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Texte à méditer :  Ceux qui brûlent des livres finissent tôt ou tard par brûler des hommes.  Heinrich Heine
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Le problème de la perspective en peinture

  "Pour pouvoir opérer la construction d'un espace entièrement rationnel, c'est-à-dire infini, continu, et homogène, on présuppose facilement dans toute cette « perspective centrale » deux données essentielles : d'abord, que notre vision est le fait d'un oeil unique et immobile ; ensuite que le plan d'intersection de la pyramide visuelle peut à juste titre passer pour une reproduction adéquate de l'image visuelle. Or ces deux présupposés reviennent en vérité à faire hardiment abstraction de la réalité, s'il nous est permis dans ce cas de désigner par « réalité » l'impression visuelle subjective. En effet, la structure d'un espace infini, continu et homogène, en un mot d'un espace purement mathématique, se situe très précisément à l'opposé de la structure de l'espace psychophysiologique : « La perception sensible ne connaît pas la notion d'infini ; elle est au contraire d'emblée restreinte par les limites de là faculté même de perception, et donc bornée à un canton bien délimité de l'élément spatial. Pas plus que d'infinité on ne peut parler d'homogénéité de l'espace perçu. L'homogénéité de l'espace géométrique repose en dernière analyse sur le fait que tous les points qui s'agglomèrent dans cet espace ne sont rien d'autre que de simples déterminations topologiques qui ne possèdent, en dehors de cette relation, de cette « situation » dans laquelle ils se trouvent, aucun contenu propre et autonome. Leur réalité est intégralement contenue dans leur rapport réciproque ; il s'agit d'une réalité « fonctionnelle » et non plus substantielle. Étant donné que ces points sont au fond vides de tout contenu, et qu'ils sont simplement devenus l'expression de relations idéelles, il ne peut être question, pour eux aussi, d'une quelconque diversité de contenu. Leur homogénéité ne signifie rien d'autre que cette identité de structure, qui est fondée sur le caractère commun de leur tâche logique, de leur signification et de leur détermination idéelles. L'espace homogène n'est donc jamais un espace donné : c'est un espace engendré par une construction. Ainsi donc le concept géométrique d'homogénéité peut très exactement être exprimé par le postulat selon lequel, à partir de chaque point de l'espace, il est possible d'effectuer des constructions semblables en tous lieux et dans`toutes les directions. Dans l'espace de la perception immédiate, ce postulat ne peut jamais être satisfait. On ne trouve dans cet espace aucune homogénéité des lieux et des directions : chaque lieu a sa modalité propre et sa valeur. L'espace visuel comme l'espace tactile s'accordent sur un point : à l'inverse de l'espace métrique de la géométrie euclidienne, ils sont « anisotropes » et « inhomogènes ». Dans ces deux espaces physiologiques, les trois directions principales : devant et derrière, haut et bas, droite et gauche, ne sont pas équivalentes » [Ernst Cassirer, 1925, pp. 107 sq.].

  Pour la vision psychophysiologique de l'espace, il existe, plus accentuée encore que dans le cas de l' « avant », et de l' « arrière », ou de toute autre direction corporelle, une différence de valeur entre les corps solides et l'étendue intermédiaire d'espace libre, celui-ci étant, dans la perception immédiate et non rationalisée mathématiquement et d'un point de vue qualitatif, totalement différent des « choses » (cf. sur cette question E. R. Jaensch).

  De cette structure propre à l'espace psychophysiologique, la construction qui vise à la perspective exacte fait radicalement abstraction. En effet, tout se passe comme si elle avait pour fin, et non seulement pour effet, de réaliser dans la représentation de l'espace cette infinité et cette inhomogénéité dont l'expérience immédiatement vécue de ce même espace ne sait rien, de transformer en quelque sorte l'espace psychophysiologique en espace mathématique. Elle nie par conséquent la différence entre devant et derrière, gauche et droite, corps et étendue intermédiaire (« espace libre ») afin de fondre l'ensemble des parties de l'espace et de ses contenus en un seul et unique quantum continuum ; elle ignore que notre vision est le fait non pas d'un oeil unique et immobile, mais de deux yeux constamment en mouvement et que, par conséquent, le « champ visuel » prend la forme d'une sphéroïde ; elle ne se soucie pas davantage de l'énorme différence existant entre l' « image visuelle », psychologiquement conditionnée, qui transmet le monde visible à notre conscience, et l' « image rétinienne », mécaniquement conditionnée, qui se peint sur l'oeil, organe anatomique."

 

Erwin Panofsky, La perspective comme forme symbolique, 1927, I, Les Éditions de Minuit, 1975, p. 41-43.


 

