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Texte à méditer :   Les vraies révolutions sont lentes et elles ne sont jamais sanglantes.   Jean Anouilh
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Hors des sentiers battus
Le processus de civilisation

  "On n'a pas encore assez remarqué l'importance pour la culture sociale du fait que le raffinement de la civilisation entraîne de toute évidence une baisse de la véritable acuité des sens et en revanche une hausse de leur capacité au plaisir et déplaisir. Et je crois en fait que la sensibilité accrue de ce côté apporte dans l'ensemble bien plus de souffrances et de répulsions que de joies et d'attractions. L'homme moderne se choque d'une infinité de choses, d'innombrables objets lui paraissent insupportables pour ses sens, alors que des tempéraments moins différenciés et plus robustes le supporteraient sans la moindre réaction de ce genre. La tendance à l'individualisation de l'homme moderne, sa personnalité accrue et le choix plus large de ses engagements doivent avoir partie liée avec ce phénomène. Avec son type de réaction tantôt directement sensuel, tantôt esthétique, il ne peut plus aussi facilement entrer dans les liens traditionnels, dans des relations étroites où on ne se pose pas la question du goût personnel, de la sensibilité personnelle. Et cela entraîne inévitablement davantage d'isolement, une délimitation plus stricte de la sphère personnelle. Cette évolution trouve peut-être son symptôme le plus flagrant dans l'odorat : les efforts d'hygiène et de propreté de notre époque en sont autant la conséquence que la cause. En général, plus la civilisation s'élève, moins les sens ont d'effet au loin, et plus ils en ont tout près : non seulement nous devenons myopes, mais tous nos sens se réduisent à une courte portée ; mais sur ces distances réduites nous n'en sommes que plus sensibles."

 

Georg Simmel, Sociologie. Études sur les formes de la socialisation, 1908, tr. fr. Lyliane Deroch-Gurcel et Sibylle Muller, PUF, Quadrige 1999, p. 638-639.



  "On peut supposer qu'Érasme n'a pas attaché une importance particulière à son petit traité De civilitate morum puerilium [De la Civilité puérile][1] dans l'ensemble de son œuvre. Il note dans son introduction que l'art de l'éducation des jeunes gens comporte de nombreuses disciplines : la civilitas morum n'en est qu'une, et il ne songe pas à nier qu'elle ne soit crassissima philosophiae pars [la partie la plus grossière de la philosophie]. Le traité ne tire pas son importance de son existence en tant que phénomène isolé ou ouvrage individuel mais du fait qu'il marque un changement, qu'il constitue la concrétisation de certains processus sociaux ; ce qui frappe surtout l'observateur c'est l'écho suscité par le livre ; c'est la carrière foudroyante du terme de « civilité » tiré de son titre : celle-ci servira bientôt de notion centrale de l'autodéfinition de la société européenne.
  Que contient le traité ?
  Il se propose d'illustrer l'usage et le sens nouveau du terme. Il doit donc contenir des indications sur les changements et processus sociaux qui lui ont assuré une diffusion universelle.

  En réalité, le sujet du livre est on ne peut plus simple : il s'agit d'orienter le comportement de l'homme en société, surtout, mais non exclusivement, externum corporis decorum [les convenances extérieures du corps].
  Le traité est dédié à un fils de prince, il veut enseigner le savoir-vivre aux jeune gens.
  Les pensées simples qu'il expose avec sérieux, mais sur un ton souvent moqueur et ironique, sont rédigées dans un style châtié et d'une précision remarquable. On peut affirmer qu'aucune imitation n'a jamais égalé ce texte en force, clarté, cachet personnel. À y regarder de plus près, on découvre entre les lignes un monde et un genre de vie qui, par beaucoup de côtés, ressemblent déjà aux nôtres, mais qui par d'autres en paraissent infiniment éloignés. Certains comportements auxquels il fait allusion n'ont plus leur équivalent aujourd'hui, d'autres nous font un effet « barbare » ou « peu civil­isé ». Érasme fait état de choses qui ne « pass­eraient » plus aujourd'hui, il en évoque d'autres qui nous semblent l'évidence même.
  Ainsi, il parle par exemple du regard de l'homme : son propos se veut éducatif, mais il trahit en même temps son don d'observation aigu :
  « Sint oculi placidi, verecundi, composti ; non torvi, quod est truculentiae... non vagi ac volubiles, quod, est insaniae, non limi quod est suspiciosorum et insidias molentiu ... »
  Il est difficile de traduire ce texte sans en altérer la tonalité : des yeux grands ouverts sont un signe de stupidité, le regard fixe une marque de paresse ; le regard trop perçant trahit une tendance à l'emportement, le regard trop vif et trop éloquent est le regard des impudiques ; le meilleur regard est celui qui dévoile un esprit tranquille et une amabilité pleine de respect. Ce n'est pas par hasard que les Anciens disaient : le siège de l'âme se trouve dans les yeux… « Animi sedem esse in oculis. »
  L'attitude du corps, les gestes, les vêtements, l'expression du visage, tout le « comportement extérieur » que le traité détaille est l'expression de l'homme dans son ensemble. Érasme le sait et le dit parfois expressément : « Quamqua autem externum illud corporis deeorum ab animo bene composito proficiscitur, tamen incuria praeceptorum nonnunquam fieri videmus ut hanc interim gratiam in probis et eruditis hominibus desi deremus. » [Quoique le comportement extérieur découle d'une âme bien faite, il arrive parfois que, par manque de formation, on déplore l'absence complète de cette grâce chez des hommes honnêtes et cultivés.]
  Les narines doivent être libres de morve explique-t-il un peu plus loin. Le paysan mouche dans sa casquette ou dans sa vareuse, le charcutier dans le creux du coude. Il n'est pas beaucoup plus convenable de se moucher dans le creux de la main et de s'essuyer ensuite sur l'habit. Une bonne manière de se débarrasser de la morve consiste à se servir d'un mouchoir en se détournant dans la mesure du possible : « Strophiolis accipere narium recrementa, decorum. » Si, en se mouchant avec deux doigts, quelque chose tombe à terre, il faut immédiatement l'étaler avec le pied : « Si quid in solum dejectum est emuncto duobus digitis naso, mox pede proterrendum est. » Cette remarque s'applique aussi au crachat : « Aversus expuito, ne quem conspuas aspergasve. Si quid purulentium in terram rejectum erit, pede proteratur, ne cuis nauseam moveat. Id si non licet linteolo excipito. » [Crache en te détournant, pour ne souiller ni n'asperger personne. Si quelque saleté tombe à terre, il faut l'écraser avec le pied, pour qu'elle ne dégoûte personne. Si ce n'est pas possible, sers-toi d'un mouchoir.]

  Le même soin, le même naturel avec lesquels l'auteur expose des gestes dont le seul énoncé scandalise les hommes d'un autre niveau de « civilisation », sujets à d'autres réflexes émotionnels, président aussi à ses conseils sur la manière de se tenir assis, de saluer ; Érasme décrit des attitudes qui nous paraissent étranges, comme par exemple l'art de se tenir sur un seul pied. N'oublions pas, en effet, que bien des attitudes bizarres qu'on note sur des tableaux ou sculptures médiévaux représentent des personnages qui marchent ou qui dansent, ne sont pas dues, comme l'a prétendu parfois, à la « manière » de l'artiste mais à des tenues et coutumes concrétisant des circonstances psychologiques et affectives différentes des nôtres.
  Plus on approfondit le petit traité, plus on se rend compte que la société qu'il décrit ressemble par plusieurs traits à la nôtre tandis qu'à d'autres égards elle nous semble étrangère."

 

Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, 1939, tr. fr. Pierre Kamnitzer, Pocket, 2002, p. 116-121.


[1] Le traité d’Érasme est généralement désigné sous le titre Savoir-vivre à l’usage des enfants.



