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Texte à méditer :  La raison du plus fort est toujours la meilleure.
  
La Fontaine
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Hors des sentiers battus
Le corps et l'espace

  "Il n'y a pas d'intuition directe de la grandeur, avons-nous dit, et nous ne pouvons atteindre que le rapport de cette grandeur à nos instruments de mesure. Nous n'aurions donc pas pu construire l'espace si nous n'avions eu un instrument pour le mesurer ; eh bien, cet instrument auquel nous rapportons tout, celui dont nous nous servons instinctivement, c'est notre propre corps. C'est par rapport à notre corps que nous situons les objets extérieurs, et les seules relations spatiales de ces objets que nous puissions nous représenter, ce sont leurs relations avec notre corps. C'est notre corps qui nous sert, pour ainsi dire, de système d'axes de coordonnées.
  Par exemple à un instant α, la présence de l'objet A m'est révélée par le sens de la vue ; à un autre instant β, la présence d'un autre objet B m'est révélée par un autre sens, celui de l'ouie ou du toucher, par exemple. Je juge que cet objet B occupe la même place que l'objet A. Qu'est-ce que cela veut dire ? D'abord cela ne signifie pas que ces deux objets occupent, à deux instants différents, un même point d'un espace absolu, qui même, s'il existait, échapperait à notre connaissance, puisque, entre les instants α et β, le système solaire s'est déplacé et que nous ne pouvons connaître son déplacement. Cela veut dire que ces deux objets occupent la même position relative par rapport à notre corps."

 

Henri Poincaré, Science et méthode, 1908, Flammarion, p. 104.



