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L'espace architectural

  "Je suis l'inventeur de l'expression « l'espace indicible » qui est une réalité que j'ai découverte en cours de route. Lorsqu'une oeuvre est à son maximum d'intensité, de proportion, de qualité d'exécution, de perfection, il se produit un phénomène d'espace indicible : les lieux se mettent à rayonner, physiquement, ils rayonnent. Ils déterminent ce que j'appelle « l'espace indicible », c'est-à-dire qui ne dépend pas des dimensions mais de la qualité de perfection : c'est du domaine de l'ineffable."

 

Le Corbusier, conversation enregistrée à la Tourette, L'Architecture d'aujourd'hui, n° spécial "Architecture religieuse", juin-juillet 1961, p. 3.


"L'Espace Indicible

 

  Ce texte doit être situé par le lecteur à sa juste place.
  L'an 1945 compte des millions de sinistrés sans abri, tendus désespérément vers l'espoir d'une transformation immédiate de leur situation.

  On parle dans les lignes qui vont suivre, d'une perfection absolue à atteindre dans l'occupation de l'espace; de villes neuves entièrement préconçues, on s'élève à des problèmes de plastique désintéressée, recherches qui touchent plus au sacré qu'au frivole mais qui dans le malheur des temps, pourraient être amèrement taxées d'inactuelles, de désinvoltes, voire d'insolentes.
  Il ne faut pas se laisser dérouter par l'apparence.
  Ce texte s'adresse à ceux qui ont pour mission d'aboutir à une juste et efficace occupation de l'espace, seule capable de mettre en place les choses de la vie, et par conséquent, de mettre la vie dans son seul milieu vrai, celui où règne l'harmonie. N'atteint l'harmonie que ce qui est infiniment précis, juste, sonnant et consonant; que ce qui ravit en fin de compte, à l'insu même de chacun, le fond de la sensibilité; que ce qui aiguise le tranchant de l'émotion.

  Prendre possession de l'espace est le geste premier des vivants, des hommes et des bêtes, des plantes et des nuages, manifestation fondamentale d'équilibre et de durée. La preuve première d'existence, c'est d'occuper l'espace.
  La fleur, la plante, l'arbre, la montagne sont debout, vivant dans un milieu. S'ils attirent un jour l'attention par une attitude véritablement rassurante et souveraine, c'est qu'ils apparaissent détachés dans leur contenu mais provoquant des résonances tout autour. Nous nous arrêtons, sensibles à tant de liaison naturelle: et nous regardons, émus par tant de concordance orchestrant tant d'espace; et nous mesurons alors que ce que nous regardons irradie.
  L'architecture, la sculpture et la peinture sont spécifiquement dépendantes de l'espace, attachées à la nécessité de gérer l'espace, chacune par des moyens appropriés. Ce qui sera dit ici d'essentiel, c'est que la clef de l'émotion esthétique est une fonction spatiale.

  Action de l'œuvre (architecture, statue ou peinture) sur l'alentour: des ondes, des cris ou clameurs (le Parthénon sur l'Acropole d'Athènes), des traits jaillissant comme par un rayonnement, comme actionnés par un explosif : le site proche ou lointain en est secoué, affecté, dominé ou caressé. Réaction du milieu : les murs de la pièce, ses dimensions, la place avec les poids divers de ses façades, les étendues ou les pentes du paysage et jusqu'aux horizons nus de la plaine ou ceux crispés des montagnes, toute l'ambiance vient peser sur ce lieu où est une œuvre d'art, signe d'une volonté d'homme, lui impose ses profondeurs ou ses saillies, ses densités dures ou floues, ses violences ou ses douceurs. Un phénomène de concordance se présente, exact comme une mathématique - véritable manifestation d'acoustique plastique; il sera permis ainsi d'en appeler à l'un des ordres de phénomènes les plus subtils, porteur de joie (la musique) ou d'oppression (le tintamarre).
  Sans la moindre prétention, je fais une déclaration relative à la « magnification » de l'espace que des artistes de ma génération ont abordée dans les élans si prodigieusement créateurs du cubisme, vers 1910. Ils ont parlé de quatrième dimension, avec plus ou moins d'intuition et de clairvoyance, peu importe. Une vie consacrée à l'art, et tout particulièrement à la recherche d'une harmonie, m'a permis, par la pratique des trois arts : architecture. sculpture et peinture, d'observer à mon tour le phénomène.