  "Extrait de De civilitate morum puerilium (chap. 1) d'Érasme de Rotterdam (1530)

  Se moucher dans son bonnet ou son habit est d'un paysan, dans son bras ou son coude, d'un marchand de poissons ; il n'est pas beaucoup plus poli de le faire dans la main, si la morve tombe sur le vêtement. Il est de recueillir les saletés du nez dans un mouchoir, en se détour­nant un moment, si l'on est avec des supérieurs.
  Si, en se mouchant dans les doigts, quelque chose tombe à terre, il faut l'écraser aussitôt avec le pied.

  [Le commentaire dit :]
  Il n'y a guère de différence entre le mucus et la morve, sinon que le mucus est plus épais et la morve plus liquide."

 

Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, 1939, tr. fr. Pierre Kamnitzer, Pocket, 2002, p. 310.


 

  "Extrait de La Salle, Les Règles de la Bien-séance et de la Civilité Chrétienne (Rouen 1729, p. 45 sqq.)

 

  Il est de la Bien-séance, et de la pudeur de couvrir toutes les parties du Corps, hors la teste et les mains. On doit éviter avec soin, et autan qu'on le peut, de porter la main nue sur toutes les parties du Corps qui ne sont pas ordinairement découvertes ; et si on est obligé de les toucher, il faut que ce soit avec beaucoup de précaution. Il est à propos de s'accoutumer à souffrir plusieurs petites incommoditez sans se tourner, frotter, ni gratter...
  Il est bien plus contre la Bien-séance et l'honnesteté, de toucher, ou de voir en une autre personne, particulièrement si elle est de sexe différent, ce que Dieu défend de regarder en soi. Lorsqu'on a besoin d'uriner, il faut toujours se retirer en quelque lieu écarté : et quelques autres besoins naturels qu'on puisse avoir, il est de la Bien-séance (aux enfants mesmes) de ne les faire que dans des lieux où on ne puisse pas estre appercú.

  Il est très incivil de laisser sortir des vens de son Corps, soit par haut, soit pas bas, quands mesme ce seroit sans faire aucun bruit, lorsqu'on est en compagnie ; [ce précepte qui est conforme à l'usage moderne contredit les règles données en C et G] et il est honteux indécent de le faire d'une manière qu'on puisse estre entendu des autres.
  Il n'est jamais séant de parler des parties du Corps qui doivent estre cachées, ni de certaines nécessitez du Corps ausquelles la Nature nous a assujetti, ni mesme de les nommer."

 

Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, 1939, tr. fr. Pierre Kamnitzer, Pocket, 2002, p. 284-285.


 

  "Le malaise plus ou moins marqué qui s'empare de nous quand nous sommes en présence d'êtres humains qui évoquent et qualifient ouvertement leurs actes physiques, qui songent bien moins que nous à les dissimuler ou à les réprimer, entre pour une large part dans l'ensemble des sensations qui nous font juger ces êtres « barbares » ou « peu civilisés ». Et c'est là aussi la cause du « malaise » que nous inspire la barbarie ou, pour employer une formule relevant moins d'un jugement de valeur, une situation émotionnelle, des critères affectifs de ce qui est tolérable différents des nôtres, tels qu'ils ont existé naguère dans notre propre société, tels qu'ils existent encore de nos jours dans beaucoup de sociétés que nous qualifions de « non civilisées ». On peut se demander de quelle manière et pour quelle raison particulière la société occidentale est passée d'un niveau affectif à l'autre, comment elle s'est « civilisée ». Or, en approfondissant ce processus, on éveille nécessairement des sentiments de malaise et de gêne de ce genre. On doit essayer, quand on se penche sur cette question, d'éliminer tous les sentiments d'embarras et de supériorité, tous les jugements de valeur, toutes les censures, qu'impliquent dans notre esprit les notions de « civilisation » et de « non-civilisation ». Nos mœurs procèdent d'autres que nous avons l'habitude de qualifier de « non civilisées ». Mais toutes ces notions sont trop statiques, trop sommaires… En réalité, les termes « civilisé » et « non civilisé » n'expriment pas une antinomie comme « bon » et « mauvais », mais les jalons d'une évolution qui n'est d'ailleurs nullement achevée. Il se pourrait fort bien que nos descendants affichent, face à notre niveau de civilisation, les mêmes sentiments de  gêne qui s'emparent de nous quand nous évoquons le comportement de nos ancêtres. Les manifestations émotionnelles et les comportements au sein de la société ont évolué à partir d'une forme et d'un niveau que rien ne permet de regarder comme un « commencement », de qualifier d'une manière absolue et sommaire de « non civilisée », vers la situation actuelle que nous nous plaisons à appeler « civilisée ». Pour comprendre celle-ci, nous sommes obligés de remonter le cours de l'histoire en vue de retrouver celle dont elle est issue. La « civilisation » que nous considérons en général comme une « propriété » qui nous est offerte tout « armée », sans que nous nous demandions comment nous en sommes devenus les propriétaires, est en réalité un processus ou une phase d'un processus dont nous sommes nous-mêmes les sujets. Tout ce qui, à nos yeux, en fait partie, les machines, les découvertes scientifiques, le système gouvernemental, sont les témoins d'une certaine structure des rapports humains, de la société, d'un mode déterminé du comportement humain".

 

Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, 1939, chapitre III, tr. Pierre Kamnitzer, Presses Pocket, p. 126-128.



  "Pourquoi faut-il donc une fourchette ? Pourquoi est-il « barbare » et « peu civilisé » de prendre avec les doigts ce qui se trouve dans son assiette personnelle ?
  Parce que nous éprouvons un sentiment de malaise quand nous salissons nos doigts ou du moins quand on nous aperçoit en société avec des mains crasseuses ou graisseuses. La transmission éventuelle de maladies, c'est-à-dire la « motivation rationnelle », a peu à voir avec l'interdiction de manger avec les doigts dans sa propre assiette. Quand nous analysons nos propres sensations face au rituel de la fourchette, nous nous rendons parfaitement compte du fait que l'instance suprême qui décide du caractère « civilisé » ou « non civilisé » de notre comportement est notre seule sensibilité. La fourchette n'est que la concrétisation d'une forme déterminée de ce que nous ressentons comme « pénible ». Ainsi apparaît à l'arrière-plan de l'évolution des mœurs de table depuis le Moyen Âge jusqu'à nos jours un phénomène que nous avons déjà rencontré au cours de notre analyse d'autres concrétisations du même genre, à savoir une modification de notre économie pulsionnelle et affective.

  Des comportements qui n'étaient nullement ressentis comme pénibles au Moyen Âge éveillent de plus en plus des réflexes de déplaisir. Le niveau de ce qui est ressenti comme « pénible » trouve son reflet dans les interdictions réglant le comportement en société. Ces tabous ne sont rien d'autre, pour autant qu'on puisse en juger, que des sensations de déplaisir, d'embarras, de dégoût, d'angoisse ou de pudeur qu'on a inculquées aux hommes dans des circonstances sociales déterminées et qui ont été ritualisées et institutionnalisées ; elles se reproduisent non exclusivement mais surtout par leur ancrage institutionnel dans des rituels et des formes de comportement déterminé."

 

Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, 1939, chapitre V, tr. fr. Pierre Kamnitzer, Pocket, 2002, p. 270-271.


 

  "La génération des parents qui ont accepté comme allant de soi certaines normes de comportement poussent leurs enfants – qui, à leur naissance, ignorent ce genre de sensibilité – avec plus ou moins de sévérité à maîtriser leurs penchants, à réfréner leurs pulsions. Quand un enfant étend sa main vers quelque chose de gluant, d'humide, de gras, on lui dit : « Il ne faut pas faire cela, cela ne se fait pas ! » Et le déplaisir que les parents éprouvent en voyant de tels gestes se transmet par l'habitude aux enfants, sans l'intervention d'une tierce personne.
  Or, le comportement et la vie pulsionnelle de l'enfant sont orientés dans une large mesure par le seul exemple du monde environnant, en l'absence de toute recommandation verbale, par l'habitude qu'ont prise les adultes de se servir d'une certaine manière de leurs couteaux et leurs fourchettes. Le fait même que l'exemple du monde environnant vient s'ajouter à la pression et à la contrainte exercées par quelques adultes aboutit, chez les adolescents, de très bonne heure à l'oubli ou au refoulement de l'idée que leurs sensations de pudeur et de malaise, leurs impressions de plaisir ou de déplaisir puissent être modelées par des pressions et contraintes extérieures et réduites ainsi à une norme commune. La jeunesse les considère au contraire comme quelque chose de très personnel, de très « intime » que la nature a déposé dans leur berceau.

