"Si la pérégrination, s'affranchir de tout point donné dans l'espace, est l'antithèse conceptuelle de la fixation en un point, la forme sociologique de l' « étranger » représente pourtant dans une certaine mesure la réunion de ces deux déterminations – en manifestant d'ailleurs une fois de plus que le rapport à l'espace n’est que d’un côté la condition, et de l’autre le symbole des rapports aux hommes. On ne conçoit donc pas ici l'étranger au sens […] du vagabond, qui vient un jour et repart le lendemain, mais de celui qui vient un jour et reste le lendemain – pour ainsi dire le vagabond potentiel qui, bien qu'il ne pousse pas plus loin son voyage, n'a pas entièrement surmonté l'absence d'attaches de ses allées et venues. Il est fixé à l'intérieur d'un cercle géographique donné – ou d’un cercle dont les frontières sont aussi déterminées que celles inscrites dans l'espace – mais sa position y est déterminée surtout par le fait qu'il n'y appartient pas d'avance, qu'il y importe des qualités qui n'en proviennent pas et ne peuvent en provenir. La combinaison de distance et de proximité que contient toute relation entre humains arrive ici à un rapport dont la formulation la plus brève est : dans une relation, la distance signifie que le proche est lointain, tandis que l’étrangeté signifie que le lointain est proche. Car l'étrangeté est de toute évidence une relation toute positive, une forme spéciale d'action réciproque ; les habitants de Sirius ne nous sont pas étrangers à proprement parler, du moins au sens sociologique du mot, celui qui nous intéresse : ils n'existent même pas pour nous, ils se trouvent au-delà du proche et du lointain. L'étranger est un élément du groupe même, tout comme les pauvres et les divers « ennemis de l'intérieur » – un élément dont l'articulation immanente au groupe implique à la fois une extériorité et un face-à-face. La façon dont des facteurs de répulsion et de distanciation créent alors une forme de coexistence et d'union dans l'action réciproque sera esquissée par les remarques suivantes, qui ne prétendent nullement à l'exhaustivité.
Dans toute l'histoire de l'économie, l'étranger prend partout la figure du commerçant – et le commerçant celle de l'étranger. Tant que l’économie est pour l'essentiel tournée vers la subsistance ou qu'un cercle géographiquement restreint échange ses propres produits, celui-ci n’a pas besoin de négociants intermédiaires à l'intérieur ; un commerçant ne peut s'envisager que pouf les produits qui sont fabriqués uniquement à l'extérieur du cercle. S'il n'y a pas des gens pour partir à l’étranger acheter ces produits nécessaires - auquel cas ce seront eux les marchands « étrangers » dans cette autre région -, il faut que le commerçant soit un étranger, il n'y a pas de possibilité d'existence pour un autre. On prend une conscience plus aiguë de cette position de l'étranger lorsque, au lieu de quitter le lieu de son activité, il s'y installe. Car dans une foule de cas, cela ne lui sera possible que s'il peut vivre de commerce. Un cercle économique clos, dont le terrain est déjà réparti et où les artisans suffisent à la demande, offrira un moyen d'existence aussi au commerçant ; car seul le commerce permet des combinaisons infinies, il offre sans cesse à l'intelligence le moyen d'élargissements et de nouvelles percées que ne peut guère réussir le producteur primaire, d'une mobilité réduite, dépendant d'une clientèle qui ne peut s'élargir que lentement. Le commerce peut recruter toujours plus d'hommes que la production primaire, et c’est donc le secteur tout indiqué pour l'étranger qui arrive dans une certaine mesure en surnombre dans un cercle où les positions économiques sont en fait déjà occupées. L'exemple classique est fourni par l'histoire des Juifs européens. De par sa nature même, l'étranger n'est pas un possesseur de sol – non seulement au sens physique de ce dernier, mais encore au sens métaphorique d'une substance vitale qui, à défaut d’être fixée à un endroit géographique du cercle social, l'est sur une de ses positions idéelles. Même dans les rapports intimes de personne à personne, l'étranger a beau déployer toutes les séductions et toutes les qualités possibles : aux yeux de l'autre, il ne sera pas un « possesseur de sol », tant qu'on verra justement en lui un étranger. Or, cette dépendance envers la position d'intermédiaire commercial, et souvent envers les affaires purement financières qui en sont comme la sublimation, confère à l'étranger le caractère spécifique de la mobilité ; comme celle-ci lui échoit au sein d'un groupe circonscrit, c'est en elle que vit cette synthèse de proximité et de distance qui constitue la position formelle de l'étranger : car ce qui est parfaitement mobile vient éventuellement en contact avec chaque élément particulier, mais n'est lié organiquement à aucun d'eux par des relations fixes de parenté, de voisinage ou de profession.