  "Cela étant, ce mode de représentation de l'espace [chez les Anciens] manque singulièrement d'assurance et de cohérence quand on le mesure à la technique des modernes. En effet, la construction moderne avec point de fuite présente l'immense avantage (d'où les recherches passionnées dont elle fut l'objet) de maintenir constant, à travers tous les changements, le rapport entre la longueur, la largeur et la profondeur, en sorte que la grandeur apparente de chaque objet, dont on sait qu'elle résulte des mesures de cet objet et de sa situation par rapport à l'oeil, se trouve établie sans équivoque ; on ne peut en revanche rien obtenir de tel dans un système fondé sur le principe de l'axe de fuite, étant donné que, dans un tel système, la composition des rayons n'a pas validité. Nous n'en voulons pour illustration que l'incapacité flagrante où se trouve le principe de l'axe de fuite de jamais aboutir à une représentation cohérente d'un pavement en échiquier vu en raccourci En effet, les carreaux du centre sont, par rapport aux carreaux voisins, tour à tour trop grands ou trop petits, ce qui engendre un pénible sentiment de discordance. Les Anciens déjà, mais surtout les artistes de la fin du Moyen Âge, époque à laquelle cette construction connut un renouveau dans de vastes domaines de l'art, avaient cherché à recouvrir cette discordance à l'aide d'éléments décoratifs tels qu'écussons, guirlandes, draperies ou tout autre « feuille de vigne » placée là pour la vertu de la perspective […]
  Dans l'Antiquité classique, l'art n'avait été qu'un pur art des corps, ne reconnaissant comme réalité artistique que ce qui possède une réalité, non seulement visible mais tangible ; cet art ne relia donc pas entre eux ses propres éléments singuliers (matériellement tridimensionnels et dont les fonctions et les proportions bien déterminées renvoient toujours d'une manière ou d'une autre à l'anthropomorphisme pour en constituer par un recours au mode pictural une unité spatiale), mais fit au contraire appel au mode tectonique ou plastique pour agréger ces éléments en groupes autonomes ; et même lorsque avec l'hellénisme cet art cesse de conférer une valeur esthétique au seul corps mû de l'intérieur pour devenir sensible à la grâce de la surface contemplée de l'extérieur, lorsque — chose très étroitement liée à la précédente — il fait place à la nature inanimée aux côtés de la nature animée et qu'il admet la laideur ou la vulgarité picturales aux côtés de la beauté plastique, lorsque enfin, aux côtés des corps solides, il érige en réalité artistique la spatialité qui les environne et les relie, même alors, l'imagination de l'artiste continue à se fixer de manière si prononcée sur les choses singulières que l'espace n'est pas ressenti comme une réalité capable, tout à la fois de dominer et de résoudre l'opposition entre ce qui est corps et ce qui n'est pas corps, mais, en une certaine mesure, seulement comme quelque chose qui subsiste entre les corps, un résidu. Aussi l'artiste donnera-t-il à voir cet espace par un procédé échappant encore à tout contrôle, simple superposition ou bien disposition en enfilade. Et même là où en terre romaine – l'art hellénistique va jusqu'à représenter des intérieurs ou des paysages réels, le monde ainsi élargi et enrichi n'atteint pas encore à la cohésion d'un monde parfaitement unifié, c'est-à-dire monde à l'intérieur duquel les corps et les intervalles d'espace libre qui les séparent seraient seulement les différenciations ou les modifications d'un continuum d'ordre supérieur. On commence à pouvoir percevoir les intervalles de profondeur, mais on ne peut pas encore fournir de « module » qui en soit l'expression ; les perpendiculaires raccourcies convergent, mais, bien que dans les représentations d'architecture, selon l'observation la plus courante, les obliques montent pour les lignes du sol et descendent pour les lignes du plafond, elles ne convergent jamais vers un horizon unique, encore moins vers un centre unique. [...]

  Les grandeurs diminuent le plus souvent en s'éloignant vers l'arrière, sans que pourtant cette diminution soit jamais régulière, puisqu'elle est même continuellement interrompue par des figures qui « ne restent pas à l'échelle » de la construction ; les modifications que la distance et l'étendue intermédiaire font subir aux formes des corps et à leurs couleurs sont représentées avec une telle audace et une telle virtuosité qu'on a pu dire en parlant du style de ces peintures qu'on avait là un mouvement précurseur de l'impressionnisme moderne, voire un phénomène parallèle ; seulement, on n'y aboutit jamais à un « éclairage » unifié [cf. Pfuhl, II, pp. 885 sq.]. Ainsi, même là où le concept de perspective comme « vision traversante » est pris assez au sérieux pour qu'on veuille nous faire croire que, s'évadant à travers les intercolonnements, nos regards plongent dans des paysages courant derrière la colonnade (planche 4), l'espace représenté reste un espace agrégatif ; nulle chance qu'il devienne ce qu'exigent et que réalisent les modernes : un espace systématique."

 

Erwin Panofsky, La perspective comme forme symbolique, 1927, II, Les Éditions de Minuit, 1975, p. 77-82.


 