  Alors que les recommandations de Courtin et de La Salle[1] attestent qu'à leur époque les adultes agissaient par « politesse », par égard réciproque, pour épargner au voisin la vue d'un individu mangeant avec ses doigts, par crainte pudique d'être vus « les mains saucées », le comportement des convives obéira plus tard à une sorte d'automatisme, il reflétera les structures internes de la société, du Surmoi qui interdit de manger autrement qu'à l'aide de la fourchette. Les normes sociales qui ont été imposées à l'individu du dehors se reproduisent ensuite sans à-coups par l'autocontrainte qui jusqu'à un certain degré opère automatiquement même si, au niveau de la conscience, la personne en cause la refuse.
  Ainsi s'accomplit dans chaque individu, en raccourci, un processus qui, dans l'évolution historique et sociale, a duré des siècles et dont l'aboutissement est la modification des normes de la pudeur et du déplaisir. Si l'on tenait à qualifier de « lois » les processus récurrents, on serait en droit de formuler à l'exemple de la « loi fondamentale de la biogenèse »[2] une loi fondamentale de la sociogenèse et de la psychogenèse."

 

Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, 1939, chapitre V, tr. fr. Pierre Kamnitzer, Presses Pocket, p. 273-275.


[1] Antoine de Courtin et La Salle : le premier est l'auteur d'un Nouveau Traité de Civilité en 1672, le second est l'auteur des Règles de la Bien-Séance et de la Civilité Chrétienne en 1729. Ces deux ouvrages sont en fait des traités de savoir-vivre.
[2] Elias fait ici référence à la loi de Haeckel (ou loi de von Baer), selon laquelle l'ontogenèse reproduirait la phylogenèse.


 

  "Au début, ce sont les personnes d'un rang social supérieur qui exigent des individus socialement inférieurs et, le cas échéant, de leurs pairs, sous une forme ou une autre, un contrôle plus rigoureux des pulsions entraînant certains renoncements relativement ordonnés ou un refoulement de l'affectivité. Ce n'est qu'à une époque relativement tardive, quand les couches bourgeoises composées de nombreux individus d'un rang social comparable – qui, à côté des anciennes couches dirigeantes, font figure de « masses humaines » – accèdent aux commandes de la société, que la famille se fait l'agent unique ou principal de la répression des pulsions ; c'est à partir de ce moment que la dépendance de l'enfant par rapport à ses parents devient une des premières sources d'énergie, et même la plus importante et la plus efficace de la régulation et de la formation socialement nécessaires de l'affectivité.
  Déjà pendant la phase chevaleresque-courtoise et plus encore pendant la phase absolu­tiste-curiale, cette fonction a été assumée pour la couche supérieure par les cours elles-mêmes, c'est-à-dire directement par les échanges socio­mondains. Pendant cette période, bien des habi­tudes qu'on nous impose en quelque sorte comme une « seconde nature » ne font pas encore, sous cette forme, l'objet d'un condi­tionnement artificiel ; elles n'ont pas encore ce caractère d'autocontrainte, d'automatisme qui, dans certaines limites, opère aussi quand l'indi­vidu est livré à lui-même ; bien au contraire, quand on s'astreint à une discipline de ses pul­sions, on le fait consciemment, par égard pour les autres, pour des raisons sociales. La nature et l'étendue de cette retenue sont fonction à la fois du rang social de celui qui se les impose et de celui dans l'intérêt duquel il les assume. Cette situation se modifie à mesure que les hommes se rapprochent socialement les uns des autres, que les rapports de dépendance et l'ordre hiérarchique de la société s'atténuent. C'est un fait que la progression de la division du travail augmente l'interdépendance des hommes et la dépendance des personnes d'un rang socialement plus élevé envers celles occupant les degrés inférieurs de l'échelle sociale. Ces dernières se rapprochent des premi­ères au point que celles-ci éprouvent, en leur présence, des sentiments de pudeur. C'est seulement ce dernier phénomène qui confère à l'apprêt de la vie pulsionnelle ce caractère d'universalité que les membres de notre société démocratique et industrielle considèrent comme allant de soi."

 

Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, 1939, chapitre V, tr. fr. Pierre Kamnitzer, Pocket, 2002, p. 296-297.


 

  "Les enfants bousculent inévitablement le seuil de sensibilité des adultes – inévitablement, parce qu'ils n'ont pas encore été conditionnés –, ils transgressent les tabous sociaux, offensent la pudeur des adultes et font ainsi irruption dans la zone dangereuse de leur économie affective péniblement maîtrisée. Acculé à une telle situation, l'adulte ne motive pas ses exigences concernant le comportement. Il est même incapable de les expliquer suffisamment. Il est conditionné de telle façon qu'il agit plus ou moins automatiquement selon les normes sociales. Toute autre attitude, toute entorse aux interdictions et aux règles de retenue dans sa propre société présente un danger et équivaut à une dévalorisation de la retenue qu'on lui a imposée. L'accent émotionnel sous-jacent qui marque souvent l'exigence morale, la sévérité agressive et comminatoire[1] avec laquelle elle est formulée, sont les réflexes devant le danger qui menace, dans chaque transgression, l'équilibre instable de tous ceux pour lesquels le comportement standard de la société est devenu plus ou moins une « seconde nature » ; ils sont symptomatiques de l'angoisse qui les saisit quand ils voient menacés, fût-ce de loin, les structures de leur propre économie pulsionnelle et par là leur propre existence sociale, l'ordre de leur vie sociale".

 

Norbert Elias, La Civilisation des moeurs, 1939, chapitre V, tr. fr. Pierre Kamnitzer, Presses Pocket, 2002, p. 358-359.


 

  "La chambre à coucher est devenue une des enceintes les plus « privées », les plus « intimes » de la vie humaine. Comme la plupart des fonctions corporelles, le « sommeil » s'est également retiré « derrière les décors » de la vie sociale. La « famille restreinte » (aujourd'hui la seule « enclave » légitime sanctionnée par la société, où cette fonction du corps puisse, comme beaucoup d'autres s'accomplir). Ses cloisons visibles et invisibles soustraient aux yeux des autres hommes les aspects les plus « privés », les plus « intimes » les plus « animaux » de l'existence humaine.
  Dans la société médiévale, la fonction du sommeil n'était elle non plus au même degré privatisée et détachée de la vie sociale. Il était d'usage de recevoir les invités dans des pièces meublées de lits, et les lits possédaient selon leurs aménagements une valeur de prestige. Très souvent, plusieurs personnes passaient la nuit dans la même chambre : dans la couche supérieure, le seigneur et son valet, la maîtresse de maison avec sa servante ou ses servantes ; dans les couches populaires hommes et femmes dormaient souvent dans la même pièce, de même que des amis logés pour une nuit.

  Ceux qui ne dormaient pas dans leurs habits se déshabillaient complètement. En général, on dormait nu dans les milieux séculiers ; dans les monastères, on restait habillé ou on dormait nu, selon la règle. […]
  Les exemples du comportement dans la chambre à coucher nous montrent en quelque sorte, dans un secteur nettement limité, combien de temps s'écoule avant que ces tendances se précisent dans le domaine de l'éduca­tion séculière.
  La ligne de cette évolution n'appelle guère de commentaires ; dans ce domaine, comme dans celui de l'alimentation, s'érige progres­sivement entre les individus, entre leurs corps, un mur fait de pudeur craintive et de répulsion émotionnelle, dont l'artisan est précisément le « conditionnement ». On inculque à l'homme le sentiment qu'il est pénible de partager le lit avec une personne qui ne fasse pas partie du cercle de famille. Et si la pauvreté n'en dispose pas autrement, l'usage se répand de plus en plus que même dans la famille chacun ait son lit et, dans les classes moyennes et supérieures sa chambre à coucher. On habitue de très bonne heure les enfants à cette prise de distance, à cet isolement avec tout ce qu'ils comportent en matière d'habitude et d'expérience. Quand on voit avec quel naturel adultes et enfants partageaient au Moyen Âge leurs lits, on se rend compte de quelle modification profonde des rapports d'homme à homme et de comportement humain s'exprime dans notre genre de vie. On reconnaît en même temps que rien n'est moins évident que l'idée, devenue dominante dans la dernière phase de civilisation que nous connaissons, la nôtre, que le lit et le corps sont des zones essentiellement et hautement dangereuses."

