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Texte à méditer :  Avant notre venue, rien de manquait au monde ; après notre départ, rien ne lui manquera.   Omar Khayyâm
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Hors des sentiers battus
La naissance de l'individu moderne

  "La conscience individuelle est généralement modelée aujourd'hui de telle sorte que chacun se sent obligé de penser : « Je suis ici, tout seul ; tous les autres sont à l'extérieur, à l'extérieur de moi, et chacun d'eux poursuit comme moi son chemin tout seul, avec une intériorité qui n'appartient qu'à lui, qui est son véritable soi, son moi à l'état pur et il porte extérieurement un costume fait de ses relations avec les autres. » C'est ainsi que l'individu ressent les choses.
  Cette attitude à l'égard de soi-même et à l'égard des autres paraît naturelle et évidente à ceux qui l'adoptent. Or elle n'est ni l'un ni l'autre. Elle exprime une empreinte historique très particulière de l'individu par un tissu de relations, une forme de coexistence avec les autres de structure très spécifique. Ce qui parle en l'occurrence, c'est la conscience de soi d'êtres que la constitution de leur société a forcés à un très haut degré de réserve, de contrôle des réactions affectives, d'inhibitions ou de transformations de l'instinct, et qui sont habitués à reléguer une foule de dispositions, de manifestations instinctives et de désirs dans les enclaves de l'intimité, à l'abri des regards du « monde extérieur », voire dans les caves du domicile intérieur, dans le subconscient ou dans l'inconscient. En un mot, cette conscience de soi correspond à une structure de l'intériorité qui s'instaure dans des phases bien déterminées du processus de la civilisation. Elle se caractérise par une forte différenciation et par une forte tension entre les impératifs et les interdits de la société, acquis et transformés en contraintes intérieures, et les instincts ou les tendances propres à l'individu, insurmontés mais contenus."

 

Norbert Elias, "La société des individus", 1939, in La Société des individus, tr. fr. Jeanne Étoré, Pocket, 1997, p. 65.


 

  "Au sein des groupes antérieurs, plus étroits et plus fermés, le contrôle du comportement individuel est assuré par la présence permanente des autres, c'est encore la coexistence constante avec les autres, la conscience d'une appartenance commune indestructible à vie et, en même temps, la peur des autres qui jouent encore le rôle le plus important. Au départ l'individu n'a pas la possibilité d'être seul, il n'en éprouve pas non plus le besoin ni n'en a la capacité. L'individu n'a guère la possibilité, ni le désir ou la capacité de prendre des décisions pour lui tout seul ou de se livrer à quelque considération sans référence constante au groupe. Cela ne veut pas dire que les membres de ces groupes vivent en harmonie les uns avec les autres. C'est bien souvent tout le contraire. Mais cela signifie seulement - pour employer une formule drastique - que l'on pense et que l'on agit avant tout dans la « perspective du "nous" ». La structure de la personnalité individuelle est essentiellement marquée par la perpétuelle coexistence avec les autres et par la détermination perpétuelle de son comportement en fonction des autres.
  Dans les organisations plus récentes des sociétés étatiques des pays hautement industrialisés, fortement peuplés et fortement urbanisés, les adultes ont non seulement une possibilité, mais aussi une capacité et trop souvent même un besoin bien plus grands d'être seuls – ou d'être à deux. La nécessité de faire pour soi-même le choix entre de nombreuses possibilités devient très tôt une habitude, un besoin, voire un idéal. Outre le contrôle du comportement par les autres intervient de plus en plus dans tous les domaines de l'existence un contrôle par soi-même. Et comme bien souvent, les attributs de la structure de la personnalité qui bénéficient d'une appréciation positive dans l'échelle des valeurs de ces sociétés sont structurellement liés à d'autres, sur lesquelles pèse un jugement négatifs.

  La fierté qu'éprouve l'être fortement individualisé de son indépendance, de sa liberté, de sa capacité à agir sous sa propre responsabilité et de décider pour lui-même, d'un côté, et de l'autre la plus grande séparation entre les êtres, leur tendance à se percevoir comme des individus dont l' « intériorité » serait inaccessible aux autres, à qui elle resterait cachée, comme un « moi dans sa coquille » pour qui les autres hommes apparaîtraient comme extérieurs et étrangers voire comme des geôliers, et toute la gamme de sentiments liés à cette perception de soi-même, par exemple le sentiment de ne pas pouvoir vivre sa propre vie, le sentiment de l'isolement fondamental ou les sentiments de solitude - les deux ne sont que différents aspects d'un même schéma fondamental de la formation de la personnalité. Mais comme l'on porte sur ces deux côtés des jugements opposés, comme le climat affectif auquel ils sont liés est différent, on a tendance à y voir des phénomènes indépendants existant séparément et sans liens."