  La quatrième dimension semble être le moment d'évasion illimitée provoquée par une consonance exceptionnelle juste des moyens plastiques mis en œuvre et par eux déclenchée.
  Ce n'est pas l'effet du thème choisi mais c'est une victoire de proportionnement en toutes choses - physique de l'ouvrage comme aussi efficience des intentions contrôlées ou non, saisies ou insaisissables, existantes toutefois et redevables à l'intuition, ce miracle catalyseur des sapiences acquises, assimilées, voire oubliées. Car dans une œuvre aboutie et réussie, sont enfouies des masses d'intention, un véritable monde, qui se révèle à qui de droit, ce qui veut dire: à qui le mérite.

  Alors une profondeur sans bornes s'ouvre, efface les murs, chasse les présences contingentes, accomplit le miracle de l'espace indicible.
  J'ignore le miracle de la foi, mais je vis souvent celui de l'espace indicible, couronnement de l'émotion plastique.
  On m'a autorisé à parler, dans ces notes, en homme de laboratoire, traitant de ses expériences personnelles effectuées dans les arts majeurs si malheureusement dissociés ou désunis depuis un siècle. Architecture, sculpture, peinture, la marche du temps et des événements les conduit indubitablement, maintenant, vers une synthèse.

  Celui qui touche à l'architecture (celle que nous entendons et qui n'est pas celle des académies) se doit d'être un impeccable plasticien et un connaisseur vivant et vivace des arts. Aujourd'hui où l'architecte remet à l'ingénieur une part de son travail et de sa responsabilité, l'accession à la profession ne devrait être consentie qu'aux individus dûment dotés du sentiment de l'espace, faculté que la méthode synthétique de diagnostic de l'individualité se charge de déceler. Privé de ce sens, l'architecte perd sa raison d'être et son droit à exister. Œuvre de salubrité sociale que de tenir alors de tels candidats à l'écart de la chose bâtie.
  Les images motivant ces notes vont témoigner de l'incessant désir de prendre possession de l'espace par la mise en œuvre des architectures et des urbanismes, de sculptures et de peintures, tous susceptibles d'y atteindre sous la pression jamais relâchée d'une invention permanente...

  On découvre alors une vérité substantielle après le long circuit d'une sérieuse évolution qui nous a détachés des temps accomplis, celle de la synthèse aujourd'hui possible des arts majeurs : architecture, sculpture, peinture sous le règne de l'espace. Les perspectives « à l'italienne » n'y peuvent rien ; c'est autre chose qui se passe. Cette chose, on l'a baptisée quatrième dimension. et pourquoi pas? puisqu'elle est subjective, de nature incontestable mais indéfinissable, pas euclidienne; découverte qui sabrera des affirmations hâtives et superficielles très à la mode, par exemple celle-ci : la peinture ne doit pas trouer le mur, la sculpture doit être attachée au sol...
  Il n'y a pas, je crois, d'œuvre d'art sans profondeur insaisissable, sans arrachement à son point d'appui. L'art est science spatiale par excellence. Picasso, Braque, Léger, Brancusi, Laurens, Giacometti, Lipchitz, peintres ou sculpteurs, tous ensemble se sont dévoués à la même conquête.
  On comprend maintenant quel mariage peuvent fêter les arts majeurs liés à l'architecture: unité aussi solidement maçonnée qu'un Cézanne.
  Il y a dans l'air du temps des possibilités extraordinaires, enivrantes, stimulantes, une rencontre de la Porte-Dorée des arts majeurs. L'un aidant l'autre, ils dissiperont les brouillards qui noient et les idées et les artistes, laissant sur leurs positions acquises (et non contestées) les métopes, les frontons, les tympans, les trumeaux de la tradition. L'alliance sera autre. L'urbanisme dispose, l'architecture façonne, la sculpture et la peinture adresseront les paroles de choix qui sont leur raison d'être.
  Il est singulier d'observer que ce sont les événements qui sont en marche et que ce sont les hommes qui, ahuris, les regardent passer, oublient de prendre le coche et d'être à l'heure au rendez-vous.