 

Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, 1939, chapitre V, tr. fr. Pierre Kamnitzer, Pocket, 2002, p. 349-350 et p. 360-361.


[1] Comminatoire : qui tient de la menace, qui est destiné à intimider.


 

  "Il y a interdépendance étroite entre structures sociales et structures émotionnelles. Il n'existe pas de puissance coercitive capable d’imposer aux hommes la modération. Quand dans telle ou telle région, le pouvoir central s'affermit, quand il oblige les hommes sur un territoire plus ou moins étendu à vivre en paix, on assiste aussi à un changement progressif de l'affectivité et des normes de l’économie pulsionnelle. Peu à peu — nous en reparlerons — la retenue relative et « les égards des uns pour les autres » s'accroissent d'abord dans les rapports sociaux de la vie de tous les jours. La décharge affective résultant de l’agression physique se limite à certaines « enclaves » dans le temps et dans l’espace. Du moment que le monopole de la contrainte physique est assumé par le pouvoir central, l’individu n'a plus le droit de se livrer au plaisir de l’attaque directe : ce droit est réservé à quelques personnes mandatées par l’autorité centrale, par exemple aux policiers, et les masses ne peuvent plus en user que dans des| circonstances particulières, en temps de guerre ou de heurts révolutionnaires, dans la lutte socialement sanctionnée contre des ennemis extérieurs ou intérieurs.
  Mais même les enclaves temporelles ou spatiales de la société civilisée dans lesquelles on concède une plus grande liberté à l’agressivité, et plus spécialement les guerres entre nations, se sont « dépersonnalisées » et conduisent de moins en moins à des « décharges affectives » aussi immédiates et puissantes que celles qu' on nous rapporte du Moyen Âge. La modération nécessaire que la société civilisée impose à ses membres et la transformation de leur agressivité ne sauraient, du jour au lendemain, être « annulées » dans ces enclaves. Mais cette « annulation » pourrait sans doute être obtenue beaucoup plus rapidement que nous ne le pensons si le corps à corps avec l'adversaire n'avait pas fait place à une mécanisation très poussée du combat, mécanisation qui exige une maîtrise rigoureuse de l’affectivité. Même pendant la guerre, le combattant excité par la vue de l’ennemi ne peut, dans notre monde civilisé, laisser libre cours à son agressivité, mais il doit, indépendamment de son état d'âme, obéir aux ordres d'un chef invisible ou seulement visible par ses effets, pour combattre un ennemi invisible ou visible seulement par ses effets. Il faut des troubles sociaux et une grande misère, il faut surtout une propagande puissamment orchestrée pour éveiller dans l’individu et légitimer en quelque sorte les instincts refoulés, les manifestations pulsionnelles proscrites dans la société civilisée, telles que le plaisir de tuer et de détruire.

  Notons cependant que toutes ces pulsions ont, sous une forme plus « raffinée », plus « rationalisée », leur place légitime et stricte­ment délimitée aussi dans la société civilisée. Et ce fait est très typique des transformations qui accompagnent la civilisation de l'économie affective. Ainsi, le plaisir de la lutte et de l'agressivité trouve un exutoire socialement admis dans la compétition sportive. Cela appara­ît surtout dans le côté « spectacle », dans attitude de « rêve éveillé» des spectateurs d'un combat de boxe qui s'identifient à ces quelques rares personnes auxquelles on a accordé le droit limité et strictement codifié de donner libre cours à leur agressivité. Cette décharge (ausleben) des pulsions par le spec­tacle ou en suivant un match à la radio est un trait particulièrement caractéristique de la société civilisée. Il contribue à une évolution du livre et du théâtre, il détermine le rôle du cinéma dans notre monde. Déjà l'éducation des jeunes, déjà les préceptes de conditionnement visent à transformer les plaisir d'une agressivité active en plaisir passif, codifié, en simple « plaisir des yeux »".

 

Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, 1939, chapitre VII, tr. fr. Pierre Kamnitzer, Pocket, 2002, p. 439-443.



  "Au XVIe siècle, une des réjouissances populaires de la Saint-Jean consistait à brûler vif une ou deux douzaines de chats. [...]
  Voilà un spectacle qui n'est certainement pas plus ignoble que l'exécution par le feu des hérétiques ou les tortures et mises à mort de tous genres. Ce qui le rend particulièrement antipathique est le fait qu'il incarne d'une manière directe et sans mélange le plaisir que d'aucuns éprouvent à tourmenter des êtres vivants sans la moindre excuse rationnelle. La répugnance que nous inspire la seule description de ce genre de réjouissances et que nous considérons, compte tenu de nos normes affectives, comme « normale », prouve une fois de plus combien notre économie affective s'est modifiée au cours des siècles. Notre exemple illustre un autre aspect des changements intervenus. Beaucoup de choses qui naguère éveillaient des sensations de plaisir suscitent aujourd'hui des réflexes de déplaisir. Dans les deux cas, nous n'avons pas affaire exclusivement à des sensations individuelles. Brûler des chats à la Saint-Jean était une institution sociale au même titre qu'aujourd'hui les matchs de boxe ou les courses de chevaux. Dans les deux cas, les plaisirs organisés par la société sont l'incarnation des normes affectives dans le cadre desquelles se tiennent tous les conditionnements, pour différents qu'ils soient sur le plan individuel ; quiconque quitte le cadre des normes sociales passe pour « anormal ». De nos jours on traiterait d' « anormale» une personne qui chercherait à satisfaire ses tendances de plaisir en brûlant vifs des chats, parce que le conditionnement normal de l'homme de notre phase de la civilisation substitue au plaisir de la vue de tels actes une peur – inculquée sous forme d'autocontrainte – qui retient l'homme de telles manifestations pulsionnelles. C'est un mécanisme psychique très simple qui provoque la transformation his­torique de la vie affective : des manifestations pulsionnelles ou des plaisirs considérés comme désirables par la société sont assortis de menaces ou de châtiments qui les investissent de sensations de déplaisir ou à prédominance de déplaisir. Par suite du rappel incessant du déplaisir sous forme de menace de punition et de l'accoutumance à ce rythme, la dominante déplaisante est obligatoirement associée à un certain comportement qui, à l'origine, peut être plaisant. Ainsi, il y a tiraillement entre le déplaisir et la peur suscités par la société – représentée aujourd'hui, mais pas toujours même exclusivement, par les parents – et plaisir caché. Ce que nous avons défini sous divers aspects comme progression du seuil de la pudeur, de la sensibilité aux expériences pénibles, des normes affectives a pu être déclenché par de tels mécanismes."

 

Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, 1939, chapitre VII, tr. fr. Pierre Kamnitzer, Pocket, 2002, p. 444-447.



