acte. Si nos actes volontaires étaient sans cause, cela n'aurait aucun sens d'essayer d'agir sur autrui, et on voit immédiatement que nous cesserions de lui demander de rendre des comptes et que nous nous contenterions de hausser les épaules devant son comportement. On peut aisément constater dans la pratique que nous tenons quelqu'un pour d'autant plus responsable que nous pouvons découvrir plus de motifs à son action. Si un agresseur était brouillé avec sa victime, s'il avait déjà manifesté par ailleurs des dispositions violentes, si une circonstance particulière l'avait mis en colère, nous lui infligerons alors une peine sévère. En revanche, moins on peut trouver de raisons à son délit, moins nous l'imputerons à son auteur, et plus nous rendrons responsables de son acte un « malheureux hasard », un dérangement passager ou quelque chose de ce genre. Comme nous ne trouvons pas les raisons de son acte dans son caractère, nous ne chercherons donc pas à agir sur ce dernier pour l'améliorer : c'est cela et rien d'autre que signifie le fait que nous le déchargions de la responsabilité de son acte. [...]
  Dès que l'on a pris conscience que ce qui arrive sans cause est identique à ce qui arrive au hasard et qu'un vouloir non déterminé supprimerait par conséquent toute responsabilité, on cesse d'incliner en faveur de l'indéterminisme. Personne ne peut prouver le déterminisme, mais il est certain que nous présupposons son existence dans tout notre comportement pratique et que nous ne pouvons, notamment, appliquer le concept de responsabilité aux actions humaines que pour autant que le principe de causalité vaut pour les phénomènes volontaires".
 

Moritz Schlick, Questions d'éthique, 1930, VII, 7, Trad. C. Bonnet, Paris, P.U.F., 2000, p. 135-136.


 

    "Responsabilité.

 

  Une faute est ce qui est enfin puni. La conséquence mauvaise est la marque de la faute. L'homme qui manque du pied pèche contre son rythme, choit et se blesse.
  Si on ôte toute conséquence mauvaise pour l'auteur, pas de faute. Ramener la conséquence mauvaise sur l'auteur comme par un miroir, et la lui donner pour but, en faire un effet qu'il a prévu et voulu, c'est là la fiction qui se nomme responsabilité. Cet homme a voulu se faire trancher la tête et c'est pourquoi on a pu la lui trancher. Il a pris le détour d'un crime.
  Mais s'il eût ignoré absolument que la conséquence pût s'ensuivre, il n'eût pu être puni. Ou bien l'idée de responsabilité s'écroule, et la répression (temporelle ou non) devient violence et arbitraire - ou mesure scientifique et inhumaine.
  Ainsi faut-il définir la responsabilité : une fiction par laquelle un homme est supposé avoir voulu toutes les conséquences reconnaissables de tout acte qu'il a accompli ; cette supposition étant valable pendant trente ans au plus à partir de son acte.
    *

  Ce qu'il y a de criminel dans le criminel, de sale et de sombre, - est la non-conscience qui accompagne le crime. Car si la conscience de cet acte était au plus haut degré, le sentiment de son étrangeté et de son objectivité dominerait, et le criminel pourrait dire : "Ce n'est pas moi - ce sont mes mains, c'est mon cerveau, - c'est un rêve étonnamment travaillé, surveillé. - Mais je demeure innocent."
  Mais cette conscience incomplète, par laquelle le criminel se sent et se confesse à soi auteur et cause première du crime, l'empêche donc de se trouver irresponsable. Ainsi la responsabilité qu'il se trouve implique une certaine irresponsabilité, - une conscience de soi qui n'est pas au plus haut degré".

 

Paul Valéry, Moralités, in Tel quel, 1941, Folio Essais, p. 105-106.