  Le rendez-vous est aujourd'hui d'importance, dans un monde qui fait peau neuve, pour accueillir une société machiniste liquidant ses stocks de premier établissement et désireuse de se mettre dans ses meubles pour agir et pour sentir et pour régner.

 

Le Corbusier, "L'espace indicible", 1945, in L'architecture d'aujourd'hui.


 

  "La preuve première d'existence, nous rappelle Le Corbusier, c'est d'occuper l'espace. L'espace est une denrée vitale pour l'être animé, puisque l'animation de celui-ci ne peut se manifester que dans un espace qui l'environne, dans une sphère d'action. Le Co-volume de l'être, celui au-dessous duquel il ne peut descendre, c'est le Volume de son corps, peu compressible - celui dont nous percevons les limites dans la cohue du métro. Mais l'être biologique n'existe que dans des volumes propres qui sont la substance géométrique de ses actes et qui constituent par conséquent une denrée nécessaire à l'exécution de ceux-ci.
  La réduction phénoménologique, cette étude des phénomènes pour qui la contribution de la philosophie allemande fut essentielle, que l'empirisme anglo-saxon a redécouverte au titre de « l'observation naïve de l'observateur averti » de Merton - nous suggère donc de saisir, dès l'abord de l'étude des propriétés de « l'homme sans qualités », la dualité d'expériences de l'espace : l'espace comme repérage, comme lieu de coordonnées géographiques - traduit par une latitude, une longitude et une altitude, x, y, z, (par rapport à un point d'origine arbitraire) ou bien par l'adresse (2e rue à droite, 4e rue à gauche, 3e Bloc, 8e étage) et l'espace comme quantité, quantité d'une denrée vitale, quantité exploitable comme une matière première fournie à l'activité humaine, capital-dotation élémentaire de l'être que celui-ci consomme en l'occupant, au-delà du co-volume du corps propre, par ses gestes libres, espace qu'il immobilise ou approprie dans le volume des objets marquant et cristallisant son territoire. Tout homme est doté d'espace, sauf l'enchaîné et l'anesthésié, et ceux-ci ne sont plus des hommes, mais des corps (corpses).

