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Benjamin Franklin
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Hors des sentiers battus
Le langage de l'espace

  "Les langues attestent clairement un fait essentiel : l'espace de l'homme est tout simplement son propre corps. En effet, dans beaucoup d'entre elles, les indicateurs spatiaux référant aux positions des êtres et des objets les uns par rapport aux autres sont historiquement issus des noms de parties du corps. Ce processus diachronique n'est plus perceptible dans les cas où il a atteint son point d'achèvement en produisant de véritables outils grammaticaux. Mais dans d'autres cas, le processus en est encore aux étapes médianes, de sorte que, selon le contexte, le mot signifiant « tête » aura ce sens ou celui de « sur », « au-dessus de » ; « pied » aura ce sens ou celui de « sous », « au-dessous de » ; dans certains contextes, « dos », ou parfois « nuque » signifieront en fait « derrière » ; « front » ou « visage » ou « yeux » signifieront « devant » ; « ventre » signifiera « dans », « à l'intérieur de » ; « côté » signifiera « près de », etc. Les langues qui illustrent ce processus sont répandues sur tout le globe, particulièrement en Afrique et en Amérique (langues amérindiennes). Dans toutes ces langues, le corps humain est perçu comme l'axe et la mesure des positions dans l'espace ; le corps est l'espace de l'homme et, du point de vue cognitif, la désignation la plus naturelle des relations spatiales est donc anthropophorique, c'est-à-dire renvoie à l'homme et à son être physique pris comme mesure de tout espace."

 

Claude Hagège,  "Espace et cognition à la lumière des choix faits par les langues humaines", in Les espaces de l'homme, Odile Jacob, 2005, p. 243.



"RELATIVITÉ CULTURELLE DU POSITIONNEMENT LINGUISTIQUE DES LIEUX DANS L'ESPACE

  Les relations spatiales encodées par des notions apparemment aussi simples et aussi courantes que celles de « devant » et « derrière » varient fortement d'une culture et d'une langue à l'autre. Comparons, par exemple, l'anglais avec le haoussa, langue de la sous-famille tchadique parlée dans plusieurs pays africains dont le Nigéria, qui peut servir d'exemple pour des phénomènes répandus dans d'autres langues africaines de diverses sous-familles. Si un ballon se trouve en face d'un individu auquel ego, le sujet locuteur, fait lui-même face, ego exprimera ces relations spatiales de la même façon dans les deux langues, c'est-à-dire

(1) anglais

the ball is in font of Audu

(2) haoussa

kwallo ya-na gaba-n Audu (balle 3e pers.sing.présent-être face-lui Audu)

« Le ballon est en face d'Audu. ».

De même, si l'individu pris comme point de référence tourne le dos à ego et que le ballon est situé entre ego et lui, les relations spatiales seront également traitées de la même façon dans les deux langues :

(3) anglais

the ball is in back of Audu

(4) haoussa

kwallo la-na baya-n Audu (baya-n = « derrière-lui »)

« Le ballon est derrière Audu. »

  En revanche, si c'est en face d'un appareil téléphonique que se trouve le ballon, et si cet appareil est ainsi conformé qu'on peut lui attribuer métaphoriquement une partie postérieure, qui fait face à ego, et une partie antérieure orientée du côté opposé, alors les formulations diffèrent d'une langue à l'autre: tandis que l'anglais, comme le français, continue de traiter le ballon comme situé en face, le haoussa le traite comme situé derrière :

(5) anglais

the ball is in front of the telephone

(6) haoussa

kwallo ya-na baya-n telefo

« La balle est derrière le téléphone. »