 

    "Dostoïevski avait écrit : "Si Dieu n'existait pas, tout serait permis." C'est là le point de départ de l'existentialisme. En effet, tout est permis si Dieu n'existe pas, et par conséquent l'homme est délaissé, parce qu'il ne trouve ni en lui, ni hors de lui une possibilité de s'accrocher. Il ne trouve d'abord pas d'excuses. Si, en effet, l'existence précède l'essence, on ne pourra jamais expliquer par référence à une nature humaine donnée et figée ; autrement dit, pas de déterminisme, l'homme est libre, l'homme est liberté. Si, d'autre part, Dieu n'existe pas, nous ne trouvons pas en face de nous des valeurs ou des ordres qui légitimeront notre conduite. Ainsi, nous n'avons ni dernière nous, ni devant nous, dans le domaine numineux des valeurs, des justifications ou des excuses. Nous sommes seuls, sans excuses. C'est ce que j'exprimerai en disant que l'homme est condamné à être libre. Condamné, parce qu'il ne s'est pas créé lui-même, et par ailleurs cependant libre, parce qu'une fois jeté dans le monde, il est responsable de tout ce qu'il fait".
 

Sartre, L'existentialisme est un humanisme, 1946, Folio essais, p. 39-40.


 

    "Si un homme est conduit, par les lois de la nature, à faire ce qu'il fait, nous ne pouvons ni l'en approuver ni le blâmer, pas davantage que nous ne pouvons reprocher à une montre d'être en avance ou en retard [...]. La louange et le blâme, le châtiment en tant que vengeance ou paiement d'une dette sociale, n'ont pas leur place dans un système qui considère l'homme comme appartenant à l'univers naturel et qui admet par conséquent que son caractère comme ses actes découlent de ces lois. Devant toute situation donnée, l'homme réagit comme il devait réagir. Il ne pourrait agir autrement que si son caractère ou sa situation, ou les deux, étaient différents. [...] Dire que x n"aurait pas dû tuer y revient à dire que x n"aurait pas dû être x. [...] Au regard d'un système juridique cohérent du point de vue déterministe, les définitions en usage devant nos tribunaux seraient considérées comme de pures absurdités. « La responsabilité pénale » serait une absurdité, puisque le mot « responsabilité » implique la possibilité d'un libre choix devant l'action, tandis que le libre choix est une illusion, et que toutes nos actions sont déterminées à l'avance. « Je n'ai pas pu m'en empêcher », suffirait à la défense de chacun, puisque aucun de nous ne peut s'empêcher d'être ce qu'il est et de se conduire comme il se conduit".
 
Albert Camus, Réflexions sur la peine capitale, 1957.


  "Jusqu'à un certain point on peut même dire que l'homme religieux, surtout celui des sociétés « primitives », est par excellence un homme paralysé par le mythe de l'éternel retour. Un psychologue moderne serait tenté de déchiffrer dans un tel comportement l'angoisse devant le risque de la nouveauté, le refus d'assumer la responsabilité d'une existence authentique et historique, la nostalgie d'une situation « paradisiaque » justement parce qu'embryonnaire, insuffisamment dégagée de la Nature.
  Le problème est trop complexe pour être abordé ici. Il déborde d'ailleurs notre propos, car il implique le problème de l'opposition entre l'homme moderne et prémoderne. Notons pourtant que ce serait une erreur de croire que l'homme religieux des sociétés primitives et archaïques refuse d'assumer la responsabilité d'une existence authentique. Au contraire […] il assume courageusement d'énormes responsabilités : par exemple, celle de collaborer à la création du Cosmos, de créer son propre monde, d'assurer la vie des plantes et des animaux, etc. Mais il s'agit d'une autre sorte de responsabilité que celles qui nous semblent à nous les seules authentiques et valables. Il s'agit d'une responsabilité sur le plan cosmique, à la différence des responsabilités d'ordre moral, social ou historique, seules connues des civilisations modernes. Dans la perspective de l'existence profane, l'homme ne se reconnaît de responsabilité qu'envers soi-même et envers la société. Pour lui, l'Univers ne constitue pas à proprement parler un Cosmos, une unité vivante et articulée; c'est, purement et simplement, la somme des réserves matérielles et des énergies physiques de la planète, et la grande préoccupation de l'homme moderne est de ne pas épuiser maladroitement les ressources économiques du globe. Mais, existentiellement, le « primitif » se situe toujours dans un contexte cosmique. Son expérience personnelle ne manque ni d'authenticité ni de profondeur, mais, s'exprimant dans un langage qui ne nous est pas familier, elle semble aux yeux des modernes inauthentique ou enfantine."