  "À ce titre, la mosaïque d'Abraham, qui se trouve dans la basilique de San-Vitale à Ravenne est une oeuvre particulièrement remarquable, car on peut y constater de manière presque tangible la destruction de l'idée même de perspective. En effet, non seulement les plantes, mais encore les formes de relief qui, dans les paysages de l'Odyssée de l'Esquilin sont coupés par les bords du tableau comme par un simple « cadre de fenêtre », doivent désormais s'accommoder de la courbure de l'oeuvre. On trouverait difficilement illustration plus claire du nouvel effacement de la loi selon laquelle un espace est simplement découpé par les bords du tableau devant la loi selon laquelle une surface est délimitée par ces mêmes bords. Le tableau n'accepte plus d'être une brèche traversée par le regard, il veut désormais opposer au spectateur une surface totalement pleine. Ainsi définie, cette surface en arrive à priver aussi les « raccourcis » de l'art de la Rome hellénistique de leur sens primitif. Ceux-ci n'ont du coup plus rien de ces représentations destinées à ouvrir l'espace, mais comme en même temps ils conservent cette apparence formelle que peuvent fixer des lignes, ils connaissent les renversements de sens les plus bizarres, souvent extraordinairement expressifs : cette fenêtre ouverte sur l'espace qu'empruntait autrefois le regard pour « traverser » le plan figuratif commence à se fermer. Mais, en même temps, on fait, dans ce cas précis, une autre découverte. Les éléments du tableau n'entretiennent plus entre eux, ou si peu désormais, ce double rapport d'une dynamique de corporalité mimique et de spatialité perspective. Désormais, un rapport nouveau, en un certain sens plus profond, les relie. En effet, ils vont en quelque sorte constituer un tissu immatériel mais sans faille, dans la texture duquel l'alternance rythmique de la couleur et de l'or ou, pour l'art du relief, du clair et de l'obscur, créera une unité dont la réalité ne souffre pas de n'être que de couleur et de lumière. Cette unité avec sa forme particulière trouve son analogon théorique dans la conception que la philosophie de son temps se fait de l'espace, c'est-à-dire dans cette métaphysique de la lumière qui caractérise le néoplatonisme païen et chrétien. « L'espace n'est rien d'autre que la plus subtile des lumières », enseigne Proclus [142 a] ; dès lors et pour la première fois, philosophes et artistes, saisissent le monde comme un continuum, semblant pourtant, du même coup, le dépouiller de sa compacité et de sa rationalité ; en effet, par cette métamorphose, l'espace est devenu un fluide homogène et si l'on peut dire homogénéisant ; mais il n'est toujours pas mesurable et il reste même un espace sans dimension.
  Ainsi donc, avant de s'engager sur le chemin qui devait le mener à l' « espace systématique » des modernes, l'artiste a dû commencer par s'attaquer à ce monde désormais unifié, mais fluctuant au gré de la lumière, pour le transformer en un monde qui obéirait aux lois de la substance et de la mesure—entendues bien sûr non pas dans leur acception antique mais dans leur acception médiévale."

 

Erwin Panofsky, La perspective comme forme symbolique, 1927, III, Les Éditions de Minuit, 1975, p. 98-100.


 

  "Cette discordance montre d'une part que le concept d'∞ est encore en plein devenir et d'autre part (d'ailleurs c'est là que réside sa signification pour l'histoire de l'art) que la construction graphique du groupe de figures passe avant la construction graphique de l'espace. Cette priorité prévaudra longtemps malgré le sentiment, très fort dès cette époque, de l'unité de l'espace et de ses contenus et en dépit des efforts déployés pour rendre sensible cette unité. En effet, nous n'en sommes pas encore au stade où, comme devait le déclarer Pomponius Gauricus, cent soixante ans plus tard « le lieu existant avant le corps placé en ce lieu, il doit nécessairement être fixé graphiquement en premier ».
  Pomponius Gauricus dit exactement : Omne corpus quocunque statu constiterit, in aliquo quidem necesse est esse loco. Hoc quum ita sit, quod prius erat, prius quoque et heic nobis considerandum, At qui locus prior sit necesse est quam corpus locatum, Locus igitur primo designabitur, id quod planum uocant.[1] Cette priorité de l'espace sur les objets singuliers (qui s'affirme avec une netteté exemplaire dans la célèbre esquisse que Léonard de Vinci a faite pour le fond de l'Adoration des Rois mages de Florence) s'accentuera toujours davantage au cours du XVIe siècle, pour aboutir aux formulations classiques de Telesio et de Bruno (cf. citation ci-dessous, p. 158) ; [en outre, cf. L. Olschki, II, 1924, pp. 1 sq. et surtout pp. 36 sq.]."

 

Erwin Panofsky, La perspective comme forme symbolique, 1927, III, Les Éditions de Minuit, 1975, p.129-130.


 

  "La Renaissance avait ainsi réussi à pleinement rationaliser, sur le plan mathématique aussi, l'image de l'espace qui, sur le plan esthétique, avait déjà été unifiée auparavant ; elle avait dû pour cela, nous l'avons vu, faire totale abstraction de la structure psychophysiologique de cet espace et renier l'autorité des Anciens se donnant ainsi la possibilité de construire un complexe spatial univoque et cohérent d'extension infinie (dans le cadre de la «direction du regard") à l'intérieur duquel les corps et les intervalles d'espace libre, reliés entre eux selon une loi parfaitement connue, constituent un corpus generaliter sumptum. […]
  En effet, on disposait désormais d'une règle universellement valable et mathématiquement fondée, dont on pouvait « déduire quel écartement devait séparer tel objet de tel autre ou au contraire quel rapport devait s'établir entre eux, pour que la compréhension que l'on aurait de la représentation ne soit ni entravée par la surcharge ni lésée par la pauvreté. » […]

  Ainsi la grande évolution allant de l'espace agrégatif à l'espace systématique trouvait là sa conclusion provisoire ; et, d'un autre côté, cette conquête dans le domaine de la perspective n'est rien d'autre que l'expression concrète du progrès simultanément accompli sur le plan de la théorie de la connaissance et de la philosophie de la nature. En effet, dans les années mêmes où la spatialité de Duccio et de Giotto, correspondant à la période de transition de la scolastique classique, était supplantée par l'élaboration progressive de la véritable perspective centrale, avec la spatialité infiniment étendue, centrée autour d'un point de vue pris arbitrairement, dans ces mêmes années la pensée abstraite consommait publiquement et de façon décisive la rupture, jusque-là toujours voilée, avec la vision aristotélicienne du monde en abandonnant la notion d'un cosmos édifié autour du centre de la terre considéré comme un centre absolu et enfermé par la sphère externe du ciel considérée comme une limite absolue, et en développant de ce fait le concept d'un infini dont il n'y a pas seulement un modèle en Dieu, mais qui est effectivement réalisé dans la réalité empirique (c'est-à-dire, en un sens, le concept d'un « infini en acte », énergéia apeiron, à l'intérieur de la nature)."