  "Bien que nous percevions les objets avec leur forme et leur identité propres, dans un monde qui présente certaines propriétés stables ou prédictibles, et qui obéit à des forces physiques indépendantes de nous, la perception de la réalité externe est une création de notre comportement. La conscience de l'espace dépend d'activités cérébrales et des changements opérés par le cerveau sur les relations entre les stimulus dans le temps et dans l'espace. Mais la majeure partie de cette activité reste hors du champ de la conscience. De même, la forme des outils sensoriels et les modalités de la prise d'information s'imposent à nous sans que nous en prenions conscience. La perception spatiale débute par des activités de fréquence et d'ampleur limitées qui, par un faible déplacement des récepteurs, apportent une information plus riche sur une partie de la structure spatiale de la réalité externe. Mais ces activités sélectives échappent à notre conscience et sont extrêmement difficiles à observer chez autrui. Ce paradoxe inhérent à notre expérience est source de grandes difficultés pour les théoriciens de la perception.
  Grâce à J. J. Gibson, nous savons maintenant que le moindre mouvement nous apporte une information extrêmement riche et redondante sur la structure spatiale du monde physique. En effet, qu'il s'agisse de la lumière, du son, des vibrations ou des odeurs, la répartition des masses et la résistance solide à la force sont source d'informations dont la diffusion et l'interpénétration permettent, même à partir de points éloignés, de se faire une idée détaillée de la structure d'un endroit donné. L'information dont le cerveau peut disposer en une zone quelconque du champ d'observation est suffisante pour qu'il en tire une image ou un modèle détaillés des objets, de leur forme et des relations spatiales qu'ils entretiennent, sans que le sujet ait un « contact » physique direct avec autre chose qu’un infime échantillon des points inclus dans cette image.
  Toutefois, quelque riche et univoque que soit l'information sur la structure spatiale dont peut disposer un sujet qui observe des points éloignés, le processus d'assimilation perceptif est limité par les mécanismes physiologiques qui le régissent. C'est pourquoi nous ne sommes pas d'accord avec Gibson pour qui la perception des objets dans l'espace peut être comprise sans se référer à l'appareil cérébral et à la contribution de celui-ci dans la perception de  l'espace.
  En premier lieu, la perception étant le produit d'activités, elle provient de modifications spatiales et temporelles de l'influx sensoriel qui dépendent, en qualité et en quantité, de l'ampleur, du rythme, de la fréquence, et de la succession des activités. C'est pourquoi nous devons analyser les structures types que nous découvrons dans les activités qui accompagnent la perception de l'espace. Les dimensions de l'espace perçu sont liées aux dimensions de ces activités.
  En second lieu, l'appareil cérébral confère une unité à l'espace perçu. Beaucoup pensent que le simple fait de bouger une partie quelconque du corps, comme par exemple lorsqu'il y une rotation des yeux, nécessite une compensation pour que l'espace perçu soit stable par rapport au corps propre. De même, on considère que la locomotion suppose une compensation. On pense que cette compensation provient d'une décharge corollaire liée aux efférences. Cependant, les actions de déplacement de parties du corps (yeux, oreilles, mains) sont, tout comme les déplacements du corps lui-même, des mesures utilisées pour la détection de l'espace. Leur extension et leur durée d'exécution sont spécifiées dès le début par le cerveau, en rapport avec une image perceptive de l'espace extra-corporel. Contrairement aux changements de position du corps qui sont entièrement soumis au monde extérieur (comme lorsque, brusquement et sans s'y attendre, on est bousculé par un coup de vent ou par le tangage d'un bateau), ces actions de déplacement qui sont entièrement déterminées ne demandent aucune compensation, bien que des écarts mineurs puissent rendre nécessaire un ajustement par approximations successives, ajustement qui peut se faire au moyen d’un enchaînement des points d'observation de plus en plus proches du but. Ces actions de déplacement sont reliées en un espace cohérent et égocentrique, de nature neurologique.
  Les actions déplacement sont de deux sortes : 1) les déplacements continus qui sont régis (peut-être de manière intermittente) par des schémas de transformation élaborés dans le champ de réafférences qu'ils créent; 2) les déplacements balistiques, ou par saccades, qui se font d'un point à un autre, à l'intérieur de l'espace perçu.
  Dans la construction initiale de l'espace dans un milieu inconnu, la fonction primaire est évidemment de nature continue, car il est nécessaire de choisir des points de référence à l'intérieur d’un espace dont les ambiguïtés ont été éliminées. Ces points de référence servent alors à une exploration par saccades, effectuée par divers appareils sensori-moteurs – les deux yeux, les dix doigts, les deux oreilles, la langue et les lèvres, etc. – qui agissent à l’unisson. Ces organes, permettent d'appréhender plus complètement et en détail la structure spatiale locale, à condition qu'ils soient dirigés et stabilisés pour permettre à leur fort pouvoir séparateur d'opérer en un seul point à la fois ou en un groupe de points.
  Il s'ensuit que le sens de la durée, de même que le sens de la taille et de la distance, doit avoir son origine première dans les fonctions du cerveau génératrices d'actions et de réafférences, et que les aspects temps et distance de l'espace perçu sont issus des mêmes fonctions cérébrales.
  Traditionnellement, on considère que l'espace et le temps sont deux propriétés distinctes du monde. Considérons l'espace métrique : quand nous mesurons une distance, comme c'est le cas en géographie ou en architecture nous prenons du temps pour aller et venir, mais nos mesures ne rendent pas compte de ce temps. Au contraire, la perception immédiate de l'espace est toujours une activité orientée temporellement. La seule manière de retenir une image spatiale qui puisse servir de référence et qui soit en dehors du temps consiste à éliminer mentalement le temps ; c'est le cas lorsqu'on repère le territoire d'un habitat ou qu'on reconnaît un objet particulier. L'indépendance par rapport à l'espace immédiat et à l'écoulement du temps suppose que l'on fasse abstraction d'un ensemble d'événements qui auraient pu être ou qui ont été liés à une action, anticipée ou déjà effectuée.
  Nous avons une connaissance très insuffisante du mécanisme cérébral qui permet une telle abstraction. L'intelligence supérieure dépend entièrement de cette capacité et le siège des circuits nerveux qui en sont responsables doit se trouver dans les hémisphères cérébraux.
  Pour nous résumer, l'espace perçu est une construction de l'esprit, au même titre que la musique, même s'il est utilisé comme un modèle de la réalité externe. Comme dans la musique, il y a dans la perception de la forme et dans la construction de l'environnement, à la fois un instrumentiste et un instrument. L’instrument (le monde physique) a sa structure inhérente et évolue selon ses propres lois ; le musicien impose ses propres rythmes et ses formes d'action.
  La perception des relations spatiales est remarquable par son pouvoir d'extrapoler, à partir de fragments d'information pour constituer des ensembles, et par sa capacité à manier des phénomènes cinétiques pour en tirer des invariants. Des mélodies de lumière, de son, de force ou de température produites par des actions physiques, chacune avec sa forme et sa modalité, peuvent être regroupées ou anticipées comme des ensembles. Ces propriétés émanent de la structure du système cérébral responsable de la construction de l'espace.
  Les différentes parties du corps agissent dans un espace unique pour explorer ou utiliser les objets et phénomènes qui le constituent. Le cerveau les intègre en un espace unifié. L'analyse des éléments particuliers qui constituent chaque point de l'espace permet de découvrir les détails, ce qui conduit à une infinie variété d'approches des objets. Pour réaliser cette analyse, il faut d'abord que les relations générales de l'espace et ses changements soient maîtrisés dans leur ensemble."