 

Mircea Eliade, Le Sacré et le Profane, 1957, Folio Essais, 2001, p. 83-84.



 
 "Lorsque nous décrivons un système politique – Chacun de ces rouages [nb : d'un système politique] et, donc, chaque personne, doivent pouvoir être remplacés sans qu'on ait à modifier le système : tel est le principe qui, toujours, fonde de manière implicite tout système bureaucratique, toute fonction publique et tout ce qui est fonction au sens propre. Mais le problème de la responsabilité de ceux qui font tourner l'ensemble de la machine est accessoire. Ce que tous les accusés ont déclaré en guise d'excuse, lors des procès qui ont suivi la guerre, est effectivement vrai, en l'occurrence : « Si je ne l'avais pas fait quelqu'un d'autre aurait été en mesure de le faire et s'en serait chargé. » […]
 Tout l'intérêt de la procédure judiciaire tient au fait que le cadre du tribunal révèle l'absurdité de cette histoire de rouages et que cette procédure nous contraint, par conséquent, à considérer toutes ces questions sous un autre angle. Et si l'accusé se trouve être un fonctionnaire, il est traduit en justice précisément parce qu'un fonctionnaire n'en demeure pas moins un être humain, et c'est à ce titre qu'on le juge. La question que le tribunal pose à l'accusé est par conséquent celle-ci : vous, un tel, qui êtes un individu pourvu d'un nom, d'une date et d'un lieu de naissance, qui êtes identifiable et n'êtes donc pas interchangeable, avez-vous commis le crime dont vous êtes accusé et pour quels motifs l'avez-vous fait ? Si l'accusé répond : « Ce n'est pas moi en tant que personne qui l'ai commis, je n'avais ni la volonté ni la faculté de faire quoi que ce soit de ma propre initiative, je n'étais qu'un simple rouage, interchangeable, n'importe qui, à ma place, l'aurait fait ; c'est par accident que je me trouve devant vous », le tribunal récusera cette réponse pour son inconséquence. En effet une cour qui s'entend répondre « ce n'est pas moi, mais le système dont j'étais un des rouages qui a commis cet acte » demande aussitôt : « Et pourquoi êtes-vous devenu un rouage ou pourquoi avez-vous continué à l'être dans de telles circonstances ?... » "
 
Hannah Arendt, Penser l'événement, 1964. Trad. sous la direction de C. Habib, Belin, 1989, p. 94-95.


  "Cela peut illustrer une situation dangereuse qui caractérise toute société complexe : sur le plan psychologique, il est facile de nier sa responsabilité quand on est un simple maillon intermédiaire dans la chaîne des exécutants d’un processus de destruction et que l’acte final est suffisamment éloigné pour pouvoir être ignoré. Eichmann lui-même était écœuré quand il lui arrivait de faire la tournée des camps de concentration, mais pour participer à un massacre, il n’avait qu’à s’asseoir derrière son bureau et à manipuler quelques papiers. Au même instant, le chef de camp qui lâchait effectivement les boîtes de Zyclon B dans les chambres à gaz était également en mesure de justifier sa propre conduite en invoquant l’obéissance aux ordres de ses supérieurs. Il y a ainsi fragmentation de l’acte humain total ; celui à qui revient la décision initiale n’est jamais confronté avec ses conséquences. Le véritable responsable s’est volatilisé. C’est peut-être le trait commun le plus caractéristique de l’organisation sociale du mal dans notre monde moderne.
  Le problème de l’obéissance n’est donc pas entièrement psychologique. La forme et le profil de la société ainsi que son stade de développement sont des facteurs dont il convient de tenir compte. Il se peut qu’à une époque, l’individu ait été capable d’assumer la pleine responsabilité d’une situation parce qu’il y participait totalement en tant qu’être humain. Mais dès lors qu’est apparue la division du travail, les choses ont changé. Au-delà d’un certain point, l’émiettement de la société en individus exécutant des tâches limitées et très spécialisées supprime la qualité humaine du travail et de la vie."