 

Erwin Panofsky, La perspective comme forme symbolique, 1927, III, Les Éditions de Minuit, 1975, p. 156-157.



  " « Espace en hauteur » (Hochraum), « espace proche » (Nahraum), « espace oblique » (Schrägraum) ; ces trois formes de représentation de l'espace expriment la conception selon laquelle, dans la représentation artistique, c'est du sujet que la spatialité reçoit toutes ses déterminations spécifiques – et pourtant, aussi paradoxal que cela puisse paraître, ces trois formes de représentation marquent le moment précis où (en philosophie Descartes, en théorie de la perspective grâce à Desargues) l'espace, en tant que notion porteuse d'une vision du monde, se trouve définitive épuré de tout ingrédient subjectif. En effet, l'art, en gagnant de haute lutte le droit de déterminer de sa propre autorité ce que seraient le « haut » et le « bas », l' « arrière », et l' « avant », la « gauche » et la « droite » n'a au fond restitué au sujet que ce qui aurait dû d'emblée lui revenir, car si les Anciens ont revendiqué pour l'espace le droit de considérer ces propriétés comme objectivement siennes, ce fut seulement per nefas, même si on doit y voir la force de la nécessité historique. L'espace figuratif moderne, par son arbitraire dans le choix de la direction et de l'éloignement, marque de son sceau l'espace théorique moderne et son indifférence à l'égard de ce même choix ; cet arbitraire correspond ainsi parfaitement, non seulement chronologiquement mais aussi concrètement, à ce stade d'évolution de la théorie de la perspective où celle-ci, à la suite des travaux de Desargues, s'est transformée en une géométrie projective générale en faisant aussi – grâce au remplacement, opéré pour la première fois, du « cône visuel » unilatéral d'Euclide par le « faisceau géométrique de rayons » multilatéral totalement abstraction de la direction du regard et en ouvrant ainsi toutes les directions de l'espace uniformément. Mais, en retour, il est aisé de voir combien sur le plan artistique la conquête de cet espace systématique, non seulement infini et « homogène » mais encore « isotrope », présuppose l'étape médiévale (et cela en dépit de toute l'apparente modernité de la peinture hellénistico-romaine tardive). Il faut attendre le « style massif » du Moyen Âge pour voir se créer cette homogénéité du substrat de la représentation sans laquelle on n'aurait pu se représenter ni l'infinité de l'espace ni son indifférence à la direction."

 

Erwin Panofsky, La perspective comme forme symbolique, 1927, IV, Les Éditions de Minuit, 1975, p.174-175.



  "En effet, la vision perspective, qu'on l'interprète et qu'on l'exploite plutôt dans le sens du rationalisme et de l'objectivisme ou à l'inverse plutôt dans le sens de l'accidentel et du subjectivisme, repose sur la volonté (même si celle-ci fait autant qu'on voudra abstraction de toute référence au « donné » psychophysiologique) de construire l'espace figuratif à partir des éléments et sur le schéma de l'espace visuel empirique. Ainsi, la perspective mathématise l'espace visuel, mais c'est précisément l'espace visuel qu'elle mathématise ; elle instaure un ordre, mais c'est dans les phénomènes visuels qu'elle l'instaure. En dernière analyse, entre le reproche qu'on lui fait de réduire l'« être véritable » à n'être plus que le phénomène éphémère de choses vues et le reproche inverse, celui d'entraver la liberté et pour ainsi dire la spiritualité de l'imagination des formes, en fixant cette dernière à un phénomène de choses vues, il y a à peine plus qu'un déplacement d'accent. En opérant ce curieux transfert de l'objectalité artistique dans le domaine du phénoménal, la vision perspective interdit à l'art religieux cette région du magique où l'oeuvre d'art accomplit elle-même des miracles et la région du symbolique dogmatique où elle prophétise le miracle ou témoigne de son existence ; mais elle ouvre à cet art religieux une région tout à fait nouvelle, celle du « visionnaire » où le miracle devient alors l'expérience immédiatement vécue par le spectateur, les événements surnaturels faisant pour ainsi dire irruption dans l'espace visuel, apparemment naturel de ce spectateur et le « pénétrant » à proprement parler de leur surnaturalité grâce à cette irruption même. Elle lui ouvre aussi la région du psychologique, entendu en son sens le plus élevé, où c'est plutôt dans l'âme de la personne représentée dans l'oeuvre d'art que s'accomplit alors le miracle. Les grandes phantasmagories du baroque—déjà préparées, en dernière analyse, par la Sixtine de Raphaël, l'Apocalypse de Durer et le Triptyque d'Isenheim de Grünewald et même, si l'on veut, déjà par la fresque du saint Jean Baptiste à Patmos de Giotto à Santa-Croce, tout comme les oeuvres tardives de Rembrandt —n'eussent pas été possibles sans la vision perspective de l'espace, qui, par la métamorphose de l'essence (ousia) en apparence (phainomenon) semble réduire le divin à un simple contenu de la conscience humaine jusqu'à en faire un réceptacle du divin. Ce n'est donc pas un hasard si jusqu'ici cette vision perspective de l'espace s'est imposée à deux reprises dans le cours de l'évolution artistique : la première fois comme le signe d'un achèvement lorsque s'effondra la « théocratie » des Anciens, la deuxième fois comme le signe d'un avènement lorsque se dressa l' « anthropocratie » des modernes."

 

Erwin Panofsky, La perspective comme forme symbolique, 1927, IV, Les Éditions de Minuit, 1975, p. 181-182.