  "Depuis les origines de l'histoire de l'Occident jusqu'à nos jours, on assiste à une différenciation de plus en plus poussée des fonctions sociales sous la pression accrue de la compétition Cette différenciation emporte une augmentation continuelle du nombre des fonctions des hommes, dont chaque individu, qu'il accomplisse les travaux les plus simples et les plus ordinaires ou les plus compliqués et les plus rares, dépend entièrement. Ainsi, les comportements d'un nombre accru de personnes doivent être accordés, des actes interdépendants organisés avec plus de rigueur et de avec plus de rigueur et de précision pour que chaque acte isolé remplisse sa fonction sociale. L'individu est obligé de différencier et de contrôler ses gestes, de leur donner plus de fermeté et de régularité. Nous avons déjà signalé qu'il ne s'agit pas seulement d'un contrôle conscient. C'est là un des traits caractéristiques de la modification de l'appareil psychique par la civilisation que la régulation plus différenciée et plus prévisible du comportement de l'individu lui est inculquée dès sa plus tendre enfance et qu'elle devient une sorte d'automatisme, d' « autocontrainte », dont il ne peut se défaire même s'il en formule dans sa conscience le vœu. Le tissu des actes s'étend et se complique à tel point, on demande de tels efforts à l'homme pour qu'il se comporte  « correctement », que chaque individu développe à côté de l'autocontrôle conscient un mécanisme d'autocontrôle automatique et aveugle, qui dresse contre toute déviance une barrière de phobies, mais qui, parce que son mode d'action est automatique et aveugle, aboutit aussi à de nombreuses erreurs. Consciente ou inconsciente, l'orientation du comportement en fonction d'une régulation sans cesse plus différenciée de l'appareil psychique est déterminée par les progrès de la différenciation sociale, de la division des fonctions, par l'extension des chaines d'interdépendance dans lesquelles s'insère, directement ou indirectement, chaque mouvement, chaque manifestation de l'homme isolé."

 

Norbert Elias, La Dynamique de l'Occident, 1939, 2e partie, chapitre I, tr. fr. Pierre Kamnitzer, Presses Pocket, p. 185-186.



  "À mesure que progresse l'interpénétration réciproque des groupes humains en extension et l'exclusion de la violence physique de leurs rapports, on assiste à la formation d'un mécanisme social grâce auquel les contraintes que les hommes exercent les uns sur les autres se transforment en autocontraintes. Ces autocontraintes [...] se présentent en partie sous la forme d'une maîtrise de soi parfaitement consciente, en partie sous la forme d'habitudes soumises à une sorte d'automatisme. Elles tendent vers une modération plus uniforme, une réserve plus continue, une régulation plus précise des manifestations pulsionnelles et émotionnelles selon un schéma différencié tenant compte de la situation sociale. Mais elles provoquent aussi - suivant la pression intérieure, la situation de la société et de ses membres - des tensions et des troubles spécifiques au niveau du comportement et de la vie pulsionnelle. Elles donnent naissance, dans certains cas, à des sentiments d'inquiétude et de frustration dus au fait même que l'homme est incapable de satisfaire une partie de ses tendances et pulsions autrement que sous une forme sublimée, par exemple en imagination, en adoptant une attitude de spectateur et d'auditeur, en se laissant emporter par des rêves ou des rêveries ; dans certains cas, l'habitude de refouler les émotions va si loin – une sensation continue d'ennui ou de solitude l'atteste – que l'individu n'a plus aucune possibilité d'extérioriser sans peur ses émotions transformées ou de satisfaire directement ses pulsions refoulées. Certains secteurs de la vie pulsionnelle se trouvent en quelque sorte « anesthésiés » par les structures spécifiques du réseau d'interdépendances dans lequel l'enfant grandit. Ils s'entourent, sous la pression des dangers que leur libération comporte dans le champ social de l'enfant, de tant de craintes et de phobies automatiques qu'ils restent, dans certains cas, isolés et inaccessibles toute la vie. Il peut arriver aussi que certains secteurs de la vie pulsionnelle s'infléchissent pendant qu'on essaie de faire de lui un être « civilisé » -, de telle manière que ses énergies ne se manifestent plus que par des voies détournées, par des actes compulsionnels et d'autres symptômes pathologiques. Dans d'autres cas encore, ces énergies – profondément altérées – se manifestent par des attirances et des antipathies incontrôlables et exclusives ou par des manies irrationnelles. Dans un cas comme dans l'autre, une inquiétude intérieure permanente et apparemment non motivée peut être l'indice d'énergies pulsionnelles refoulées d'une manière telle que toute satisfaction véritable est exclue."

 

Norbert Elias, La Dynamique de l'Occident, 1939, tr. fr. Pierre Kamnitzer, Presses Pocket, p. 198-199.



  "Le processus de civilisation individuel opère, tout comme le processus de civilisation social, d'une manière aveugle. En dépit de toutes les idées et de tous les projets des adultes, les rapports qui s'établissent entre eux et l'adolescent se traduisent dans son économie psychique par des fonctions et des effets que les adultes n'ont pas voulus et dont ils ignorent à peu près tout. […]
  Il n'est pas difficile, en théorie, d'expliquer la différence entre un processus de civilisation individuel réussi et un autre qui ne mérite pas cette qualification. Le processus de civilisation réussi se traduit par la formation, après les nombreux efforts et conflits qu'il implique, d'un comportement parfaitement adapté aux fonctions sociales de l'adulte, d'un mécanisme d'habitudes fonctionnant de manière adéquate, le tout associé – ce qui n'est pas nécessairement et toujours le cas – à un bilan positif de plaisirs. Si le processus de civilisation s'avère un échec, deux hypothèses peuvent être envisagées : ou bien l'autorégulation indispensable sur le plan social n'est obtenue que grâce à une lutte permanente contre les énergies pulsionnelles antagonistes et au prix du sacrifice de la plupart des satisfactions personnelles ; ou bien la domestication de ces énergies, le renoncement aux satisfactions se révèlent impossibles ; dans cette deuxième hypothèse tout bilan positif de plaisirs est exclu, parce que les impératifs et tabous sociaux ne sont pas seulement représentés par les autres membres de la société, mais aussi par le malheureux en butte à toutes ces difficultés : il y a en lui une instance qui interdit et punit ce qu'une autre exige".

 

Norbert Elias, La Dynamique de l'Occident, 1939, tr. fr. Pierre Kamnitzer, Presses Pocket, p. 199 et p. 201.



  "« Un homme qui sait que la cour est maître de son geste, de ses yeux et de son visage ; il est profond, impénétrable ; il dissimule les mauvais offices, sourit à ses ennemis, contraint son humeur, déguise ses passions, dément son cœur, agit contre ses sentiments. »[1]
  Ce qui apparaît très nettement ici, c'est la transformation de la noblesse dans le sens d'un comportement « civilisé ». Cette transformation n'est pas encore aussi profonde et englobante que celle qui marquera plus tard la société bourgeoise. Car l'homme et la femme vivant à la cour ne s'imposent des contraintes que dans leurs relations avec les personnes de leur rang ; quand ils ont affaire à des gens appartenant à une couche inférieure, ils se gênent beaucoup moins. Il ne faut pas non plus oublier que le schéma de régulation des pulsions et des émotions dans la société de cour n'est pas le même que dans la société bourgeoise. L'homme de cour a conscience qu'il se fait violence pour des raisons sociales ; les penchants réprimés sont du moins en partie présents dans son esprit ; les autocontraintes devenues habitudes n'ont pas encore atteint ce degré d'automatisme qui englobe toutes les relations humaines. Ce qui apparaît déjà dans la société de cour, c'est une forme spécifique de la différenciation et de la dissociation psychiques. L'homme se trouve en quelque sorte confronté à lui-même. Il « dissimule ses passions », il « dément son cœur », il « agit contre ses sentiments ». Il renonce au plaisir ou au penchant du moment en songeant au déplaisir qui l'attend si jamais il succombe. C'est là le même mécanisme par lequel lequel les adultes – qu'il s'agisse des parents ou d'autres personnes – suscitent dans l'enfant, depuis son plus bas âge, un Surmoi stabilisé. Le mouvement pulsionnel ou émotionnel du moment est en quelque sorte étouffé par la peur du déplaisir futur, en attendant que cette peur s'oppose d'une manière habituelle aux comportements et penchants interdits, même si personne n'est là pour la faire naître; les éner­gies de ces penchants sont canalisées dans des voies anodines, aucun déplaisir ne les attend.