 

Stanley Milgram, Soumission à l'autorité. Un point de vue expérimental, 1974, trad. E. Molinié, Calmann-Lévy, 1994, p. 28-29.

 

  "This may illustrate a dangerously typical situation in complex society : it is psychologically easy to ignore responsibility when one is only an intermediate link in a chain of evil action but is far from the final consequences of the action. Even Eichmann was sickened when he toured the concentration camps, but to participate in mass murder he had only to sit at a desk and shuffle papers. At the same time the man in the camp who actually dropped Cyclon-B into the gas chambers was able to justify his behavior on the grounds that he was only following orders from above. Thus there is a fragmentation of the total human act; no one man decides to carry out the evil act and is confronted with its consequences. The person who assumes full responsibility for the act has evaporated. Perhaps this is the most common characteristic of socially organized evil in modern society.
  The problem of obedience, therefore, is not wholly psychological. The form and shape of society and the way it is developing have much to do with it. There was a time, perhaps, when men were able to give a fully human response to any situation because they were fully absorbed in it as human beings. But as soon as there was a division of labor among men, things changed. Beyond a certain point, the breaking up of society into people carrying out narrow and very special jobs takes away from the human quality of work and life."

 

Stanley Milgram, Obedience to authority, 1974, Chapter I, Harperpernnial Modernthought, 2009, p. 11.


 

  "Dans la société actuelle, des intermédiaires surgissent souvent entre nous et l'acte ultime de destruction auquel nous participons.
  C'est là en effet un des traits typiques de la bureaucratie moderne, même dans les cas où elle a été spécifiquement conçue pour assurer la réalisation d'un processus funeste : la plupart de ceux qui la composent n'exécutent pas directement les actions néfastes. Ils manipulent des papiers ou acheminent des munitions ou se livrent à d'autres activités mineures qui, bien qu'elles contribuent à l'effet final, demeurent loin des yeux et de l'esprit de ces fonctionnaires.

[...]
  Tout directeur compétent d'un système bureaucratique chargé de l'application d'un programme destructeur doit organiser les divers éléments qui le composent de façon que seuls les individus les plus cruels et les plus obtus soient directement impliqués dans la violence finale. La majeure partie du personnel peut consister en hommes et femmes qui, étant donné la distance qui les sépare de l'aboutissement inéluctable du processus, n'éprouvent pratiquement pas de difficultés à accomplir leurs tâches secondaires. Ils se sentent doublement dégagés de toute responsabilité. D'une part, l'autorité les couvre complètement ; d'autre part, ils ne commettent personnellement aucun acte de brutalité physique."

 

Stanley Milgram, Soumission à l'autorité. Un point de vue expérimental, 1974, trad. E. Molinié, Calmann-Lévy, 1994, p. 152-153.

 

  "In modern society others often stand between us and the final destructive act to which we contribute.
  Indeed, it is typical of modern bureaucracy, even when it is designed for destructive purposes, that most people involved in its organization do not directly carry out any destructive actions. They shuffle papers or load ammunition or perform some other act which, though it contributes to the final destructive effect, is remote from it in the eyes and mind of the functionary.

  Any competent manager of a destructive bureaucratic system can arrange his personnel so that only the most callous and obtuse are directly involved in violence. The greater part of the personnel can consist of men and women who, by virtue of their distance from the actual acts of brutality, will feel little strain in their performance of supportive functions. They will feel doubly absolved from responsibility. First, legitimate authority has given full warrant for their actions. Second, they have not themselves committed brutal physical acts."

 

Stanley Milgram, Obedience to authority, 1974, Chapter IX, Harperpernnial Modernthought, 2009, pp. 121-122.



  "Le changement agentique a pour conséquence la plus grave que l'individu estime être engagé vis-à-vis de l'autorité dirigeante, mais ne se sent pas responsable du contenu des actes que celle-ci lui prescrit. Le sens moral ne disparaît pas, c'est son point de mire qui est différent : le subordonné éprouve humiliation ou fierté selon la façon dont il a accompli la tâche exigée de lui.
  Le langage fournit de nombreux termes pour désigner ce type d'attitude : loyauté, devoir, discipline. Tous ces vocables sont imprégnés au plus haut degré de signification morale et concernent la façon dont l'individu s'acquitte de ses obligations à l'égard de l'autorité. Ils ne se réfèrent pas à sa « bonté naturelle », mais à son efficacité dans le rôle déterminé que la société lui a assigné. L'argument de défense le plus fréquemment invoqué par l'auteur d'un crime odieux en service commandé est qu'il s'est borné à faire son devoir. En se justifiant ainsi, loin de présenter un alibi inventé pour les besoins de la cause, il ne fait que se reporter honnêtement à l'attitude psychologique déterminée par sa soumission à l'autorité.