 

Jacques Paillard, "Traitement des informations spatiales", in De l'espace corporel à l'espace écologique, PUF, 1974, p. 66-69.



  "Les représentations fondamentales du corps en train d'agir constitueraient un cadre spatial et temporel, sur lequel les autres représentations pourraient s'appuyer. Ainsi, la représentation que nous nous formons, à l'instant présent, d'un espace à trois dimensions serait élaborée dans le cerveau sur la base de l'anatomie du corps et des types de mouvements que nous pouvons effectuer dans l'environnement.
  Bien que la réalité externe existe, ce que nous en connaissons nous parviendrait par le biais de la représentation des perturbations qu'elle subit lorsque le corps agit. Peut-être ne saurons-nous jamais dans quelle mesure les connaissances que nous acquérons ainsi reflètent fidèlement la réalité « absolue ». Il est seulement nécessaire que les représentations de la réalité que notre cerveau élabore soient tout à fait invariables, chez nous et chez les autres – et je crois qu'elles le sont.

  Considérons la représentation que nous nous formons des chats : il s'agit de l'élaboration d'une certaine image traduisant la façon dont notre organisme tend à être modifié par une classe d'entités que nous appelons chats, et cette élaboration doit être faite de façon invariable, aussi bien par nous-mêmes que par les autres individus avec lesquels nous vivons. Ces représentations des chats, systématiques et invariables, sont, en elles-mêmes, réelles. Nos processus mentaux sont réels, les images que nous nous formons des chats sont réelles, la façon dont nous ressentons les chats est réelle. Simplement, cette réalité mentale, neurale, biologique est la nôtre. Les grenouilles ou les oiseaux qui regardent un chat le voient de façon différente, et c'est certainement le cas des chats eux-mêmes.
  Et, peut-être plus important, les représentations fondamentales du corps en train d'agir jouent sans doute un rôle dans le phénomène de la conscience. Elles fournissent probablement une base aux représentations neurales du moi et constituent ainsi une référence naturelle pour apprécier les événements affectant l'organisme, qu'ils émanent de l'extérieur ou de l'intérieur. Si l'on considère que le corps fournit un telle base de référence fondamentale aux représentations mentales, il n'est donc pas nécessaire de faire appel à un homoncule pour expliquer la subjectivité : il suffit que les états successifs de l'organisme donnent lieu, moment après moment, à des représentations neurales constamment renouvelées, organisées en multiples cartes interconnectées, donnant ainsi une assise matérielle au moi qui existe à tout instant."

 

Antonio R. Damasio, L'erreur de Descartes, 1994, tr. fr. Marcel Blanc, Poches Odile Jacob, 2000, p. 316-317.