 

  "Bien que des divergences fondamentales existent sur ce qui constitue le fond d'inspiration de la Renaissance, on est unanimement d'accord pour considérer qu'une nouvelle forme de civilisation est née en Italie — et en particulier à Florence — dans les premières années du Quattrocento.
  Il est admis que la Renaissance se développe à partir d'un germe d'invention pure qui conduit le monde vers des modalités de vie en « progrès » sur les civilisations antérieures. Il est admis que, dans le domaine des arts plastiques, la découverte de la perspective linéaire a fourni une méthode de représentation du monde si conforme aux vraisemblances, si étroitement adaptée à la structure intellectuelle permanente de l'esprit humain, que les récentes tentatives faites pour s'en affranchir n'ont abouti qu'à engendrer des monstres et à ruiner le goût.

  Une spéculation critique sur l'idée que l'on s'est faite de la Renaissance aboutirait, sans doute, à ruiner ces vues traditionnelles. On n'a vu en réalité jusqu'ici que des tentatives pour modifier l'appréciation des forces quasi mystiques qui auraient inspiré, à cette époque unique de l'histoire, l'humanité : suivant certains, ce n'est pas l'Antiquité, c'est l'inspiration franciscaine qui aurait fourni l'élan ; suivant d'autres, c'est le dialogue nouveau de l'homme avec sa conscience. La notion d'instant décisif a pu ainsi céder quelque peu le pas à celle d'ampleur du mouvement des idées ou des sentiments, on a été amené à faire remonter jusqu'au XIIIe siècle, ou au contraire, descendre jusqu'à Luther l'époque des spéculations décisives, mais toujours, le miracle demeure.
  L'idée que les générations se sont faite jusqu'ici de la Renaissance n'a pas cessé de varier en fonction de l'idéal, chaque fois différent, qu'elles ont élaboré pour elles-mêmes. La Renaissance n'est pas un fait naturel susceptible d'être répété à volonté comme une expérience physico-chimique ; elle est autant un phénomène d'interprétation qu'un phénomène réel. Chacun est dans le vrai qui découvre ou insiste sur un de ses aspects ou une de ses conséquences. Les Florentins du XVIe siècle avec Vasari l'ont conçue comme une pure découverte. Vivant dans le même monde spirituel, ils ont été surtout frappés par l'apparition de formules qui leur semblaient propres à exprimer, comme en vertu d'un décret de la providence, l'ordre éternel des choses ; et ils ont cédé au patriotisme local. Plus tard les uns, avec Michelet, ont voulu voir dans la Renaissance le premier pas vers l'émancipation de la conscience démocratique dont ils étaient eux-mêmes les héros, tandis que les autres y découvraient, au contraire, l'épanouissement d'une nouvelle sensibilité religieuse conforme aux modes de celui qu'on s'est plu parfois à appeler le second fondateur du christianisme : saint François. Puis, les disciples du troisième fondateur de cette secte, les ignaciens, sont venus rapidement lancer, au début de notre siècle, la doctrine non moins séduisante de l'humanisme chrétien, à ce point qu'on peut trouver actuellement des livres d'érudition qui se satisfont de découvrir que la Renaissance « dans sa fleur » est le produit mystique d'un accord entre les deux Romes.
  Je laisse à d'autres, mieux qualifiés, de faire un jour, sur le plan idéologique, l'histoire de cette idée de Renaissance. Mais il me semble que la critique peut prendre immédiatement une autre voie, pour ainsi dire technique, en s'attaquant à l'opinion, si fortement ancrée dans l'esprit de beaucoup de personnes cultivées — et cependant si fausse — suivant laquelle les hommes du début du Quattrocento auraient réellement découvert une manière — conforme à la vraisemblance humaine en général — de représenter le monde sur une surface à deux dimensions.
  Mon ambition est de montrer comment c'est une erreur de croire au caractère éternellement privilégié du système de représentation plastique de la Renaissance. Ce caractère n'a été privilégié — et je ne le nie certes point — que par rapport à une certaine forme de civilisation, à une certaine science et à un certain idéal social du passé. La représentation plastique de la Renaissance a cessé, en revanche, de répondre aux besoins de la société contemporaine lorsque celle-ci a fait, vers la fin du XIXe siècle, un pas décisif vers de nouvelles aspirations à la fois économiques, sociales et techniques. Depuis quatre-vingts ans la mesure du monde a changé non dans l'abstrait mais pour chaque homme en particulier et dans chaque instant de son activité. On comprendra mieux pourquoi et comment notre époque est en conflit avec la représentation plastique du monde telle que l'a établie le Quattrocento si l'on s'avise qu'alors comme aujourd'hui, il s'agissait, pour une société en voie de transformation totale — et progressive — d'imaginer un espace à la mesure de ses actes et de ses rêves. L'espace plastique en soi est un mirage. Ce sont les hommes qui créent l'espace où ils se meuvent et où ils s'expriment. Les espaces naissent et meurent comme les sociétés ; ils vivent, ils ont une histoire. Au XVe siècle, les sociétés humaines de l'Europe occidentale se sont mises à organiser, au sens matériel et intellectuel du terme, un espace entièrement différent de celui des générations précédentes ; compte tenu de leur supériorité technique elles l'ont progressivement imposé à la planète. Vient le jour où, ayant fait de nouvelles découvertes, elles se font une idée entièrement nouvelle de la place tenue par l'homme dans l'univers aussi bien que des rapports des hommes entre eux. Littéralement parlant, la société contemporaine est « sortie » de l'espace créé par la Renaissance et à l'intérieur duquel les générations se sont, pendant cinq siècles, mues à leur aise. La mesure du monde a changé et, nécessairement, sa représentation plastique doit suivre. Avec un monde, un espace plastique achève de mourir sous nos yeux. Je voudrais montrer quelques aspects de la manière dont il est né.
[…]