 

Norbert Elias, "Conscience de soi et image de l'homme", Années 1940-1950, in La Société des individus, tr. fr. Jeanne Étoré, Pocket, 1997, p. 177-178.


 

  "Le terme « individu » lui-même a aujourd'hui essentiellement pour fonction d'exprimer que toute personne humaine, dans toutes les parties du monde, est ou doit être un être autonome qui commande sa propre vie, et en même temps que toute personne humaine est à certains égards différente de toutes les autres, ou peut-être, là encore, qu'elle devrait l'être. Réalité factuelle et postulat se confondent aisément dans l'emploi de ce mot. La structure des sociétés évoluées de notre temps a pour trait caractéristique d'accorder une plus grande valeur à ce par quoi les hommes se différencient les uns des autres, à leur « identité du je », qu'à ce qu'ils ont en commun, leur « identité du nous ». La première, l' « identité du je », prime sur l' « identité du nous ». […] Mais ce type d'équilibre entre le nous et le moi, cette très nette inflexion au profit de l'identité du moi est tout sauf évidente. Aux stades antérieurs de la société, l'identité du nous n'a que trop souvent primé sur l'identité du moi. Dans les sociétés évoluées de notre temps, il est tellement considéré comme allant de soi que l'utilisation de la notion d' « individu » exprime le primat de l'identité du je qu'on en vient à croire que la pondération serait la même à tous les stades de développement et que des notions équivalentes auraient existé de tout temps et existeraient encore dans toutes les langues. Or ce n'est pas le cas. […]
  L'État républicain romain de l'Antiquité est une illustration classique du stade d'évolution où l'appartenance à la famille, au clan ou à l'État, autrement dit l'identité du nous, pèse en chaque individu bien plus lourd qu'aujourd'hui dans le rapport entre identité du je et identité du nous. Aussi l'identité du nous était-elle totalement indissociable de l'image que l'on se faisait de l'individu au sein des couches sociales exerçant une influence marquante sur le langage. L'idée d'un individu hors de tout groupe, d'un être, homme ou femme tel qu'il se présenterait dépourvu de toute référence au nous, de l'individu en tant que personne isolée à qui on accorde une telle valeur que toutes les références à une entité collective, que ce soit le clan, la tribu ou l'État, semblent comparativement moins importantes, était encore tout à fait inimaginable dans la pratique sociale du monde antique.

  Les langues de l'Antiquité n'avaient donc pas d'équivalent de la notion d' « individu »."

 

Norbert Elias, "Les transformations de l'équilibre « nous-je »", 1987, in La Société des individus, tr. fr. Jeanne Étoré, Pocket, 1997, p. 208-209.



  "On peut penser que les arts de la Renaissance préparent l'émergence de l'identité moderne d'une façon plus directe que par la simple mise en valeur de l'importance de la poiétique[1]. À la Renaissance, le désir d'imiter la nature mène à une peinture plus pleine et plus réaliste, à une sculpture autonome qui n'est plus « consubstantielle » à son contexte architectural. […] l'important est que se soit manifestée une intention de « laisser les choses être », de donner à la réalité de la nature la préséance sur les formes de la tradition iconographique.
  Cette libération de la tradition iconographique porte aussi à conséquence quant à la place du sujet. L'artiste qui se propose d'imiter la nature se situe lui-même face à l'objet. Une nouvelle distance s'établit entre le sujet et l'objet, et ceux-ci se situent nettement l'un par rapport à l'autre. Par opposition, la réalité telle que la manifestait la tradition iconologique antérieure n'impliquait aucune situation aussi déterminée ; elle ne pouvait pas se situer de façon précise, ni dedans ni dehors. Dans l'art nouveau, l'espace devient important, ainsi que la position dans l'espace. L'artiste regarde ce qu'il peint d'un point de vue déterminé. Avec l'invention de la perspective, la réalité peinte se déploie telle qu'elle apparaît d'un point de vue particulier.