Cet ensemble de rapports trouve une autre expression dans l'objectivité de l'étranger Comme il n'a pas de racines qui l'attachent aux composants singuliers ou aux tendances divergentes du groupe, il adopte globalement à leur endroit l'attitude spéciale de « l'homme objectif » : celle-ci ne signifie pas simplement recul et absence de participation, mais un composé spécial de proximité et d'éloignement, d'indifférence et d'engagement. […] L'objectivité de l'étranger explique encore le phénomène évoqué à l'instant, qui accompagne, il est vrai, surtout l'homme itinérant – mais pas uniquement lui : on se confie et se révèle à lui à un degré surprenant, jusqu'à friser la confession, comme on évite soigneusement de le faire avec tous ses proches. L'objectivité n'est pas une absence de participation – car celle-ci se tient carrément au-delà du dilemme entre comportement subjectif et comportement objectif – mais un genre positif et particulier de participation ; de même, l'objectivité d'une observation théorique n'implique nullement que l'esprit serait une tabula rasa passive où les choses inscriraient leurs qualités, mais au contraire l'activité pleine et entière de l'esprit agissant selon ses propres lois, à cette seule condition qu'il élimine les gauchissements et accents aléatoires dont les particularités de subjectivité individuelle fourniraient des images très différentes du même objet. On peut encore définir l'objectivité comme liberté : l'homme objectif est exempt d'attaches qui pourraient fausser d'avance sa perception, sa compréhension et son évaluation des données. Cette liberté qui permet à l'étranger de vivre et d'agir dans les relations de proximité comme s'il en avait une vue aérienne contient certes diverses potentialités dangereuses. Depuis toujours, dans tous les soulèvements, le pouvoir agressé affirme qu'une agitation d'origine extérieure a été attisée par des émissaires et trublions de l'étranger. Dans la mesure où ce serait exact, c'est une exagération du rôle spécifique de l'étranger : il est l'homme davantage libre, en pratique et en théorie, il examine la situation avec moins de préjugés, il la mesure à des idéaux plus généraux et objectifs, son action n'est pas entravée pat la coutume, la piété, les précédents.
Enfin, la proportion de proximité et d'éloignement qui donne à l'étranger le caractère de l'objectivité trouve dans la pratique encore une autre expression dans l'essence plus abstraite du rapport que l'on a avec lui : on n'a en commun avec l'étranger que certaines qualités générales, alors que le rapport que l'on a avec les gens qui vous sont liés organiquement repose sur la similitude de particularités communes par rapport au simple universel. Toutes les relations peu ou prou personnelles se déroulent selon ce schéma, avec des arrangements variés. Le facteur décisif n'est pas seulement l'existence de certains points communs entre les éléments, à côté de différences individuelles qui soit influencent la relation, soit se tiennent hors d'elle. Ce facteur commun lui-même verra son effet sur la relation changer foncièrement selon qu'il est commun seulement à ces éléments-là et donc général à l'intérieur du groupe, mais singulier et incomparable à l'extérieur, ou qu'il est commun aux seuls éléments uniquement dans leurs propres impressions, parce qu'il est commun à tout un groupe, tout un type ou toute l'humanité. Dans ce deuxième cas, proportionnellement à l'extension du cercle qui porte le même caractère, on constate un amenuisement de l'efficacité de ce facteur commun : il garde certes sa fonction de base commune des éléments, mais il tourne plus juste ces éléments les uns vers les autres, cette similitude pourrait tout aussi bien rapprocher chacun d'eux de tout autre élément possible. C'est encore de toute évidence un cas où une relation inclut à la fois proximité et éloignement : dans la mesure où les facteurs de similitude ont une nature générale, la chaleur de la relation qu'ils fondent sera accompagnée d'une note de froideur, d'un sentiment de la contingence de cette