  Notons enfin que cette distinction introduite ici à propos de l'espace est entièrement transposable en ce qui concerne le temps. Le temps est pour nous tout comme l'espace, tantôt repéré : la date historique, l'agenda de rendez-vous, tantôt durée : une symphonie de quarante minutes, le « temps » d'aller faire cette course, un déjeuner d'affaires qui me « prendra » deux heures, etc. Ce dernier aspect donne lieu à l'analyse de la façon dont nous consommons la denrée temporelle et au concept de budget-temps (Sorokin).
  L'analyse de l'espace comme matériau de vie est, en fait, une nouvelle attitude pour le psychologue qui s'était laissé entraîner par le mirage des Sciences de la Nature morte à considérer l'espace comme cadre plutôt que comme volume, comme lieu de repérage ou de rencontres d'éléments souvent fixes, en tout cas passifs, et qui, hypnotisé par le Mécanicien, avait renoncé à une Physique de l'Homme qui était le propos initial d'une psychologie - dans la mesure où elle se veut Science, c'est-à-dire science du général. […]
  L'architecte est celui qui humanise la géométrie, ce qui veut dire non pas qu'il en fait un élément d'un humanisme périmé, mais qu'il donne à la géométrie les propriétés (Eigenschaften) que possède l'être humain et en tout premier lieu, l'aptitude à être appropriée (Eigentum) pour être à « l'homme de propriété » (Man of property) comme le suggérait déjà John Galsworthy, écrivant sur le XIXe siècle. En effet, dans la description que nous suggère la phénoménologie de l'espace comme substance de l'action, et par là comme substance de l'être, si l'être est la somme de ses actes, - dont les objets ne seraient que la cristallisation, alors le primat n'est pas mis dans les lois de la géométrie, mais bien plutôt dans l'idée d'appartenance ou de  non-appartenance du territoire (statut de Roi ou d'Étranger), notion désormais dûment Nobelisée, selon laquelle la propriété universelle de l'être animé est non seulement d'occuper un co-volume, comme le fait une molécule ou un cristal, mais une zone d'influence, ce Lebensraum imaginé par Kurt Lewin, un domaine propre, un territoire d'action, et de poser au départ cette notion inventée par les juristes, comme une base de raisonnement et non pas comme une contingence d'une civilisation. Le paysan dans son champ, l'aliéné dans sa chambre, le prisonnier dans sa cellule, le malade dans son lit, l'habitant dans son appartement, le propriétaire dans ses conflits, l'ouvrier dans son travail, se trouvent de quelque façon disposer (availability), même si c'est de façon provisoire et révocable, d'un espace propre (Eigenraum) qu'ils organisent et aménagent, qui s'oppose dialectiquement au décor, aux alentours, aux domaines des autres, et toutes les récentes études faites sur ce thème confirment l'aspect fondamental de cette idée de territoire, de domaine, de capital spatial volumique, de dotation élémentaire variable selon les temps, les lieux et les civilisations, voire les régimes, mais dont la disparition est la vraie et immédiate aliénation : si l'espace n'existe que par ce qui le remplit, l'être n'existe que parce qu'il remplit l'espace. Ce sera donc l'un des fondements de la psychologie de l'architecture, au titre d'une hypothèse de travail si générale et si constructive qu'elle nous puisse servir à organiser cet espace. (Barilleau).
  L'architecte est ingénieur en espace (space engineering), le gérant d'hôtel, comme le remarquent Proshansky et Hall, est vendeur d'espace-temps, l'entrepreneur immobilier est exploitant d'espace, il l'extrait comme des pierres d'une carrière, de ressources spatio-temporelles anciennes pour les transformer en espèces fiduciaires.
  Si le principe d'appropriation doit être mis en cause, c'est moins dans son existence ontologique que dans ses modalités, dans ses avatars et dans sa réduction : le territoire de chasse d'un animal, ou d'un homme d'affaires, n'est pas un territoire juridique, les frontières entre le Moi et l'Autre ne sont pas géographiquement situées et cadastrées, elles se diluent dans des zones d'interaction : les murs ne sont que la cristallisation de la distance."

 

Abraham Moles et Élisabeth Rohmer, Psychosociologie de l'espace, L'Harmattan, 1998, p. 37-38.


 

  "Ce qui m'apparaît, en tant qu'architecte, c'est qu'il existe un espace qui n'est pas donné à l'avance, puisqu'il est à donner : l'espace architectural.
  Même si une fois réalisé il constitue un espace donné à vivre, à s'approprier, à utiliser, à s'y projeter ou à percevoir, il doit d'abord être conçu. Il conviendrait même, dès lors, de déplacer le terme et d'utiliser celui que je propose d' « espace architecturologique » pour bien signifier que c'est sur la manière de concevoir l'espace architectural que je voudrais faire porter l'attention : certes, on peut s'attacher à comprendre comment l'espace architectural est perçu ; mais on n'obtiendrait là, je pense, qu'une connaissance de la perception et, à ce titre, d'autres objets de perception ont peut-être une plus grande valeur heuristique. C'est plus essentiellement dans sa conception, en ce qu'il est le produit d'une conception, que réside à mon sens la spécificité de l'espace architectural. En s'attachant donc à l'espace architecturologique, c'est-à-dire cet espace flou dans lequel l'espace architectural est conçu, en essayant d'en élaborer une connaissance, il s'agit de viser à long terme la conception de l'espace par l'homme.

