"Les sociétés archaïques et traditionnelles conçoivent le monde environnant comme un microcosme. Aux limites de ce monde clos, commence le domaine de l'inconnu, du non-formé. D'une part il y a l'espace cosmisé, puisque habité et organisé – d'autre part, à l'extérieur de cet espace familier, il y a la région inconnue et redoutable des démons, des larves, des morts, des étrangers ; en un mot, le chaos, la mort, la nuit. Cette image d'un microcosme-monde habité, entoure des régions désertiques assimilées au chaos ou au royaume des morts, a survécu même dans les civilisations très évoluées, comme celles de la Chine, de Mésopotamie ou de l'Égypte. En effet, nombre de textes assimilent les adversaires en train d'attaquer le territoire national, aux larves, aux démons, ou aux puissances du chaos. Ainsi les adversaires du Pharaon étaient considérés comme « fils de la ruine, des loups, des chiens » etc. Le Pharaon était assimilé au dieu Ré, vainqueur du dragon Apophis, tandis que ses ennemis étaient identifiés à ce dragon mythique. Du fait qu'ils attaquent et mettent en danger l'équilibre et la vie même de la cite (ou de n'importe quel autre territoire habité et organisé), les ennemis sont assimilés aux puissances démoniaques, car ils s'efforcent de réintégrer ce microcosme dans l'état chaotique, c'est-à-dire de le supprimer. La destruction d'un ordre établi, l'abolition d`une image archétypale, équivalait à une régression dans le chaos, dans le pré-formel, dans l’état non différencié qui précédait la cosmogonie. Remarquons que les mêmes images sont encore utilisées de nos jours quand il s'agit de formuler les dangers qui menacent un certain type de civilisation : on parle notamment de « chaos », de « désordre », des « ténèbres » dans lesquelles sombrera « notre monde ». Toutes ces expressions, on le sent bien, signifient l'abolition d'un ordre, d'un Cosmos, d'une structure, et la ré-immersion dans un état fluide, amorphe, en fin de compte chaotique."
Mircea Eliade, Images et symboles, 1952, Gallimard tel, 1990, p. 47-48.
"Dès qu'intervient cette force subtile et souple qui s'appelle l'activité humaine, un principe nouveau d'antagonisme s'introduit dans les phénomènes terrestres, en trouble profondément l'économie et en modifie l'aspect. Ce n'est plus le conflit mécanique entre les formes du relief et les lois de la pesanteur, ni la lutte par laquelle les végétaux se disputent la place sur le sol ou à la lumière : le spectacle extérieur des choses révèle aussitôt qu'une force d'espèce différente est entrée en lice. Car c'est bien plus comme un être doué d'initiative que comme être subissant passivement les influences extérieures que l'homme a un rôle géographique. La nature est pour lui une source de sollicitations. La montagne lui offre un moyen de se soustraire aux attaques de ses ennemis, ou, en certains cas, de se dérober aux dangers du climat ; le fleuve, une voie de circulation ; l'île, un refuge ou un point d'appui plus commode d'activité commerciale. Mais, en même temps qu'elle l'attire par des raisons différentes, chacune de ces formes terrestres met aux prises son ingéniosité avec des nécessités spéciales d'existence."
Paul Vidal de la Blache, "Géographie générale. La géographie politique", Annales de géographie, n° 32, 1898.
"En mettant l'accent sur l'activité de l'être vivant, la voie était également ouverte pour une redéfinition radicalement différente du concept de milieu. Aujourd'hui nous savons qu'il n'existe pas de « réalité » univoque pour tous les êtres vivants, mais que chaque organisme – qu'il soit végétal, animal, ou humain – a son propre milieu vécu [dont il fait l'expérience] [Erlebnisumwelt], qu'il découpe dans la totalité du monde extérieur. Nous savons donc aussi que ce que nous attribuons exclusivement à l'influence extérieure du milieu est dans une plus ou moins grande mesure l'œuvre même de l'organisme. Il n'existe pas de forêt en tant que milieu objectivement déterminé, il y a une forêt-pour-le-forestier, une forêt-pour-le-chasseur, une forêt-pour-le-botaniste, une forêt-pour-le-promeneur, une forêt-pour-l'ami-de-la-nature, une forêt-pour-celui-qui-ramasse-du-bois ou celui-qui-cueille-des-baies, une forêt de conte où se perdent Hansel et Gretel."
Werner Sombart, Vom Menschen, 1938, Buchholz & Weisswange, p. 395, tr. fr. J. Fontaine et P.-J. Haution.