  Pour qu'un homme se sente responsable de ses actes, il doit avoir conscience que son comportement lui a été dicté par son « moi profond ». Dans la situation de laboratoire, nos sujets ont précisément un point de vue opposé : ils imputent leurs actions à une autre personne. Ils nous ont souvent dit au cours de nos expériences : « S'il ne s'en était tenu qu'à moi, jamais je n'aurais administré de chocs à l'élève. »"

 

Stanley Milgram, Soumission à l'autorité. Un point de vue expérimental, 1974, trad. Emy Molinié, Calmann-Lévy, 1989, p. 182.
 

  "The most far-reaching consequence is that the person feels responsible to the authority directing him but feels no responsibility for the content of the actions that the authority prescribes. Morality does not disappear, but acquires a radically different focus: the subordinate person feels shame or pride depending on how adequately he has performed the actions called for by authority.
  Language provides numerous terms to pinpoint this type of morality: loyalty, duty, discipline, all are terms heavily saturated with moral meaning and refer to the degree to which a person fulfills his obligations to authority. They refer not to the “goodness” of the person per se but to the adequacy with which a subordinate fulfills his socially defined role. The most frequent defense of the individual who has performed a heinous act under command of authority is that he has simply done his duty. In asserting this defense, the individual is not introducing an alibi concocted for the moment but is reporting honestly on the psychological attitude induced by submission to authority.

  For a man to feel responsible for his actions, he must sense that the behavior has flowed from “the self.” In the situation we have studied, subjects have precisely the opposite view of their actions – namely, they see them as originating in the motives of some other person. Subjects in the experiment frequently said, “if it were up to me, I would not have administered shocks to the learner.”"

 

Stanley Milgram, Obedience to authority, 1974, Chapter XI, Harperpernnial Modernthought, 2009, pp. 145-146.



  "Non content de vouloir faire bonne impression, l'homme tient également à avoir une image satisfaisante de lui-même. La projection idéale de son moi est une source considérable d'inhibition interne. S'il a la tentation de commettre un acte odieux, il peut évaluer les conséquences qui en résulteraient pour son image personnelle et décider de s'abstenir. Mais une fois qu'il est converti à l'état agentique, ce mécanisme d'appréciation disparaît entièrement. N'étant pas issue de ses propres motivations, l'action ne se réfléchit plus sur son image personnelle et par conséquent, sa conception ne saurait lui être imputée. Il arrive fréquemment que l'individu se rende compte que ce qui est exigé de lui entre en contradiction totale avec ce qu'il souhaiterait faire. Même lorsqu'il accomplit l'action, il ne voit pas de rapport entre elle et lui. Pour cette raison, de son point de vue, les actes exécutés sur ordre ne sont pas véritablement coupables, si inhumains qu'ils puissent être en réalité. Et c'est vers l'autorité que le sujet se tourne pour qu'elle le confirme dans la bonne opinion qu'il a de lui."

 

Stanley Milgram, Soumission à l'autorité, 1974, tr. fr. Émy Molinié, Calmann-Lévy, 1989, p. 183-184.

 

  "It is not only important to people that they look good to others, they must also look good to themselves. A person's ego ideal can be an important source of internaI inhibitory regulation. Tempted to perform harsh action, he may assess its consequences for his self-image and refrain. But once the person has moved into the agentic state, this evaluative rnechanism is wholly absent. The action, since it no longer stems from motives of his own, no longer reflects on his self-image and thus has no consequences for self-conception. lndeed, the individu al frequently discerns an opposition between what he himself wishes on the one hand and what is required of him on the other. He sees the action, even though he performs it, as alien to his nature. For this reason, actions performed under command are, from the subject's view­point, virtually guiltless, however inhurnane they may be. And it is toward authority that the subject turns for confirmation of his worth."