  Comme le dit Panofsky, la surface peinte perd la matérialité qu'elle possédait au haut Moyen Âge. Au lieu d'être une surface opaque et impénétrable, elle se transforme en fenêtre à travers de laquelle nous apercevons la réalité telle qu'elle apparaît de ce point de vue. Il cite Alberti : « Les peintres devraient savoir qu'ils se déplacent sur une surface plane avec leurs lignes et que, lorsqu'ils remplissent de couleurs les surfaces ainsi définies, la seule chose qu'ils cherchent à réaliser est que les formes des choses vues apparaissent sur cette surface plane comme si elle était faite de verre transparent ». Plus explicitement encore, Alberti dit « Je trace un rectangle de la taille qui me plaît, et j'imagine que c'est une fenêtre ouverte par laquelle je regarde tout ce qui y sera représenté. »
  Ainsi, la « libération » de l'objet entraîne avec elle une « libération » du sujet, qui prend forme d'une plus grande conscience de soi, d'une distanciation et d'une indépendance nouvelles par rapport à l'objet, du sentiment d'être en face de ce qui est dépeint au lieu d'être englobé en lui. Comme Panofsky l'écrit, cette distanciation « objective tout à la fois l'objet et personnalise le sujet ». Cela ne préparait-il pas aussi, à sa manière, le terrain à une rupture plus radicale par laquelle le sujet se libère de façon décisive en objectivant le monde ? La séparation par laquelle je me situe indépendamment du monde contribue sans doute à entraîner une rupture plus profonde qui fait que je ne reconnais pas plus ce monde comme le moule dans lequel sont enfermées les fins de ma vie. Cette attitude de séparation contribue à surmonter le sens profond d'engagement dans le cosmos, cette absence de frontière nette entre le moi et le monde qui naissait des notions prémodernes de l'ordre cosmique et qui contribuait à les étayer."

 

Charles Taylor, Les Sources du moi. La formation de l'identité moderne, 1989, tr. fr. Charlotte Melançon, Seuil, 1998, p. 261-262.


[1] Le terme poiétique renvoie ici au pouvoir de création de l'homme.



  "Les prémices de l'apparition de l'individu sur une échelle sociale significativement repérables dans la mosaïque italienne du Trecento et du Quattrocento où le commerce et les banque jouent un rôle économique et social d'une grande importance. Le marchand est le prototype de l'individu moderne, l'homme dont les ambitions débordent les cadres établis, l'homme cosmopolite par excellence, faisant de son intérêt personnel le mobile de ses actions, fût-ce au détriment du « bien général ». L'Église ne s'y trompe pas, qui essaie de s'opposer à son influence croissante avant de céder du terrain au fur et à mesure que la nécessité sociale du commerce se fait plus saillante. Malgré certaines lacunes, J. Burckhardt montre l'avènement de cette notion nouvelle d'individu qui manifeste pour certaines couches sociales privilégiées au plan économique et politique l'amorce d'une distension du continuum des valeurs et des liens entre les acteurs. Au sein de ces groupes, l'individu tend à devenir le foyer autonome de ses choix et de ses valeurs. Il n'est plus porté par le souci de la communauté et le respect des traditions. Certes, cette prise de conscience qui accorde une marge d'action presque illimitée à l'homme ne touche qu'une fraction de la collectivité. Essentiellement des hommes de la ville, des marchands, des banquiers. La précarité du pouvoir politique dans ces Etats italiens amène également le prince à développer un esprit de calcul, d'insensibilité, d'ambition, de volontarisme bien propre à mettre en avant son individualité. Louis Dumont souligne à juste titre que la pensée de Machiavel, expression politique de cet individualisme naissant, marque une "émancipation du réseau holiste des fins humaines ». […]
  L'uomo universale commence à puiser dans ses convictions personnelles l'orientation toute relative de ses actions sur le monde. Il pressent son importance sociale : ce ne sont plus les voies obscures de la providence qui peuvent décider de sa vie propre ou de celle de sa société, il sait dorénavant que c'est lui-même qui fabrique sa destinée et qui décide de la forme et du sens que peut prendre la société où il vit. L'affranchissement du religieux amène à la conscience de la responsabilité personnelle, bientôt elle amènera à l'affranchissement du politique dans la naissance de la démocratie. […]
  C'est au XVe siècle que le portrait individuel devient de façon significative une des premières sources d'inspiration de la peinture, renversant en quelques décennies la tendance jusqu'alors bien établie de ne pas représenter la personne humaine sans le recours à une figuration religieuse. À l'essor du christianisme correspond celle de l'homme même. Le portrait n'est pas perçu comme un signe, un regard ; mais comme une réalité qui donne prise sur la personne. Dans le haut Moyen Âge, seuls les haut dignitaires de l'Église ou du Royaume laissent des portraits de leurs personnes, mais protégés des maléfices par la consonance religieuse des scènes où ils figurent, entourés de personnages célestes. L'exemple du pape amène de riches donateurs à souhaiter l'insertion de leur image dans les œuvres religieuses (fresques, manuscrits, ensuite retables) dont ils contribuent généreusement à la réalisation. La donation sous le couvert d'un saint patronage autorise le donateur à assurer sa propre pérennité en mêlant sa présence à celle de hauts personnages de l'histoire chrétienne. Au XIVe siècle d'autres supports accueillent les portraits : les retables, les devants d'hôtel et les premières peintures de chevalet. Sur ces retables, le donateur est le plus souvent représenté dans la compagnie des Saints, mais parfois, et notamment sur les volets extéireurs, il lui arrive d'être figuré isolément. C'est surtout avec Jan Van Eyck que l'affiliation nécessairement religieuse de la présence du donateur s'estompe. La Vierge du chancelier Rolin (1435 environ) met face à face, à la manière d'une discussion courtoise entre époux, la Vierge et le donateur. La topographie de la toile ne distingue pas la Vierge de l'homme profane : l'espace partagé est égal pour les deux interlocuteurs. Le portrait des époux Arnolfini (1434) célèbre sans consonance directement religieuse l'intimité domestique de deux époux. A leurs pieds, un petit chien est étendu et renforce la dimension personnelle de la scène. De la célébration religieuse un glissement se réalise vers la célébration du profane. Vers 1380 cependant Girard d'Orléans avait ouvert le chemin en signant l'un des premiers tableaux de chevalet où seul le profil de Jean Le Bon figurait.
  Au XVe siècle, le portrait individuel, détaché de toute référence religieuse, prend son essor dans la peinture aussi bien à Florence ou à Venise qu’en Flandre ou en Allemagne.  Le portrait devient un tableau à lui seul support d'une mémoire, une célébration personnelle sans autre justification.  Le souci du portrait, et donc essentiellement du visage, prendra une importance grandissante au fil des siècles (la photographie relayant la peinture ; ainsi le nombre de papiers d'identité, chacun agrémenté d'une photo, dont nous disposons aujourd'hui. L'individuation par le corps s'affinant ici par l'individuation par le visage).
  Pour comprendre cette donnée, il faut rappeler que le visage est la partie du corps la plus individualisée, la plus singularisée. Le visage est le chiffre de la personne, d'où son usage social dans une société où l'individu commence lentement à s'affirmer. La promotion historique de l'individu signe parallèlement celle du corps et surtout du visage."