  "L'espace, tel qu'il est utilisé par les astronomes ou les géomètres, dif­fère de l'espace utilisé par notre corps ou représenté par notre esprit. Pour la science ou l'ingénierie, l'espace est structuré par des axes géométriques : les axes sont fondamentaux et forment un cadre de référence dans lequel les objets sont localisés et mesurés. Les espaces mentaux, eux, sont struc­turés de façon inverse. Dans les espaces mentaux, ce sont les objets qui sont fondamentaux. D'un point de vue psychologique, l'espace en tant que tel est vide. Ce sont les objets inhérents aux espaces mentaux qui en donnent la structure : les cadres de référence et les objets de référence sont construits sur la base des éléments que les individus perçoivent. Certes, aussi bien dans l'espace psychologique que dans l'espace physique, ces éléments sont localisés et mesurés relativement à des cadres de réfé­rence. Mais, dans les espaces psychologiques, les cadres de référence sont élaborés sur la base d'objets perceptivement saillants ou fonctionnelle­ment importants dans l'espace, tels que le corps, l'horizon, ou les repères locaux, et non sur la base d'une idéalisation mathématique de l'espace (d'un espace non perceptible).
  Parmi les éléments de l'espace figure en premier lieu notre propre corps. Notre expérience de l'espace est filtrée par notre corps, par son appareil perceptif et par ses activités. Le corps que nous habitons peut être décomposé de plusieurs façons, en côtés et en parties. Les côtés du corps forment trois axes : un axe asymétrique s'étendant de la tête aux pieds, un axe asymétrique allant de l'avant vers l'arrière, et un axe plus ou moins symétrique allant d'un côté à l'autre, c'est-à-dire de gauche à droite. Un corps est composé de nombreuses parties ; les principales sont la tête, les bras, les mains, les jambes, les pieds et le tronc ; ce dernier est constitué de la poitrine et du dos. Les bras, les jambes, les mains et les pieds perçoivent et se meuvent par interaction avec le monde extérieur. La tête perçoit ; l'avant et l'arrière de notre corps nous aident à nous orienter dans le monde. L'espace, qu notre corps perçoit et sur lequel il agit, présente trois axes orthogonaux, projetés à partir du corps : l'un, axe asymétrique et axe du monde, est l'axe vertical, formé par la gravité. La gravité affecte tout ce que nous percevons et tout ce que nous faisons. Cet axe vertical est perpendiculaire à deux autre axes horizontaux, défini en permanence par rapport à un objet de référence, fréquemment les côtés du corps : l'axe asymétrique avant/arrière et l'axe gauche/droite, relative­ment symétrique. Ces faits, et d'autres, qui concernent notre corps et le monde viennent biaiser notre perception et notre conception de l'espace. En ce sens, la cognition est incarnée.
  L'esprit construit des espaces mentaux pour permettre la perception et l'action dans l'espace. C'est par le biais de notre expérience avec l'espace que nous accumulons des connaissances sur l'espace, connais­sances qui suscitent non seulement des comportements adéquats, mais créent également des attentes, des inférences et des prédictions perti­nentes sur une grande diversité d'espaces. Les espaces mentaux utilisés pour maintenir en mémoire la trace des localisations, relations et mouve­ments propres ou relatifs à d'autres objets, sont adaptés pour former la base d'une pensée abstraite, ceci dans le but de maintenir la trace des localisations, relations et mouvements des objets mentaux que sont les idées. L'utilisation des espaces mentaux pour l'émergence et la communi­cation d'idées abstraites se reflète dans le langage, dans les graphiques et dans les gestes. Par exemple, nous disons qu'un raisonnement est circulaire, qu'un travail apporte une ouverture, que l'on va au-delà de ses limites ... Ou encore, que nous dessinions un arbre généalogique ou que nous le décrivions par des gestes, le doyen de la famille se trouve au sommet de l'arbre. De même, la productivité ou le PNB augmente (ou chute) aussi bien dans le langage que sur un graphique. Pourtant, il n'y a rien de spatial qui soit inhérent à la pensée, la recherche intellectuelle ou la productivité. Toutefois, de nombreux biais de la cognition spatiale incarnée se retrouvent dans la cognition abstraite. En ce sens, la cognition est désincarné. […]
  Le corps, comme la plupart des objets usuels, est constitué de par­ties. Les parties communément distinguées par le langage sont la tête, les pieds, les jambes, les bras, les mains, l'avant (poitrine) et le dos. Il est à noter que ce sont des parties qui se distinguent par ailleurs par leur saillance perceptive et par leur impor­tance fonctionnelle. Elles sont perceptivement saillantes dans le sens où elles sont discontinues par rapport à leurs contours canoniques ; de ce fait, ces parties ressortent. Elles sont fonctionnellement importantes dans le sens où elles permettent de percevoir l'environnement et d'agir sur lui. Leur importance motrice et sensorielle est reflétée par leur surreprésentation relative dans le cerveau, dans le cortex sensorimoteur (voir la figure 1).

cortex_sensorimoteur.jpg

Figure 1 : Description schématique du cortex sensorimoteur avec les parties du corps représentées proportionnellement à leur localisation dans le cortex.