 

Stanley Milgram, Obedience to authority, 1974, Chapter XI, Harperpernnial Modernthought, 2009, p. 147.


 

  "Dans le domaine de l'évaluation des responsabilités, le réalisme moral [selon lequel les obligations et les valeurs sont déterminés par la loi ou la consigne en elle-même, indépendamment du contexte des intentions et des relations] conduit à cette forme bien connue dans l'histoire du droit et de la morale que l'on a appelé la responsabilité objective : l'acte est évalué en fonction de son degré de conformité matérielle à la loi et non pas en fonction des intentions mauvaises de violer la loi ou intention bonne se trouvant de façon involontaire en conflit avec la loi [1]. Dans le domaine du mensonge, par exemple, l'enfant reçoit souvent la consigne de véracité bien avant de comprendre la valeur sociale de celle-ci, faute de socialisation suffisante, et avant parfois de pouvoir distinguer la tromperie intentionnelle des déformations du réel dues au jeu symbolique ou au simple désir. Il en résulte alors que la règle de véracité demeure comme extérieure à la personnalité du sujet et donne lieu à une situation typique de réalisme moral et de responsabilité objective, le mensonge paraissant grave dans la mesure non pas où il correspond à une intention de tromper mais où il s'éloigne matériellement de la vérité objective. L'un de nous a, par exemple, fait comparer un mensonge réel (raconter à la maison qu'on a eu une bonne noté à l'école, alors qu'on n'a pas été interrogé) à une simple exagération (raconter, après avoir eu peur d'un chien, qu'il était gros comme un cheval ou une vache). Or, pour les petits […] le premier mensonge n'est pas « vilain », car : 1 / il arrive souvent qu'on ait des bonnes notes ; et surtout 2 / « la maman l'a cru » ! Le second mensonge est au contraire très « vilain » parce qu'on n'a jamais vu un chien de cette taille-là…"

 
 

 

 
 

Jean Piaget et Bärbel Inhelder, La psychologie de l'enfant, 1966, PUF, coll. Quadrige, 2006, p. 119-120.

 

 
[1] Dans l'histoire du droit primitif, un homicide est criminel même s'il est accidentel et non dû à la négligence ; toucher l'arche sainte est une violation de tabou, même s'il y a péril en la demeure.
 

 
 

    "a. La condition de la responsabilité est le pouvoir causal. L'acteur doit répondre de son acte : il est tenu responsable de ses conséquences et le cas échéant on lui en fait porter la responsabilité. Cela a d'abord une signification juridique et non à proprement parler une signification morale. Le dommage commis doit être réparé, même si la cause n'était pas un méfait, même si la conséquence n'était ni prévue ni voulue. Il suffit que j'aie été la cause active. Mais cette condition vaut pourtant seulement en lien causal étroit avec l'acte, de sorte que son imputation sera univoque et que la conséquence ne se perdra pas dans l'imprévisible. Le fameux clou de sabot manquant [1] ne rend pas réellement l'apprenti forgeron responsable de la bataille perdue et de la perte du royaume. Mais le messager direct, le cavalier qui chevauche le cheval, aurait bien un droit de recours contre le forgeron qui porte la « responsabilité » de la négligence de son apprenti, sans que lui-même encoure un reproche. La négligence est ici l'unique chose qui doit éventuellement être dite moralement coupable et elle l'est en un sens trivial ; mais l'exemple montre (comme la responsabilité quotidienne pour leurs enfants encourue par les parents) qu'une responsabilité donnant droit à un dédommagement financier peut être libre de toute culpabilité. Le principe de l'imputabilité causale est toujours encore conservé dans la relation en vertu de laquelle le supérieur hiérarchique condense en général en sa personne la causalité de ses subordonnés (pour la performance fiable desquels il récolte également l'éloge).