  Ainsi, le haoussa conserve ici la même stratégie, alors que l'anglais change de stratégie. En effet, les deux langues, en traitant de la même façon, tout à l'heure, le ballon comme situé devant ou derrière Audu, suivaient un axe intrinsèque de l'avant à l'arrière prenant Audu pour centre de référence des relations spatiales. Quand le point de référence n'est plus Audu mais devient l'appareil téléphonique, le haoussa continue de suivre cet axe intrinsèque : puisque les repères spatiaux que sépare le ballon sont ego et la face postérieure de l'appareil téléphonique, le ballon est donc traité comme se situant derrière le téléphone. Au contraire, l'anglais, ici, ne suit plus l'axe intrinsèque : en disant que le ballon est devant le téléphone, il traite le ballon comme faisant face à ce dernier, même si le téléphone ne présente pas sa partie antérieure, ce qui revient à dire que l'anglais traite le téléphone de la même façon qu'il traiterait un individu humain. En d'autres termes, l'anglais assimile une confrontation entre humain et non humain dans l'espace à un face-à-face entre deux humains, et ignore la constitution intrinsèque des objets comme susceptibles de présenter dans l'espace une face antérieure et une face extérieure. Au contraire, si l'on interroge les locuteurs haoussa sur leur représentation des objets dans l'espace, on constate qu'ils cherchent à identifier une face avant et une face arrière des objets, et cela même dans des cas où le locuteur occidental ne discerne pas, pour ces objets, d'avant ou d'arrière reconnaissables.
  On peut déduire de ces faits que l'anglais, et plus généralement les langues occidentales, reflètent une conception égocentrique des positions relatives des objets et des personnes dans l'espace. À l'opposé, le haoussa et bien d'autres langues africaines traitent les objets comme entités spatiales douées d'une structure propre, ce qui n'est pas sans liens avec la conception attestée dans les mythologies comme dans les productions artistiques africaines, et selon lesquelles les objets possèdent et rayonnent une énergie qui leur fait occuper l'espace par leur pulsion vitale intrinsèque. L'espace et les êtres qui le peuplent sont donc perçus par ces cultures, africaine et occidentale, de façons fort différentes."

 

Claude Hagège,  "Espace et cognition à la lumière des choix faits par les langues humaines", in Les espaces de l'homme, Odile Jacob, 2005, p. 244-245.



  "Il existe […] des langues qui donnent le choix entre deux manifestations différentes de la relation cognitive entre l'individu humain et l'espace, c'est-à-dire entre une référence à un lieu pris comme notion et une référence à un lieu pur. Le français et l'anglais ne donnent pas ce choix, puisque l'on dit

(13) l'école est loin

aussi bien que

(14) l'école enseigne plusieurs langues,

et

(15) London is cold

aussi bien que

(16) London is huge,

sans que l'école ni London reçoivent des marques distinctes quand ces lieux sont pris dans leur acception purement locative. Or lorsque le locuteur parle de l'école comme située loin de lui, il la perçoit en tant que lieu, ce qui n'est pas le cas quand il déclare qu'elle enseigne plusieurs langues. De même, quand le locuteur dit que Londres est très vaste, il parle d'une propriété possédée par une entité appelée Londres, alors que lorsqu'il attribue à Londres le fait d'être froid, ce n'est pas à Londres même qu'il se réfère, mais au lieu où Londres est situé, ce lieu étant déclaré froid. Bien entendu, tout être humain est capable de distinguer entre une entité prise en soi et cette même entité conçue par rapport à sa situation dans l'espace. Mais cette différence cognitive entre deux modes d'être et de représentation mentale des objets de l'univers n'est pas formellement marquée dans toutes les langues. C'est là ce que montre la comparaison de l'anglais ou du français avec le russe ou le chinois […]. Ces propriétés se retrouvent dans des langues d'autres familles, et par exemple, pour ne citer que celles d'Afrique, dans la famille bantoue. Ainsi, en nyanja, parlé au Malawi, on peut dire

(17) ń-tàngà (ń)ùnkà (CLASSIFICATEUR-panier CLASSIFICATEUR-puer)

« le panier exhale une mauvaise odeur »

mais aussi

(18) mú-ń-tàngà mú-nùnkà ( = « dans »),

qui signifie littéralement « dans le panier exhale une mauvaise odeur ». Certes cette traduction française n'est pas acceptable, mais le sens de la phrase en nyanja est tout à fait clair : dans cette dernière phrase où le panier est désigné, par la formulation locative « dans le panier », c'est bien d'un lieu pur que l'on parle ; le locuteur veut dire que ce qui dégage une mauvaise odeur n'est pas le panier lui-même, mais bien l'intérieur du panier, peut-être parce que l'on y a laissé longtemps du poisson ou d'autres aliments qui ont fermenté. C'est donc à un lieu précis que l'on se réfère, et ce lieu est celui que trace la forme du panier. L'esprit perçoit donc un objet comme susceptible de dessiner dans l'espace un lieu particulier, et la langue possède le moyen de se référer à ce lieu et à lui seulement."

 

Claude Hagège,  "Espace et cognition à la lumière des choix faits par les langues humaines", in Les espaces de l'homme, Odile Jacob, 2005, p. 247-248.

 

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Date de création : 16/03/2014 @ 18:05
Dernière modification : 13/04/2014 @ 09:41
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