  Pendant cette période le Quattrocento accumule une énorme série d'images adhérentes aux idées et aux mœurs nouvelles, d'une manière éclectique qui va de la représentation des silhouettes de bourgeois florentins à la nudité de la Vénus de Botticelli. Il suffit me semble-t-il d'y songer pour se convaincre que l'apport positif du Quattrocento ne consiste pas uniquement dans un système abstrait de figuration euclidienne, mais qu'il se présente surtout comme un jet d'images hétéroclites précipitées, un peu confusément, dans l'espace matériel des panneaux et des fresques où se dessine la nouvelle image du monde. Le nouvel espace s'ouvre à une sorte de débordement d'imagination. L'idée qui domine est celle du personnage par quoi l'époque sera amenée à se rapprocher de toutes les façons du théâtre. La « scène du monde » deviendra une réalité ; elle se substituera à la conception familière du Moyen Age pour qui les actions humaines ne faisaient que manifester dans un espace homogène les impulsions de la nature divine. Par quoi la distance psychique qui sépare l'homme de son personnage se trouvera changée et vivifiera, avec le temps, la nouvelle matière de l'imagerie.
  Il suit de là que la création imaginaire du Quattrocento se détache peu à peu des conceptions mythiques du temps primordial, du temps des rites qui, par leur répétition, font durer éternellement l'événement. Quand un Botticelli crée ses mythes du Printemps ou de la Naissance de Vénus, il se meut encore, lui qui, par ailleurs, est si en avance pour le maniement raisonné de l'espace euclidien, dans l'espace des temps primordiaux. Par l'image rituelle il nous offre encore une image positive de la vraie réalité unique, inchangée, vivante, agissante comme au premier jour. Par lui, et par les Ficin ou Pic, il est évident qu'un univers mythique vit et se développe dans un espace qui n'ignore rien des spéculations modernes.
  Mais, en regard, que d'autres créations essentiellement différentes dont la puissance figurative est cependant égale. Je songe au mythe de Venise qui repose, lui, sur la représentation, non certes exacte, mais vraisemblable de la cité. Ici aussi, il s'agit d'affirmer, en la matérialisant, l'existence d'une chose ; d'une chose neuve, d'un événement qui n'est pas pris dans le temps immémorial, mais dans le présent. Est-ce parce que Venise sent qu'elle a atteint un apogée difficile à maintenir qu'elle exalte sa personnalité collective, comme si, en passant de l'idée à l'acte, les forces de la vie devaient s'affermir, se placer sur le plan de l'éternité ? En tout état de cause, voici un exemple du besoin fondamental qui dicte aux artistes la projection sur l'écran plastique d'éléments descriptifs concrets — et pas uniquement de schèmes géométriques — pour construire et imposer un nouvel espace. N'oublions jamais qu'un espace, c'est à la fois ce qu'un groupe humain voit et ce qu'il représente.
[…]
  La notion de réalisme spatial a donc été déplacée. On a cru que ce qui était le réel dans le nouvel espace plastique de la Renaissance, c'était le schème abstrait dont il se servait — gauchement et timidement — pour fixer sur la toile une vision courante de l'univers. En réalité, le nouvel espace plastique est réel dans la mesure où les hommes du Quattrocento ont associé à une nouvelle vision opératoire des fragments de l'univers imaginaire où ils ont vécu. Un renouvellement de la matière légendaire au moins autant que des techniques figuratives est à la base de la représentation plastique de l'espace au Quattrocento. L'essentiel est de bien comprendre qu'il s'agit de la conquête d'un espace fictif et non d'un espace réel, que cet espace a servi de cadre familier à l'imagination de quinze générations parce qu'il leur offrait autre chose qu'une transposition exacte, voire simplement inédite, de l'espace opératoire. À la base de la notion d'espace de la Renaissance, il y a la conception de l'homme, acteur efficace sur la scène du monde. Pendant cinq siècles, l'homme ayant pris conscience de son autonomie, fier de sa capacité de distinction et se sentant un personnage nécessaire au développement harmonieux de la vie sur la planète, va se mouvoir avec aisance dans le nouvel espace, y ajoutant ou en retranchant seulement, suivant les époques et les milieux, tel ou tel fragment de son univers philosophique ou littéraire, tel ou tel aspect pittoresque des représentations euclidiennes de ce qu'il ne cessera jamais d'appeler le « théâtre du monde ».
  Viendra le jour où il cessera de croire à cette place privilégiée de l'homme sur la terre ; où les nouvelles couches sociales appelées à une demi-culture cesseront de connaître les anciennes légendes ; où le jeu des valeurs humaines sera changé, où les hommes auront simultanément de nouveaux moyens pour modifier la nature ou la plier à de nouveaux desseins ; où le rythme de la vie courante, l'estimation pratique des grandeurs et des distances, de l'éternel et du contingent seront bouleversés ; où l'on pourra traduire mécaniquement, sans savoir théorique ni habileté de main, les apparences fugitives et les détails de la matière au lieu d'embrasser des ensembles plus ou moins stables. Ce jour-là les hommes se sentiront à l'étroit dans l'espace où les sociétés modernes s'étaient déplacées et où, encouragées par la constatation de quelques relations précises, elles avaient cru trouver la loi et l'image exacte de l'univers. À ce moment éclatera un conflit — non pas à deux mais à trois — entre les artistes — devenus les techniciens d'une civilisation morte — le public et les novateurs. Le XIXe siècle finissant sortira positivement du cadre euclidien et mythique que lui avait légué la Renaissance. À un monde nouveau, attaché à de nouvelles échelles d'appréciations et de valeurs, il faudra un nouvel espace. Mais il est apparent qu'une fois de plus l'humanité balbutie lorsqu'elle s'efforce de briser avec ses habitudes invétérées de vie et de pensée. N'oublions pas, pour juger de notre temps, qu'il fallut plus d'un siècle aux hommes de la Renaissance avant de passer de la conscience fulgurante, mais imprécise, d'un ordre de groupement nouveau des phénomènes aux premières séries d'images codifiées de ce nouvel espace où l'homme-personnage évoquera, pendant cinq siècles, à l'échelle de ses actions et de ses connaissances, le ballet de ses rêves incarnés de puissance."