 

    b. Or très tôt s'est mêlée à l'idée de la compensation juridique celle de la punition qui a une signification morale et qui qualifie l'acte causal comme étant moralement coupable. Ici l'explication : « coupable ! » a un autre sens que « Pierre doit des dédommagements et intérêts à Paul ». C'est l'acte, plus que les conséquences, qui est puni, s'il s'agit d'un crime et c'est d'après lui qu'est évalué le châtiment. Pour cela l'acte lui-même doit être analysé - la décision, la préméditation, le motif, l'imputabilité : l'acte était-il criminel « en soi » ? Le complot en vue de commettre un crime qui est resté sans suite grâce à sa découverte au moment opportun est lui-même un crime et punissable. Le châtiment occasionné ici, permettant de demander des comptes au malfaiteur, ne sert pas à la compensation du dommage ou du tort subis par d'autres, mais il sert à rétablir l'ordre moral perturbé. Ici c'est donc la qualité et non la causalité de l'acte qui est le point décisif dont on porte la responsabilité. Pourtant, c'est un pouvoir au moins potentiel qui reste la conditio sine qua non. Personne ne doit des comptes pour l'imagination impuissante des méfaits les plus atroces et les sentiments de culpabilité qui surgissent éventuellement ici sont tout aussi privés que le délit psychologique. Un acte doit avoir été exécuté ou du moins commencé à avoir été commis dans le monde (comme dans le complot). Et il reste vrai que l'acte réussi pèse plus lourd que l'acte raté.

 
Hans Jonas, Le Principe responsabilité : une éthique pour la civilisation technologique, 1979, trad. J. Greisch, Champs Flammarion, 1998, p. 179-180.

[1] Hans Jonas fait ici référence à Benjamin Franklin qui écrivait dans The way to wealth (1757) :
 

"À cause du clou, le fer fut perdu
À cause du fer, le cheval fut perdu.
À cause du cheval, le cavalier fut perdu.
À cause du cavalier, la bataille fut perdue.
À cause de la bataille, la guerre fut perdue.
À cause de la guerre, la liberté fut perdu.
Tout cela pour un simple clou."


 
    "Nous devons en fait apprendre à distinguer deux formes de responsabilité : l'une que l'on peut qualifier d'ontologique, la responsabilité a priori. Elle signifie : je suis responsable parce que je suis en charge de quelque chose. Il n'est pas forcément question de crime ici. Je dois simplement répondre de ce que je fais, même s'il ne s'agit pas d'un crime, comme je dois répondre de ce que je suis. Cette responsabilité, absolue et inconditionnelle, est attachée à la nature humaine et à ses capacités de représentation, toutes choses qui ne dépendent ni de la nature de la prise de décision, ni de son exécution et de ses effets éventuels. C'est finalement une revendication maximale de la dignité humaine : je reste un être humain quels que soient mes actes, donc responsable. Ma dignité ne peut être diminuée parce que je peux être conduit à faire des choses que je n'ai pas choisies. Certains criminels qui furent déclarés irresponsables ont témoigné du sentiment d'indignité qui les avait envahis et ont déclaré qu'ils auraient préféré être jugés. La responsabilité ne se réduit pas à une catégorie juridique ou à un sentiment sur lequel se fonderait le jugement moral. Elle est tout d'abord une donnée de la condition humaine. Être en charge de quelque chose implique l'éventualité d'avoir à répondre de la mise en œuvre de cette chose, de son succès et de son échec, et de leurs conséquences éventuelles, y compris dans les détails qui n'avaient pas été imaginés, encore moins choisis. Cette exigence de réponse est le corollaire d'un pouvoir d'agir, « permission » ou « possibilité » de se constituer en sujet, donnée à tout être humain.
    La responsabilité après coup se situe, elle, dans le domaine de notre existence contingente, où nous sommes amenés à exercer cette capacité propre à tout être humain. Elle intervient quand je suis impliqué comme une cause, parmi d'autres, dans un événement. J'ai alors à répondre d'un état de faits et je suis soumis pour cela à un jugement moral et/ou juridique. La question se pose sous une forme dramatique lorsqu'une des conséquences de mon action a été préjudiciable à autrui. C'est cette responsabilité après coup qui implique la question de la culpabilité et qui est aujourd'hui mise à mal par la découverte des nombreux déterminismes qui nous gouvernent. Si ceux-ci ne nous dégagent pas de toute responsabilité, ils nous montrent les limites d'un lien trop étroit entre responsabilité et libre arbitre. Nous sommes tous responsables de ce que nous faisons, y compris des choses qui se font à travers nous et que nous n'avons pas choisi de faire. Nous sommes par exemple responsables des actions de nos enfants même si nous ne les avons pas voulues. De même, je suis, par définition, responsable des actes commis par des personnes placées sous ma responsabilité."
 