  Avec la restructuration de la société et des interrelations humaines se transforme aussi l'économie émotionnelle de l'individu. Dans la société on assiste à l'augmentation du nombre des actes et des individus, dont chaque être humain et chacun de ses actes sont tributaires. Dans l'individu l'habitude s'enracine de plus en plus de prévoir les prolon­gements de ses initiatives. Et à mesure que se transforment les comportements et l'économie psychique de chacun, l'homme commence à regarder les autres personnes d'une manière différente. L'idée que l'homme se fait de l'homme se diversifie, elle se débarrasse des émotions du moment, elle prend une tournure « psychologique ». On peut parler « psychologisation »."

 

Norbert Elias, La Dynamique de l'Occident, 1939, 2e partie, chapitre IV, tr. fr. Pierre Kamnitzer, Presses Pocket, 2005, p. 237-238.


[1] La Bruyère, Les Caractères, in Œuvres, Hachette, 1922, t ;II, p. 211, n° 10.


 

  "Chacune des poussées des normes civilisatrices s'accompagne d'une augmentation de la puissance sociale des couches touchées par elles, d'une adaptation de leur niveau vie à celui de la couche supérieure ou du moins d'un relèvement général du niveau de vie. Des couches sans cesse menacées par la famine ou condamnées d'une manière permanente à la pauvreté et à la misère ne peuvent avoir des comportements civilisés. La mise en place et le maintien d'un mécanisme tant soit peu stable du Surmoi a toujours présupposé et présuppose encore un niveau de vie relativement élevé et une certaine sécurité.
  Pour compliqués que paraissent à première vue les rouages des processus d'interdépendances dans le cadre desquels s'accomplit en Occident la civilisation des comportements, leur schéma fondamental est assez simple. Tous les phénomènes énumérés plus haut, le relèvement progressif niveau de vie de larges couches de la population, l'accroissement de la dépendance fonctionnelle des couches supérieures, la consolidation des monopoles centraux ne sont en dernière analyse que des conséquences et des données partielles de la division des fonctions progressant à un rythme plus ou moins rapide. La division des fonctions augmente le rendement du travail ; l'augmentation du rendement du travail est la condition de tout relèvement du niveau de vie sur une vaste échelle ; la division des fonctions accentue la dépendance fonctionnelle des couches supérieures ; il faut d'autre part accéder à un niveau élevé de la division des fonctions pour pouvoir instituer des monopoles policiers et fiscaux solides, dotés d'administrations monopolistiques spécialisées, autrement dit des « États » au sens occidental du terme, « États » qui assurent peu à peu une plus grande sécurité à leurs sujets. Mais cette progression de la division des fonctions établit aussi des liens de dépendance entre un nombre accru d'individus, d'espaces, de pays : elle exige de chaque individu une plus grande retenue, un contrôle plus rigoureux de son comportement et de ses réactions passionnelles ; elle exige un refoulement plus conséquent des pulsions et – à partir d'un certain niveau – un autocontrôle permanent. C'est là le prix – si on veut employer ce terme – que nous payons pour notre sécurité accrue et les autres avantages qui en découlent."

 

Norbert Elias, La Dynamique de l'Occident, 1939, 2e partie, chapitre VI, tr. fr. Pierre Kamnitzer, Presses Pocket, 2005, p. 285-286.



  "[Les processus de civilisation] ne connaissent aucun instant zéro où les hommes, encore totalement non civilisés, commenceraient à se civiliser. Tout homme a la capacité de s'imposer à lui-même des contraintes. Aucun groupe humain ne pourrait fonctionner pendant une certaine durée si ses membres adultes ne parvenaient pas à inculquer des modèles d'auto-régulation et d'autodiscipline à ces petits êtres sauvages et totalement indisciplinés que sont les êtres humains à la naissance. Ce qui se modifie au cours d'un processus de civilisation, ce sont les modèles sociaux d'autodiscipline ainsi que la manière dont ils sont inculqués à l'individu sous la forme de ce que nous appelons aujourd'hui « conscience morale » ou peut-être « raison ». Dans des sociétés anciennes, relativement petits, autarciques et indifférenciées, les normes sociales propres à un groupe peuvent requérir des mécanismes d'autodiscipline appelés à jouer dans des occasions déterminées. Par comparaison avec les critères en usage dans des sociétés plus avancées, il peut même s'agir de formes extrêmement rigoureuses d'autodiscipline.
  Des rites d'initiation incluent ainsi parfois des expériences particulièrement terrifiantes qui ont pour conséquence une soumission durable à certains tabous ou la crainte d'enfreindre les règles dans un domaine précis. Mais en même temps, en d'autres occasions, la voie reste libre pour des activités chargées d'affects, pour l'expression débridée de passions auxquelles les hommes des stades ultérieurs n'ont plus accès au même degré de force et d'intensité, ces occasions étant tout aussi déterminées et encadrées par des prescriptions de caractère social que celles où se déploie une rigoureuse autodiscipline. Dans les sociétés médiévales elles-mêmes – qui pourtant, en termes de développement, étaient bien plus différenciées et complexes que les sociétés claniques –, les contrastes et fluctuations des modèles régulatifs des normes sociales représentaient un aspect constant et fondamental de l'existence humaine. À des orgies sauvages pouvaient succéder des comportements de pénitence et de mortification. Le carnaval était suivi du carême. Des formes extrêmes d'ascèse coexistaient parfois dans certains ordres monastiques avec un abandon effréné aux plaisirs de la vie. On pourrait dire d'une manière générale qu'aux premiers stades d'un processus de civilisation la conscience morale en formation est affaire de situations particulières : extrêmement forte et sévère par certains aspects ou en certaines occasions, extrêmement faible et indulgente par d'autres aspects. À des stades plus tardifs, en revanche, le modèle régnant d'autodiscipline tend vers une régulation du comportement à la fois mesurée et constante, quasiment en toute occasion."

 

Norbert Elias, Du temps, 1984, tr. fr. Michèle Hulin, Fayard, p. 163-164.



  "Parce que les êtres humains vivent en société – du moins est-ce ainsi que les choses nous apparaissent –, ils doivent se contrôler, réprimer la moindre manifestation de leurs impulsions, affects ou émotions. Mais, pour leur salut, ils doivent aussi apprendre à contrôler ces impulsions. Un individu qui en est incapable est dangereux non seulement pour les autres, mais également pour lui-même. L'incapacité à contrôler ces impulsions est au moins aussi douloureuse et mutilante que le besoin, acquis, de trop les contrôler.
  Les contraintes que les êtres humains exercent sur leurs affects, sur leurs pulsions instinctuelles ont toutes été apprises. Autrement dit, la vie sociale des humains, leur vie les uns avec les autres ne serait guère agréable si les membres d'une société laissaient libre cours à leurs affects et à leurs pulsions. Cependant, les êtres humains sont faits si curieusement qu'il leur faut mobiliser et façonner les dispositions naturelles qui leur permettront d'acquérir ces contraintes ; c'est là une condition indispensable à la survie des groupes humains aussi bien qu'à la survie de chacun de leurs indivi­dus. Un individu qui ne parviendrait pas à acquérir par l'apprentissage des modèles d'autocontrôle, qui ne parvien­drait pas à dominer ses plus élémentaires pulsions, resterait à la merci de leur manifestation soudaine. Un être humain incapable de contrôler un besoin animal surgi de l'intérieur, ou bien une excitation suscitée par des événements exté­rieurs, ne pourrait harmoniser ses désirs inassouvis avec les sources externes de leur assouvissement, il ne pourrait ajuster ses affects à la réalité d'une situation ; partant, il souffrirait de ces pulsions irrésistibles, nées au plus profond de son être mais dirigées vers des cibles extérieures. Étant incontrôlables et donc inajustables, ces pulsions, ou plutôt les individus pris dans leurs griffes, manqueraient leurs cibles, ou se trompe­raient de cibles et demeureraient insatisfaits. En fait, cet individu ne dépasserait guère la petite enfance, et, si par hasard il survivait, il serait bien peu humain.
  En d'autres termes, l'apprentissage de l'autocontrôle est un universel humain, la condition commune de l'humanité. Sans cet autocontrôle, les gens en tant qu'individus ne deviendraient pas humains et les sociétés se désintégreraient rapidement. Ce qui peut changer et ce qui a en fait changé au cours de la longue évolution qu'a connue l'humanité, ce sont les normes sociales de l'autocontrôle et la manière dont elles sont élaborées pour stimuler et façonner le potentiel naturel de l'individu à retarder, supprimer, transformer, bref, à contrôler de différentes façons ses pulsions élémentaires et autres impulsions et sentiments spontanés. Ce qui a changé, ce sont les instances de contrôle constituées au cours du proc­essus de l'apprentissage individuel de l'enfant, connues aujourd'hui sous les noms de « raison », « conscience », « moi », « surmoi ». Leur structure et leur modèle, leurs fron­tières et, somme toute, leurs relations avec les pulsions libidinales et d'autres pulsions largement méconnues par les individus diffèrent nettement à chaque stade de l'évolution de l'humanité et, donc, de son processus de civilisation. En fait, ces changements constituent le cœur structurel de ce processus qui révèle comme des mouvements plus courts d'avancée de civilisation et de dé-civilisation."