  Ce n'est pas une pure coïncidence si ce sont également les par­ties du corps que les enfants du monde entier intègrent précocement dans leurs dessins : c'est ce que les spécialistes appellent le bonhomme  « têtard». Typiquement, les enfants commencent par dessiner un rond représentant la tête. Des lignes sont attachées à ce rond en guise de jambes et de bras. Plus tardivement, un second cercle apparaît sous la tête : il représente le tronc ; d'autres cercles sont ajoutés aux bâtons repré­sentant les bras et les jambes pour former respectivement les mains et les pieds.    Ce qu'il y a de plus étonnant à propos de ces convergences entre le langage, le dessin et le cerveau, c'est que les représentations de différentes parties du corps, internes ou externes, ne sont pas proportionnelles en taille. Elles sont en revanche proportionnelles à la saillance perceptive et à l'importance fonctionnelle qui, à leur tour, sont corrélées entre elles. De ce fait, qu'en est-il de la cognition du corps ? Dépend-elle de la taille ou de la saillance/importance ? La taille est une dimension significative dans la prise en compte de la cognition de l'objet. Des études en imagerie, par exemple, ont montré que les grandes parties sont détectées plus rapidement que les petites. Pour la cognition du corps, il y a également un attrait intuitif pour la taille ; par exemple, retrouver un grand visage dans une foule est plus facile que de retrouver un petit visage. Mais le corps, contrairement aux objets, est expérimenté de l'intérieur aussi bien que de l'extérieur. Nous voyons d'autres corps, mais nous ressentons aussi notre propre corps et agissons par son intermédiaire. Cette perspective intérieure vient-elle biaiser la cognition de l'espace du corps ? Il a été démontré, à travers une série de tâches, que le corps est doté d'un statut cognitif différent de celui des autres objets. Ainsi, discerner des configurations corporelles est facilité par le déplacement de la moitié pertinente, que ce soit le haut ou le bas ; mais ce n'est pas le cas pour des configurations réalisées à partir de Legos. En outre, le mouvement apparent du corps obéit à la mécanique du corps et ne suit pas forcément le chemin le plus court, comme c'est le cas pour les autres objets. […]
  L'espace du corps semble être envisagé en fonction des propres parties du corps. Pour les mesures physiques, la taille des parties est fondamentale. Pour la cognition humaine, la taille des parties n'est pas critique ; ce sont davantage la saillance perceptive et l'importance fonctionnelle des parties du corps qui apparaissent comme centrales dans la pensée humaine relative à l'espace du corps. […]
  Trois espaces mentaux ont été considérés, l'espace du corps, l'espace autour du corps, et l'espace de navigation. Cette liste n'est pas pour autant exhaustive. Chacun de ces espaces sert dans nos interactions quotidiennes avec le monde, et, en accord avec ces interactions, chacun est biaisé comparativement à l'espace métrique physique. Pour l'espace du corps, la saillance perceptive et l'importance des parties du corps, plus que la taille de ces parties, déterminent l'accessibilité relative de celles-ci. Pour l'espace autour du corps, les éléments sont localisés par rapport à un cadre de référence mental qui se compose des extensions des trois axes du corps. L'accessibilité aux éléments n'est pas indépendante des axes, comme c'est le cas pour l'espace physique ; au contraire, l'accessibilité dépend des asymétries du corps et de sa relation au monde. L'accès à l'axe tête/pieds est le plus rapide pour un observateur positionné verticalement, car il s'agit d'un axe asymétrique correspondant au seul axe asymétrique du monde, celui de la gravité. Ensuite, c'est l'axe avant/arrière qui est le plus rapidement accessible, un axe asymétrique pour le corps. Enfin, vient l'axe gauche/droite, pour lequel une asymétrie saillante fait défaut. Au final, pour l'espace de navigation, les éléments sont localisés par rapport aux autres objets et à leur cadre de référence, qui contribuent tous deux à altérer la mémoire des localisations et des orientations. Les distorsions des distances et des directions résultent aussi de ce que l'on organise les éléments par rapport aux repères, aux perspectives, et ceci de façon hiérarchisée. On a là quelques exemples de la façon dont la cognition spatiale est incarnée."