 
 
Henri Atlan, La science est-elle inhumaine ? Essai sur la libre nécessité, Bayard, Paris, 2002, p. 61-63.


  "Quel que soit le registre sur lequel nous opérons, qu'il soit vertueux ou non, sur le moment, agir s'accompagne inévitablement de l'impression, parfois fausse, parfois pas, que nous agissons ici et maintenant sous le contrôle pleinement conscient de notre soi, plongé la tête la première dans ce que nous faisons. Cette impression, c'est un sentiment, un sentiment qui apparaît lorsque notre organisme s'engage dans une nouvelle perception ou initie une action nouvelle, et ce n'est rien d'autre que le sentiment de savoir dont j'ai expliqué au chapitre précédent qu'il fait partie intégrante du soi complet. Dan Wegner partage cette conception, lui qui décrit la volonté consciente comme le « marqueur somatique de l'autorité personnelle, une émotion qui certifie que le propriétaire de l'action est le soi. Avec le sentiment d'accomplir un acte, nous avons une sensation consciente de volonté attachée à l'action ». En d'autres termes, nous ne sommes pas de simples « automates conscients » incapables de contrôler notre existence, comme le pensait T. H. Huxley, il y a un siècle. Lorsque l'esprit est informé des actions entreprises par l'organisme, le sentiment associé à ces informations signifie que ces actions ont été engendrées par notre soi. Les informations sur les actions en cours et leur authentification sont tout aussi essentielles pour motiver la délibération sur les actions futures. Sans ces informations sensibles et validées, nous serions incapables d'endosser la responsabilité morale des actions menées par notre organisme."


Antonio Damasio, L'Autre moi-même, 2010, tr. fr. Jean-Luc Fidel, Odile Jacob/poches, 2012, p. 339.



  "Mes jambes se mirent à trembler sous moi et je criai :
  - Tu n'as pas le droit de me traiter ainsi ! Tout ce que je fais dans le camp, je le fais par ordre ! Je n'en suis pas responsable !

  - C'est toi qui le fais !
  Je la regardai désespéré :
  Tu ne comprends pas, Elsie. Je ne suis qu'un rouage, rien de plus. Dans l'armée, quand un chef donne un ordre, c'est lui qui est responsable, lui seul. Si l'ordre est mauvais, c'est le chef qu'on punit, jamais l'exécutant.
  - Ainsi, dit-elle avec une lenteur écrasante, voilà la raison qui t'a fait obéir : tu savais que si les choses tournaient mal, tu ne serais pas puni.
  Je criai :
  - Mais je n'ai jamais pensé cela ! C'est seulement que je ne peux pas désobéir à un ordre. Comprends donc ! Ça m'est physiquement impossible !
  - Alors, dit-elle avec un calme effrayant, si on te donnait l'ordre de fusiller le petite Franz, tu le ferais !
  Je la fixai, stupéfait.
  Mais c'est de la folie ! Jamais on ne me donnera un ordre pareil !
  - Et pourquoi pas ? dit-elle avec un rire sauvage. On t'a bien donné l'ordre de tuer des petits enfants juifs ! Pourquoi pas Franz ?
  - Mais voyons, jamais le Reichsführer ne me donnerait un ordre pareil ! Jamais ! C'est...
  J'allais dire « C'est impensable » et tout à coup, les mots se bloquèrent dans ma gorge. Je me rappelai avec terreur que le Reichsführer avait donné l'ordre de fusiller son propre neveu."

 

Robert Merle, La mort est mon métier, 1952, Folio, 1998, p. 343-344.

 

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Date de création : 09/12/2005 @ 19:11
Dernière modification : 06/08/2018 @ 10:43
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