"Mit dieser Betonung der Aktivität des Lebewesens war nun aber auch die Bahn frei gemacht, um den Begriff des Milieu selbst von Grund aus neu zu gestalten. Man weiß heute, daß es keine für alle Lebewesen eindeutige „Wirklichkeit“ gibt, sondern daß jeder Organismus — ob Pflanze, ob Tier, ob Mensch — seine besondere Erlebnisumwelt hat, die er sich aus dem Ganzen der Außenwelt herausschneidet. Man weiß also auch, daß dasjenige, was man ausschließlich auf den äußeren Einfluß der Umwelt zurückführte zu einem mehr oder weniger großen Teil das eigene Werk des Organismus ist. Es gibt keinen „Wald“ als objektiv fest bestimmte Umwelt, sondern es gibt mir einen Förster-, Jäger-, Botaniker-, Spaziergänger-, Naturschwärmer-, Holzleser-, Beerensammler- und einen Märchenwald, in dem Hansel und Gretel sich verloren."
Werner Sombart, Vom Menschen, 1938, Buchholz & Weisswange, p. 395.
"La première tâche de la géographie humaine consiste dans l'étude de l'homme considéré comme un organisme vivant soumis à des conditions déterminées d'existence et réagissant aux excitations venues du milieu naturel. [...] À le prendre largement, toute géographie humaine est écologie. C'est par là que la géographie humaine est une discipline autonome, distincte de l'économie ou de la sociologie. [...] Suivre entre l'homme et le milieu naturel ce jeu passionnant d'actions et de réactions, de luttes et d'alliances, régi par les lois de la biologie, réglé par les lois de la probabilité, - c'est peut-être un tout -, voilà l'objet que nous assignons à l'écologie de l'homme. En constituant cette discipline, nous décririons les conditions de la conquête de la conservation de la terre par l'homme, de la formation de l'oekoumène. Tout aboutit à la géographie."
M. Sorre, Les Fondements de la géographie humaine, 1943, Armand Colin.
"Le cercle fonctionnel de l'homme ne s'est pas seulement élargi, il a également subi un changement qualitatif. L'homme a, pour ainsi dire, découvert une nouvelle méthode d'adaptation au milieu. Entre les systèmes récepteur et effecteur propres à toute espèce animale existe chez l'homme un troisième chaînon que l'on peut appeler système symbolique. Ce nouvel acquis transforme l'ensemble de la vie humaine. Comparé aux autres animaux, l'homme ne vit pas seulement dans une réalité plus vaste, il vit, pour ainsi dire, dans une nouvelle dimension de la réalité. Entre les réactions organiques et les réponses humaines existe une différence indubitable. Dans le premier cas, à un stimulus externe correspond une réponse directe et immédiate ; dans le second cas, la réponse est différée. Elle est suspendue et retardée par un processus lent et compliqué de la pensée. Le bénéfice d'un tel délai peut sembler à première vue bien contestable. « L'homme qui médite, dit Rousseau, est un animal dépravé » : outrepasser les frontières de la vie organique n'est pas pour la nature humaine perfection mais dégradation.
Il n'existe pourtant aucun remède contre ce renversement de l'ordre naturel. L'homme ne peut échapper à son propre accomplissement. Il ne peut qu'accepter les conditions de sa vie propre. Il ne vit plus dans un univers purement matériel, mais dans un univers symbolique. Le langage, le mythe, l'art, la religion sont des éléments de cet univers. Ce sont les fils différents qui tissent la toile du symbolisme, la trame enchevêtrée de l'expérience humaine. Tout progrès dans la pensée et l'expérience de l'homme complique cette toile et la renforce. L'homme ne peut plus se trouver en présence immédiate de la réalité ; il ne peut plus la voir, pour ainsi dire, face à face. La réalité matérielle semble reculer à mesure que l'activité symbolique de l'homme progresse. Loin d'avoir rapport aux choses mêmes, l'homme, d'une certaine manière, s'entretient constamment avec lui-même. Il s'est tellement entouré de formes linguistiques, d'images artistiques, de symboles mythiques, de rites religieux, qu'il ne peut rien voir ni connaître sans interposer cet élément médiateur artificiel."
Ernst Cassirer, Essai sur l'Homme, 1944, chapitre 3, tr. fr. N. Massa, éd. de Minuit, 2003, p. 43-44.
"Prétendre que le comportement des hommes est déterminé par les influences et les variations du milieu physique n'est qu'un effort pour expliquer « en gros », par des méthodes plus intuitives que déductives, et reposant essentiellement sur le principe du moindre effort. L'échec avéré sur cette voie nous fait ressentir tout de suite le besoin d'une méthode d'analyse indépendante de notre art, déjà assez avancé de l'analyse du milieu physique. L'histoire et notre connaissance du présent nous enseignent que dans des milieux semblables, à la même époque, les conditions de vie et d'activité de l'homme peuvent fort bien présenter des tableaux très différents. Il est curieux de constater les similarités qui semblent unir la Californie et le Maroc par exemple. [...] Pourtant, faut-il rappeler les différences ? Nul géographe humain ne classerait dans la même catégorie ces deux pays."
J. Gottmann, Essai sur l'aménagement de l'espace habité, Mouton & Cie, 1964.
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