 

Pierre Francastel, Études de sociologie de l'art, 1970, Paris, Denoël/Gonthier, p. 133-137 et p.186-189.


 

  "On a cru que le nouvel espace de la Renaissance était fondé sur la découverte d'un système de représentation fidèle de l'univers. Comme l'espace mythique des générations précédentes, il est le produit d'une attitude de l'esprit humain, renouvellement de la matière imaginative au moins autant que des techniques positives. L'essentiel est de bien comprendre qu'il s'agit de la conquête d'un espace fictif et non d'un espace réel et que cet espace a servi de cadre à l'effort patient, sans cesse contrarié par la survie des anciennes formes de la pensée, de quinze générations – parce qu'il leur offrait précisément autre chose qu'une transposition mécanique de l'espace opératoire. À la base de la représentation de l'espace du Quattrocento il y a la conception de l'homme, acteur efficace sur la scène du monde. Pendant cinq siècles, l'homme ayant pris conscience de son autonomie, fier de sa capacité de distinction et se sentant un personnage nécessaire au développement harmonieux de la vie sur la planète, va se mouvoir dans un nouvel espace, qu'il ne cessera jamais d'appeler le théâtre du monde [...].
  Les hommes de la Renaissance ont donné son expression plastique la plus parfaite à un certain état d'équilibre des sociétés humaines fondé sur une certaine attitude intellectuelle de l'homme à l'égard du monde. La Renaissance, à travers sa représentation picturale de l'espace, apparaît aujourd'hui, au moment où elle achève de mourir, comme l'âge de l'exploration optique de l'univers. Il semble probable que notre époque ouvre l'âge d'une exploration polysensorielle du monde. La Renaissance a fourni l'image d'une Nature distincte de l'homme, mais à la mesure de l'homme et de ses réactions. L'art d'aujourd'hui indique que nous allons vers un monde de relations nouvelles où l'Homme cesse de devenir le modèle et le centre de toutes choses. Ce n'est plus la Nature qui est à l'image de l'Homme, c'est maintenant l'Homme qui est à l'image de la Nature, l'Homme enrichi par une expérience plus profonde de ce qui l'entoure et de lui-même et qui commence à former des figures et un espace mesurés sur l'étendue de ses expériences techniques et psychiques et orienté vers un nouvel illusionnisme."

 

Pierre Francastel, Peinture et Société, 1951, Denoël-Gonthier, 1977, p. 136 et p. 297.


 

  "On trouve dans les peintures murales de Pompéi tous les sujets imaginables : il y a des animaux, de charmantes natures mortes, comme, par exemple, deux citrons à côté d'un verre d'eau. On y trouve même des paysages. […] Ces peintures ne représentent pas des sites précis ; on y voit réunis tous les éléments que comporte une idylle : des bergers, des troupeaux, un temple rustique, des maisons de campagne et des montagnes lointaines. Tout, dans ces peintures, est disposé d'une façon charmante, et le peintre tire le meilleur parti de chaque élément. Nous avons vraiment l'impression d'assister à une scène paisible. Et pourtant ces peintures sont beaucoup moins réalistes qu'elles ne le paraissent à première vue. Nous ne savons pas à quelle distance de la maison se trouve le temple et si le pont en est proche ou éloigné. Nous serions incapables de dessiner un relevé topographique de l'endroit. En effet, les artistes hellénistiques ignoraient ce que nous appelons les lois de la perspective. Ils ne savaient pas faire fuir vers l'horizon une colonnade ou une allée d'arbres, comme on le fait aujourd'hui, au lycée, en classe de dessin. Les artistes dessinaient les sujets lointains plus petits, plus grands les objets proches ou les plus importants, mais la loi de la diminution progressive, à mesure que grandit la distance, l'armature géographique où nous installons nos tableaux étaient choses inconnues de l'Antiquité classique. Un millénaire devait s'écouler encore avant cette découverte. Ainsi les œuvres antiques, même les plus tardives, les plus libres et les plus audacieuses, gardent encore quelque chose des principes qui régissaient la peinture égyptienne."

 

Ernst Gombrich, Histoire de l'art, Nouvelle édition, 1972, tr. fr. J. Combe et C. Lauriol, Flammarion, 1990, p. 77-79.