  Mais comment tenter d'en organiser l'approche ?
  Je verrais pour ma part, et momentanément, trois niveaux.
  Le premier est celui de l'espace de représentation de l'architecture : l'architecte manie des formes dans un espace instrumental qui est celui de la représentation graphique. Cet espace est soumis à des lois, à commencer par celles qu'a dégagées la psychologie de la forme, et en cela il constitue, me semble-t-il, le premier niveau d'approche de l'espace architectural.
  Mais j'ai employé l'expression : « l'architecte manie des formes », le psychologue soupçonnera qu'il s'agit là du deuxième niveau d'appréhension possible de l'espace architecturologique.
  Si, comme disait Valéry, « pour peindre le peintre apporte son corps », il en va de même pour l'architecte et certaines expressions, quel que soit le jugement de valeur qu'on pourrait porter dessus, sont symptomatiques du simple fait de leur existence : on parle fréquemment de « geste architectural », « beau geste », etc. Pour prendre un exemple, dans la prouesse technique, le porche d'entrée du bâtiment dans lequel nous nous trouvons, en voile de béton, est le type même de ce qu'on peut appeler « un beau geste architectural » en langage d'architecte.
  Ainsi l'espace de figuration, qui fait intervenir les modalités de la perception, l'espace gestuel, qui est un espace corporel [...] et qui est fortement connoté en architecture par des notions comme « l'échelle humaine », auxquelles les architectes attachent une grande importance, sont, selon moi, les deux premiers niveaux d'approche de l'espace architecturologique.
  Enfin, en troisième lieu, la conception de l'espace par l'architecte ressort d'un « projet » qui, en même temps, est « projection » de l'architecte dans l'espace et véhicule tout un passé vécu par l'architecte de son rapport à l'espace.
  L'architecte ne peut pas ne pas imaginer un certain vécu de l'espace qu'il projette sans qu'en même temps il s'y projette. Le vécu imaginaire sera inévitablement très différent de la réalité qui suivra, et aura lieu dans l'espace architectural, mais néanmoins on ne voit pas comment faire autrement, et ce niveau est probablement un des plus essentiels si l'on veut connaître la manière dont la société, à travers l'architecte, donne sa forme à l'espace et attendre que cette connaissance, en retour, informe d'une nouvelle manière l'espace humain.
  De sorte que, pour conclure, je proposerai ici que le psychologue attache sa compétence à un nouvel objet, l'espace architecturologique, objet que pour ma part et en un premier temps je découperais en trois sous-espaces, un espace de la figuration graphique, un espace gestuel-corporel, et enfin un espace de projection de l'espace vécu."

 

Philippe Boudon, Intervention (après les rapports de F. Bresson et G. Th. Guilbaud), in De l'espace corporel à l'espace écologique, PUF, 1974, p. 325-326.



  "La géométrie peut s'appliquer à l'espace sensible de façons très variées. Suivant les cas, par exemple, je pourrai considérer un rail de chemin de fer comme une « ligne » ou comme un volume suivant que je m'intéresse à l'aménagement du territoire ou à la résistance des matériaux. Ma formalisation géométrique dépendra de l'échelle à laquelle j'observe et je traite l'espace. La géométrie ne me servira qu'une fois que j'aurai décidé de considérer l'espace sensible d'une manière ou d'une autre, mais elle ne me permettra pas de décider quel espace je dois formaliser, à quel espace je dois me référer. Cet espace de référence est l'échelle de l'architecture et se trouve en amont de l'utilisation de la géométrie en architecture."

 

Philippe Boudon, Sur l'espace architectural, Essai d'épistémologie de l'architecture, Dunod, coll. "Aspect de l'urbanisme", 1977, p. 50



  "De tout temps, les programmes « utiles » ont offert des espaces disponibles, généreux, sans contrainte de forme car l'apparence n'est pas leur vocation première. Contrairement au monument qui fige dans le temps une forme qui devient symbole, ou sacrée, les espaces que j'appelle « utiles » ont d'abord pour vocation d'enclore un espace qui sera occupé, parcouru, partagé, pour des fonctions nobles ou triviales, mais dans tous les cas pour des fonctions qui correspondent à la société qui les a produits.
  Cette distinction est certainement ancienne, puisqu'il existait par exemple dans la cité grecque, en contrepoint du temple, des espaces en Portique sûrement voués aux multiples occupations de la vie de la cité.