 

Barbara Tversky, "La cognition spatiale : incarnée et désincarnée", in Les espaces de l'homme, Odile Jacob, 2005, 161-164, p. 166 et p. 174-175.


  "Trois espaces mentaux ont été considérés, l'espace du corps, l'espace autour du corps, et l'espace de navigation. Cette liste n'est pas pour autant exhaustive. Chacun de ces espaces sert dans nos interactions quotidiennes avec le monde, et, en accord avec ces interactions, chacun est biaisé comparativement à l'espace métrique physique. Pour l'espace du corps, la saillance perceptive et l'importance des parties du corps, plus que la taille de ces parties, déterminent l'accessibilité relative de celles-ci. Pour l'espace autour du corps, les éléments sont localisés par rapport à un cadre de référence mental qui se compose des extensions des trois axes du corps. L'accessibilité aux éléments n'est pas indépendante des axes, comme c'est le cas pour l'espace physique ; au contraire, l'accessibilité dépend des asymétries du corps et de sa relation au monde. L'accès à l'axe tête/pieds est le plus rapide pour un observateur positionné verticalement, car il s'agit d'un axe asymétrique correspondant au seul axe asymétrique du monde, celui de la gravité. Ensuite, c'est l'axe avant/arrière qui est le plus rapidement accessible, un axe asymétrique pour le corps. Enfin, vient l'axe gauche/droite, pour lequel une asymétrie saillante fait défaut. Au final, pour l'espace de navigation, les éléments sont localisés par rapport aux autres objets et à leur cadre de référence, qui contribuent tous deux à altérer la mémoire des localisations et des orientations. Les distorsions des distances et des directions résultent aussi de ce que l'on organise les éléments par rapport aux repères, aux perspectives, et ceci de façon hiérarchisée. On a là quelques exemples de la façon dont la cognition spatiale est incarnée."

 

Barbara Tversky, "La cognition spatiale : incarnée et désincarnée", in Les espaces de l'homme, Odile Jacob, 2005, p. 174-175.



  "Les langues attestent clairement un fait essentiel : l'espace de l'homme est tout simplement son propre corps. En effet, dans beaucoup d'entre elles, les indicateurs spatiaux référant aux positions des êtres et des objets les uns par rapport aux autres sont historiquement issus des noms de parties du corps. Ce processus diachronique n'est plus perceptible dans les cas où il a atteint son point d'achèvement en produisant de véritables outils grammaticaux. Mais dans d'autres cas, le processus en est encore aux étapes médianes, de sorte que, selon le contexte, le mot signifiant « tête » aura ce sens ou celui de « sur », « au-dessus de » ; « pied » aura ce sens ou celui de « sous », « au-dessous de » ; dans certains contextes, « dos », ou parfois « nuque » signifieront en fait « derrière » ; « front » ou « visage » ou « yeux » signifieront « devant » ; « ventre » signifiera « dans », « à l'intérieur de » ; « côté » signifiera « près de », etc. Les langues qui illustrent ce processus sont répandues sur tout le globe, particulièrement en Afrique et en Amérique (langues amérindiennes). Dans toutes ces langues, le corps humain est perçu comme l'axe et la mesure des positions dans l'espace ; le corps est l'espace de l'homme et, du point de vue cognitif, la désignation la plus naturelle des relations spatiales est donc anthropophorique, c'est-à-dire renvoie à l'homme et à son être physique pris comme mesure de tout espace."

 

Claude Hagège,  "Espace et cognition à la lumière des choix fait par les langues humaines", in Les espaces de l'homme, Odile Jacob, 2005, p. 243.

 

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Date de création : 15/11/2013 @ 18:17
Dernière modification : 12/11/2017 @ 17:12
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