 

Norbert Elias, Sport et civilisation. La violence maîtrisée, 1986, Introduction, tr. fr Josette Chicheportiche et Fabienne Duvigneau, Fayard, 1994, p. 57-58.



  "En sociologie, comme dans les autres sciences humaines, le comportement ou l'action de l'homme jouent un rôle central. Mais les psychologues et les sociologues disent très souvent que l'on ne peut se prononcer avec assurance que sur le comportement des hommes du présent, car le comportement des hommes qui sont morts ne peut plus être testé en laboratoire. J'ai déjà dit qu'en vérité pour moi l'histoire n'est pas l'histoire au sens des faits historiques qui ont eu lieu. L'histoire, pour moi, c'est l'évolution de l'humanité, et l'évolution de l'humanité constitue aussi un laboratoire. J'ai donc trouvé un matériau, à l'aide duquel je pouvais montrer comment le comportement des hommes avait changé au cours des siècles, et cette trouvaille, cette découverte me permettait de présenter une théorie du processus de civilisation.
  En d'autres termes, je pouvais montrer non seulement que le comportement des hommes avait changé mais aussi comment, pourquoi et quand il avait changé, dans un sens bien déterminé, dans le sens d'une autocontrainte toujours plus grande, toujours plus complète, toujours plus régulière. On ne peut pas comprendre ce que j'ai fait dans mon travail si l'on ne tient pas compte du fait que je ne parle pas seulement comme un théoricien, mais que je montre, documen­tation solide à l'appui, comment quelque chose que les hommes trouvent, à un certain stade de leur histoire, agréable et aimable, leur apparaît, à l'étape suivante de leur histoire, dégoûtant et répugnant.
  Voici un exemple. Dans un livre de la Renaissance, on lit ceci : « Quand tu trouves dans la rue quelque chose qui sent particulièrement fort, ne le prends pas dans ta main et ne le montre pas à tes amis en leur disant : "Sens, comme cela sent bon" ». Cela fait très clairement référence aux excréments, et nous savons bien que les enfants, à une certaine phase de leur vie, très tôt, jouent volontiers avec leurs excréments. En lisant ce livre, on s'aperçoit que peut-être, à une époque ancienne, les adultes non plus n'avaient pas, pour les excréments, le dégoût que nous éprouvons aujourd'hui. Et dans un autre livre, cinquante ans plus tard, c'est le fait même de parler de ce qui touche aux latrines qui est proscrit.
  Ou encore cet autre exemple tiré d'un manuel de Civilité. On y lit ceci : « Ne crache pas sur la table, mais plutôt sous la table.» J'ai pu en déduire qu'il fut un temps où cracher sur la table n'était pas si inhabituel. Et j'ai pu me demander comment, au juste, on pouvait expliquer que de nos jours le besoin de cracher ait en principe disparu des comportements humains. Quand j'étais jeune, il y avait encore, dans tous les tramways électriques, l'inscription : «Interdiction de cracher.» Aujourd'hui, cela n'existe quasiment plus, tout simplement parce que plus personne ne crache.
  De tels changements m'ont paru avoir vraiment une signification considérable et de grande portée pour la compréhension des processus d'autocontrainte, des processus de formation de la conscience. Le problème de la formation de la conscience et de son lien avec la formation de l'État est, aujourd'hui encore, au centre de ma réflexion. Et les questions centrales à ce sujet sont les suivantes: quelles sont les forces motrices de ce processus ? Qu'est-ce qui pousse soudain les hommes à intérioriser des processus qu'auparavant il, auraient rejetés, je veux dire des contraintes imposées du dehors, et à les accepter presque comme s'il s'agissait d'un donné de la nature humaine, comme si elle avaient toujours été là ?
  Une première question en découle. Quelles forces font que ce processus de civilisation, qu'il s'exerce de l'extérieur ou à l'intérieur des individus, va, sur le temps long, dans une certaine direction, et même dans une direction bien déterminée : vers un refoulement et une résorption toujours plus marqués des besoin animaux ? Voyez, par exemple, le fait d'uriner, qui se cantonne aux toilettes. On n'urine plus sous les escaliers, comme on le faisait encore dans les châteaux forts. La question est donc : pourquoi y a-t-il eu un tel processus orienté dans cette direction ? La deuxième question est : comment se fait-il que les changements qui s'effectuent dans cette direction s'ancrent dans l'homme au point qu'il obéit de lui-même à cette contrainte, sans recevoir d'ordre ni se préoccuper des autres ? Si l'on nous pose la question : « Pourquoi te rases-tu chaque matin ? », nous n'allons pas répondre en premier lieu : « Parce que quelqu'un me dit de le faire, et que si je ne le faisais pas, je déplairai affreusement aux autres.» On le fait aussi parce que sans cela, on se sent sale. Notre conscience est formée de telle sorte que nous sommes conduits à nous raser. Voilà donc les deux questions: pourquoi les processus vont-ils dans une certaine direction ? Et pourquoi y a-t-il une intériorisation, pour utiliser ce mot, une appropriation personnelle [Personnifizierung] de ces contraintes ?
  Les forces motrices dans le processus de civilisation sont, comme dans tous les processus sociaux, les chan­gements intervenus dans l'écheveau des tribus et des États humains. Ici, on aurait tort de réfléchir en termes de causalité et de chercher à savoir quelle est la cause cachée des forces motrices.
  Les théories sociales du XXIe siècle, que j'ai préfigu­rées, ne peuvent plus partir, à la manière des sciences naturelles, d'une explication en termes de cause – on ne peut plus chercher la cause du Grand Tout, ou, si on le fait, la réponse est à trouver à un niveau métaphy­sique. De tels processus n'ont pas de commencement. Et par conséquent pas de cause. Ils ont seulement une dynamique interne. Le Grand Tout change en fonc­tion d'une dynamique immanente, et il en va de même pour l'humanité. On pourrait dire les choses ainsi : le processus de civilisation est un processus orienté, mais pas orienté vers un but. Il va dans une direction déter­minée, mais sans but. Il est aveugle et non planifié, comme l'univers lui-même est non planifié.
  C'est un peu difficile à faire comprendre. Mais la théorie de la civilisation, telle qu'elle se présente aujourd'hui, est un peu plus développée qu'elle ne l'est dans mon livre. Elle prend acte du fait qu'aucun représentant de l'espèce humaine ne peut vivre avec les autres sans avoir été éduqué à l'autocontrainte.
  Il y a donc des processus de civilisation chez les plus simples et les plus sauvages représentants de l'espèce humaine aussi bien que dans les sociétés les plus complexes. Les loups, par exemple, peuvent vivre ensemble dans la meute parce qu'ils ont un mécanisme inné qui empêche un loup d'en tuer un autre d'un coup de dent. les hommes n'ont pas un tel mécanisme inné qui les empêcherait de se tuer les uns les autres. Ils peuvent apprendre que l'on ne tue pas un membre de son propre groupe, et c'est bien ce qu'ils apprennent.
  En réalité, nous devons considérer les hommes les plus simples, les hommes des cavernes eux-mêmes comme des hommes qui ont intégré certaines normes sous la forme de l'autocontrainte, car nous n'avons pas de caractère biologique qui, en cas de conflit, nous empêcherait de tuer les autres. Il doit donc y avoir des commandements sociaux, que l'on rabâche aux enfants qui rendent possible la vie en commun des hommes e1 qui permettent à l'individu de devenir pleinement un homme.
  D'un côté, la civilisation est un processus dans lequel l'humanité tout entière est engagée. Mais, d'un autre côté, il n'y a pas de société humaine où l'on pourrait trouver le degré zéro du processus de civilisation. Il n'y a pas de commencement.
  Les contraintes que l'homme s'impose désormais lui-même, par exemple de ne pas uriner dans la rue, ne sont pas les normes d'un seul. Ce n'est jamais un seul homme qui fait cela. Ce sont toujours des groupes. La formation d'un standard ou d'un modèle de comportement est toujours l'expression d'un groupe."