 

  "Perspective (lat. perspicere = « voir à travers »). La représentation de l'espace tri-dimensionnel (longueur, largeur, profondeur) sur la surface bi-dimensionnelle (longueur, largeur) à peindre. L'illusion de la profondeur en perspective : les objets de mêmes dimensions s'amenuisent, au fur et à mesure de leur éloignement, tout comme les voit l'être humain (rapetissement perspectif). Il fallut attendre le début de la Renaissance pour découvrir les lois mathématiques de la perspective. Le baroque s'en sert en virtuose pour rythmer ses édifices et, en particulier, pour la peinture des plafonds qui, par illusion d'optique, paraissent s'étendre à l'infini (Architecture simulée ou feinte.) Depuis l'impressionnisme (seconde moitié du XIXe siècle), la couleur a pris une importance croissante, aux dépens du rôle de la perspective.

  La perspective inversée a été très employée par les peintres du christianisme primitif et médiéval : les objets rapetissent non pas en fonction de l'œil du spectateur, mais de celui de la figure centrale du tableau. L'explication en est moins d'ordre mathématique que spirituel : pour le christianisme primitif et médiéval, le personnage central est un objet de vénération (c'est d'ailleurs la raison pour laquelle il est représenté), incarnation de l'ordre divin qui détermine l'ordre terrestre. C'est donc « sa » perspective qui importe. C'est pourquoi les figures du premier plan sont parfois de moindre importance que celles du milieu ou de l'arrière-plan. Ce n'est qu'à partir de la Renaissance, que l'artiste fera du spectateur la mesure de toutes choses."

 

Wilfried Koch, Les styles en architecture, Éditions Solar, 1989.


 

  "Pourquoi évoquer systématiquement la perspective à travers l'Annonciation ? Pourquoi associer Annonciation et perspective ? Pour deux raisons. C'est d'abord la quantité d'Annonciations qui sont peintes au XVe siècle, et en particulier au moment où se définit la perspective en peinture. J'ai dit plus haut qu'une des toutes premières œuvres en perspective était une Annonciation ; ce n'est pas un hasard. La perspective construit une image du monde commensurable à l'homme et mesurable par l'homme, tandis que l'Annonciation, de son côté, est l'instant où l'infini vint dans le fini, l'incommensurable dans la mesure, comme le disait le prédicateur franciscain saint Bernardin de Sienne. L'Annonciation est donc un thème privilégié pour confronter la perspective à ses limites et à ses possibilités de représentation, et certains peintres et certains milieux intellectuels ne s'en sont pas privés au XVe siècle. En effet, l'Annonciation n'est pas seulement l'histoire visible de l'Ange allant saluer Marie, c'est aussi, lové dans cette histoire visible, le mystère fondateur de la religion chrétienne qu'est l'Incarnation. Il n'y a que deux mystères dans la religion chrétienne: l'Incarnation et la Résurrection. L'Annonciation est donc au fondement de la foi chrétienne, parce que avec l'Incarnation on passe de l'ère de la Loi, qui est celle de Moïse avec l'Ancien Testament, à l'ère de la Grâce, qui est celle de Jésus dont la mort permet de racheter la Loi, qui avait enregistré le Péché et les commandements. La Loi demeure valide, mais la Grâce vient s'y superposer, comme le montrent très bien les fresques latérales de la chapelle Sixtine montrant en parallèle Moïse et le Christ.
  Le fait est que certains peintres étaient conscients de la valeur fondatrice de ce moment où l'incommensurable vient dans la mesure, le fini dans l'infini, le Créateur dans la créature, l'infigurable dans la figure, l'inénarrable dans le discours – je peux continuer, saint Bernardin a écrit une page entière de ces oxymores ! Un moment d'articulation décisive de l'histoire spirituelle et du destin de l'Humanité."

 

Daniel Arasse, Histoires de Peintures, Éditions Denoël, 2004, p. 65-66.


[1] "Tout corps, quelle que soit sa position, est nécessairement posé quelque part. Puisqu'il en est antérieur; or comme il est nécessaire que le lieu soit antérieur à la position du corps, on définira d'abord le lieu, ce qu'on appelle le plan fondamental." (trad. André Chastel et Robert Klein).


  "[…] il n'existe pas de conception spécifique et unitaire de l'espace perspectif [à la Renaissance], en raison même des variations qui peuvent être constatées.
  Si l'on cherche à percevoir l'origine commune des réflexions sur la représentation – qui débutent au moins à la fin du XIIIe siècle –,  on peut cependant indiquer les deux grands blocs de connaissances responsables de la lente émergence du système perspectif :

- la géométrie euclidienne, redécouverte dans l'Europe du XIIe siècle par le biais de nouvelles traductions de l'arabe (celles d'Adélard de Bath, Robert de Chester, Gérard de Crémone, etc.) et par la voie des « géométries pratiques » (le Liber embadorum d'Abraham bar Hiyya Savasorda, la Practica geometriae de Leonardo Fibonacci, le De arte mensurandi de Jean de Murs, par exemple) ;
- l'optique alhazénienne introduite dans l'Europe latine par une traduction à l'école de Gérard de Crémone puis par celle de Guillaume de Moerbeke, et parallèlement par les optiques latines de Bacon, Pecham et Witelo, principalement.
  Résumons-nous : 1) ces sources optico-géométriques n'ont pas été immédiatement combinées en une conception définitive qui semble résulter d'une part de la lente acquisition des textes, d'autre part de la codification impulsée par l'enseignement académique de la perspective ;
2) par suite de cette dépendance, il est improbable que la perspective soit, comme on l'a parfois soutenu, à l'origine de notre conception de l'espace infini, homogène et isotrope."

 

Dominique Raynaud, "L'émergence de l'espace perspectif : effets de croyance et de connaissance", in Les espaces de l'homme, Odile Jacob, 2005, p. 333.

 

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Date de création : 07/04/2014 @ 12:03
Dernière modification : 13/04/2014 @ 17:12
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