relation-là ; les forces de liaison ont perdu leur caractère spécifique, centripète. Or, il me semble que, dans le rapport à l'étranger, cette configuration d'ensemble détient par nature une prépondérance écrasante sur les facteurs communs individuels des éléments, qui ne sont propres qu'à la relation examinée. L'étranger nous est proche dans la mesure où nous sentons entre lui et nous des similitudes nationales ou sociales, professionnelles ou simplement humaines ; il nous est lointain dans la mesure où ces similitudes dépassent sa personne et la nôtre et relient ces deux personnes uniquement parce qu'elles en relient de toute façon un très grand nombre. En ce sens, même les relations les plus étroites prennent aisément une nuance d'étrangeté. Au stade de la première passion, les relations érotiques récusent très fermement cette idée de généralisation : il n'y a encore jamais eu d'amour comme celui-là, rien ne peut se comparer ni à la personne aimée ni à notre sentiment pour elle. Les amoureux commencent à être étrangers l'un à l'autre - comme cause ou comme effet, il est malaisé de trancher - au moment où la relation perd son sentiment d'unicité ; un scepticisme sur sa valeur en soi et pour nous s'associe à l'idée même qu'en fin de compte elle ne fait qu'accomplir un destin humain universel, une expérience survenue des milliers de fois, et que, si l'on n'avait pas rencontré juste cette personne par hasard, n'importe quelle autre aurait pris la même importance à nos yeux. Et une ombre de cette idée ne peut manquer à aucune relation, même la plus proche, parce que ce qui est commun à deux n'est peut-être jamais commun à eux seuls, mais relève d'une notion universelle qui inclut encore bien d'autres éléments, bien d'autres possibilités d'un fait semblable ; si peu qu'elles puissent se réaliser, si souvent que nous puissions les oublier, elles se glissent pourtant ici et là comme des ombres entre les hommes, comme une brume qui frôle chaque mot caractéristique et qui devrait prendre comme une vraie consistance corporelle pour prendre le nom de jalousie. C'est peut-être dans bien des cas une étrangeté plus générale, ou du moins plus difficile à surmonter que celle qu'engendrent des différends et des incompréhensions : il existe bien une similitude, une harmonie, une proximité, mais avec le sentiment que ce n'est pas la propriété exclusive de cette relation déterminée, mais un bien plus général, une potentialité entre nous et un grand nombre indéfini d'autres qui ne laisse donc aucune nécessité interne et exclusive à la seule relation qui s'est réalisée. D'autre part, il existe un autre genre d' « étrangeté » qui exclut précisément l'existence de facteurs communs fondés sur un bien plus général qui englobe les parties ; l'exemple typique est le rapport des Grecs au « Barbare », tous les cas où l'on dénie à l'autre justement les qualités générales que l'on ressent comme véritablement et exclusivement humaines. Mais alors « l'étranger » n'a pas de sens positif, la relation à lui est une non-relation, il n'est pas le cas envisagé ici : un membre du groupe lui-même.
C'est dans cette qualité qu'il est à la fois proche et lointain, ce qu'implique le fondement d'une relation sur une similitude humaine purement générale. Mais entre ces deux éléments il se crée une tension spéciale : la conscience de n'avoir en commun que le simple universel met davantage en relief justement ce qui n'est pas commun. Mais dans le cas de l'étranger au pays, à la ville, à la race, ce dernier facteur n'est pas non plus de l'individuel, mais une origine étrangère qui est ou pourrait être commune à beaucoup d'étrangers. C'est pour cette raison que les étrangers ne sont pas vraiment perçus comme des individus, mais comme les étrangers d'un certain type, le facteur d'éloignement n'est pas moins général chez eux que celui de proximité."
Georg Simmel, Sociologie. Études sur les formes de la socialisation, 1908, tr. fr. Lyliane Deroch-Gurcel et Sibylle Muller, PUF, Quadrige 1999, p. 663-667.
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