 

Norbert Elias, "Un parcours dans le siècle", 1987, in J'ai suivi mon propre chemin, tr. fr. Antony Burlaud, Les Éditions sociales, 2016, p. 55-59.


 

  "Les forces motrices dans le processus de civilisation sont, comme dans tous les processus sociaux, les chan­gements intervenus dans l'écheveau des tribus et des États humains. Ici, on aurait tort de réfléchir en termes de causalité et de chercher à savoir quelle est la cause cachée des forces motrices.
  Les théories sociales du XXIe siècle, que j'ai préfigu­rées, ne peuvent plus partir, à la manière des sciences naturelles, d'une explication en termes de cause – on ne peut plus chercher la cause du Grand Tout, ou, si on le fait, la réponse est à trouver à un niveau métaphy­sique. De tels processus n'ont pas de commencement. Et par conséquent pas de cause. Ils ont seulement une dynamique interne. Le Grand Tout change en fonc­tion d'une dynamique immanente, et il en va de même pour l'humanité. On pourrait dire les choses ainsi : le processus de civilisation est un processus orienté, mais pas orienté vers un but. Il va dans une direction déter­minée, mais sans but. Il est aveugle et non planifié, comme l'univers lui-même est non planifié.

  C'est un peu difficile à faire comprendre. Mais la théorie de la civilisation, telle qu'elle se présente aujourd'hui, est un peu plus développée qu'elle ne l'est dans mon livre. Elle prend acte du fait qu'aucun représentant de l'espèce humaine ne peut vivre avec les autres sans avoir été éduqué à l'autocontrainte.
  Il y a donc des processus de civilisation chez les plus simples et les plus sauvages représentants de l'espèce humaine aussi bien que dans les sociétés les plus complexes. Les loups, par exemple, peuvent vivre ensemble dans la meute parce qu'ils ont un mécanisme inné qui empêche un loup d'en tuer un autre d'un coup de dent. les hommes n'ont pas un tel mécanisme inné qui les empêcherait de se tuer les uns les autres. Ils peuvent apprendre que l'on ne tue pas un membre de son propre groupe, et c'est bien ce qu'ils apprennent.
  En réalité, nous devons considérer les hommes les plus simples, les hommes des cavernes eux-mêmes comme des hommes qui ont intégré certaines normes sous la forme de l'autocontrainte, car nous n'avons pas de caractère biologique qui, en cas de conflit, nous empêcherait de tuer les autres. Il doit donc y avoir des commandements sociaux, que l'on rabâche aux enfants qui rendent possible la vie en commun des hommes e1 qui permettent à l'individu de devenir pleinement un homme.
  D'un côté, la civilisation est un processus dans lequel l'humanité tout entière est engagée. Mais, d'un autre côté, il n'y a pas de société humaine où l'on pourrait trouver le degré zéro du processus de civilisation. Il n'y a pas de commencement.
Les contraintes que l'homme s'impose désormais lui-même, par exemple de ne pas uriner dans la rue, ne sont pas les normes d'un seul. Ce n'est jamais un seul homme qui fait cela. Ce sont toujours des groupes. La formation d'un standard ou d'un modèle de comportement est toujours l'expression d'un groupe."

 

Norbert Elias, "Un parcours dans le siècle", 1987, in J'ai suivi mon propre chemin, tr. fr. Antony Burlaud, Les Éditions sociales, 2016, p. 58-59.


 

  "La thèse fondamentale dont je pars, c'est que l'homme est par nature destiné à vivre avec les autres hommes, et qu'en conséquence la nature lui a donné le potentiel pour maîtriser ses pulsions. Mais ce potentiel ne peut être activé que dans le cadre d'un apprentissage. L'apprentissage du comportement civilisé est un universel humain. On le retrouve dans toutes les sociétés, y compris les plus simples. Il n'y a pas de société humaine dans laquelle le jeune humain n'apprend pas à contrôler ses pulsions. Nous avons aujourd'hui encore tout à apprendre sur la force de ce contrôle pulsionnel, et sur la manière dont l'autocontrainte civilisatrice peut se mettre en place sans entraîner un véritable renoncement au plaisir.
  Avant tout, il est important de bien comprendre que la théorie de la civilisation se rapporte à tous les hommes, que le contrôle pulsionnel est un universel humain, sans lequel il n'y a ni hommes individuels ni vie collective des individus."

 

Norbert Elias, "Un parcours dans le siècle", 1987, in J'ai suivi mon propre chemin, tr. fr. Antony Burlaud, Les Éditions sociales, 2016, p. 63-64.



  "Le « long » Moyen Âge que Jacques Le Goff inscrit dans une chronologie sautillant du IIIe siècle au XIXe siècle (si l'on considère le servage comme sa principale caractéristique) voit en son sein, à la fois, s'instituer un « État national » issu de la cour la plus importante de ce puzzle de principautés inégales, et se manifester l' « individu ». Ces deux « nouveautés » ne surgissent pas d'un coup et simultanément partout. Elles résultent de longues évolutions alambiquées, marquées par les cultures locales, les rapports de forces entre civils et religieux, hommes et femmes, etc., tout en fonctionnant ensemble, l'un et l'autre se nourrissant en permanence et aucun des deux n'étant déterminé par un déclencheur unique, volontaire et conscient (par exemple, la religion, l'émergence du capitalisme, l'arrêt de la guerre, etc.). Elles constituent ce que Norbert Elias (1897-1990) nomme le « processus de civilisation ». Il faut entendre par là, non pas un progrès, mais une progression, non pas un « plus » civilisé par rapport à un « moins » civilisé, mais une transformation des mœurs qui vise à policer l'individu, à ce qu'il exprime plus de respect vis-à-vis d'autrui, s'efforce de ne pas le gêner, le dégoûter, l'agresser, manifeste de la pudeur, de la retenue, de la distance. Durant ce long et jamais irréversible processus d'autocontrôle et d'autocontrainte, l'individu apprend à contenir ses pulsions, à brider ses instincts, à maîtriser ses humeurs. L'apprentissage de ces « bonnes manières » (saluer, se moucher, bien se tenir à table, ne pas hausser la voix, écouter l'autre avec attention, respecter les convenances, les hiérarchies, éviter les gestes brusques, etc.) et l'adoption d'un « code social » (qui privilégie la politesse, rend hommage aux plus âgés, donne la priorité aux femmes...) instaurent des comportements individuels « socialisés », qui sont pratiqués d'abord à la cour – d'où certainement la notion de « courtoisie » pour les chapeauter. Ils se répandent graduellement et inégalement parmi toutes les couches de la société, par mimétisme d'abord, puis par éducation. « Civilité » exprime également cet entregent. Ce terme doit sa popularité à Érasme, qui en 1530 publie De civilitate morum perilium (De la civilité puérile), réimprimé plus de trente fois du vivant de l'auteur et qui connaît au moins cent trente tirages jusqu'au XVIIIe siècle."

 

Thierry Paquot, L'Espace public, Éditions de la Découverte, Coll. Repères, 2009, p. 52-53.
 

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Date de création : 27/01/2014 @ 10:04
Dernière modification : 22/01/2024 @ 08:59
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