  Le rapport au temps est fondamentalement différent entre le monument qui prend position pour l'éternité, et le bâtiment utile qui vise à servir le plus longtemps possible, mais envisage également sa disparition probable et autorise sa propre transformation pour s'adapter aux évolutions de la société. Le monument, d'une certaine façon tient l'homme quotidien à l'écarter, et c'est pour cela que les monuments souvent m'ennuient."

 

Jacques Ferrier, "Beauté de l'espace utile", in Les espaces de l'homme, Odile Jacob, 2005, p. 356.



  "En peinture, l'espace est créé par la relation entre eux des éléments présents dans la toile avec le cadre qui les limite et avec la personne qui les regarde. En sculpture, c'est la relation des volumes entre eux, vus comme une succession par le spectateur qui tourne autour d'elle, qui crée l'espace.
  Mais l'architecture est espace, l'espace où l'on se meut, où l'on vit. D'un point de vue formel, l'espace architectural peut se construire de façons très diverses, en privilégiant l'un ou l'autre des éléments qui le définissent, mais ce choix est un reflet des intentions d'une autre nature.

  Pour Bruno Zevi l'espace est l'interprète de l'architecture. Il a raison : c'est l'espace qui exprime le contenu poétique que l'architecture  peut et doit avoir.
  L'espace architectural peut mettre en avant la relation entre les lignes. Dans une église gothique, les lignes verticales soulignent un espace qui monte, qui élève l'homme vers la divinité. Dans un bel exemple de l'Art Nouveau, la maison de Victor Horta, les lignes qui définissent l'espace se tordent, nous rappellent celles d'une plante, d'une fleur. C'est un espace jardin. Ce monde organique correspond au vitalisme de l'époque.
  Josef Hoffmann, dans le palais Stoclet à Bruxelles, décompose le volume en plans, mis en valeur par les éléments qui les encadrent. Ce sont ces plans qui créent l'espace. Un exemple encore plus clair est celui du pavillon de Barcelone de Mies van der Rohe où des plans, toujours dans une relation orthogonale, créent une dynamique dans l'espace.
  Dans la villa Savoye, le jeu des volumes détermine l'espace. D'ailleurs son auteur, Le Corbusier, définissait l'architecture comme « le jeu correct, savant et magnifique des volumes sous la lumière ».
  Dans le baroque allemand et autrichien, nous trouvons un extraordinaire mélange d'éléments, de trompe-l'œil. Ils se fondent les uns dans les autres. Tout est atmosphère, tout contribue au mystère d'un monde de l'au-delà.
  Au XXe siècle surgit le mouvement rationaliste qui insiste sur la notion de fonctionnalisme - Sullivan avait dit: « Form follows function » (la fonction détermine la forme). C'est devenu une devise, une idée centrale pour l'école du Bauhaus. Le Corbusier parle de la « machine à vivre ». Une interprétation pauvre et étroite de ces concepts a produit pendant de longues années une architecture stéréotypée, sans âme, que l'on a voulu présenter comme l' « architecture moderne ». Notons en passant que cela n'a jamais été le cas dans les œuvres des grands architectes de l'époque.
  Que l'architecture doive être fonctionnelle est une évidence. L'organisation de l'espace doit partir de l'agencement correct des espaces adaptés à l'activité pour laquelle le bâtiment a été conçu. C'est indispensable, mais depuis toujours l'architecture est allée au-delà.
  Car l'architecture est un art. Dans Chemins qui ne mènent nulle part, Heidegger nous parle de deux éléments dans toute œuvre d'art, monde et terre. Je fais mienne sa conception de « monde » :

Là où se décident les options essentielles de notre histoire, que nous recueillons ou délaissons, que nous méconnaissons ou mettons à nouveau en question, là s'ordonne un monde.

Il dit encore :

L'œuvre en tant qu'œuvre érige un monde.

  C'est-à-dire que l'art exprime des problèmes éternels de l'homme : Éros, Thanatos, la Nature, le Mal, l'existence ou l'absence de Dieu... un moment de civilisation, souvent les deux."

 

Ricardo Porro, "Espace et poésie", in Les espaces de l'homme, Odile Jacob, 2005, p. 369-371.
 

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Date de création : 16/03/2014 @ 09:55
Dernière modification : 13/04/2014 @ 10:15
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