 

David Le Breton, Anthropologie du corps et modernité, 1990, PUF, p. 40-41 et 42-43.



  "Depuis que les hommes existent, ils savent distinguer un individu d'un autre ; d'autres animaux en font autant. Depuis qu'ils parlent, les hommes savent nommer les individus, donc les reconnaître dans le champ de la conscience. Mais, à un autre moment, bien plus tardif, l'homme est devenu plus qu'un fait : une valeur, ce qui mérite de l'attention et du respect, ce qui justifie qu'on se batte pour lui.
  La représentation de l'individu permet à la fois de l'identifier et de le mettre en valeur. Les mots de la langue, pris isolément, ont du mal à le saisir : les mots désignent des généralités et des abstractions. Ils peuvent dire que cet homme particulier est bon, aimant, instruit ; mais ces qualités ne lui appartiennent pas exclusivement. Les noms propres, eux, désignent les individus – mais ne les représentent pas ; ce sont des étiquettes dépourvues de sens. Pourtant le langage peut surmonter cette difficulté et faire vivre l'individu : il faut pour cela qu'il s'ordonne en une histoire, qu'il raconte une vie à nulle autre pareille, qu'il se fasse bio-graphie. La représentation picturale, à son tour, peut y conduire, en mettant devant nos yeux un corps, un visage, un regard uniques."

 

Tzvetan Todorov, "La représentation de l'individu en peinture", in La naissance de l'individu dans l'art, 2005, Grasset, p. 13-14.


 

  "Plaçant la représentation picturale dans le cadre d'une histoire de la pensée, on s'aperçoit que la grande rupture – la découverte de l'individu – se produit dans la première moitié du XVe siècle, dans le Nord de l'Europe : en Flandre, Bourgogne et France. Cette rupture donne sens à ce que nous appelons la Renaissance : celle-ci ne consiste pas seulement dans la redécouverte de l'art antique, elle ne se limite pas aux développements survenus en Italie. L'avènement de l'individu est irréversible, même si l'histoire ne se poursuivra pas, à partir de là, de manière linéaire et homogène. Nous assistons à une progressive humanisation du divin (l'autoportrait de Dürer en Christ, de 1500, en est l'un des témoignages les plus parlants), à laquelle succédera, à partir du XVIIe siècle, une certaine divinisation de l'humain.
  Il faut donc ajouter que cette découverte de l'individu ne signifie nullement le triomphe d'un individu isolé des autres, réduit à l'arbitraire d'une subjectivité. Bien au contraire : comme le suggérait aussi Nicolas de Cues[1], par des chemins différents on peut accéder au même but, la subjectivité n'exclut pas la communauté. Non seulement ces peintres de la Renaissance partagent toujours le même cadre mental et les mêmes codes d'interprétation : ils se situent à l'intérieur de la doctrine chrétienne et n'oublient pas la signification conventionnelle de tel objet, de tel geste. Mais de plus ils se réfèrent à un monde commun, visible par tous et représenté par leurs tableaux. L'humanisme qu'apportent ces tableaux n'est pas un individualisme."

 

Tzvetan Todorov, "La représentation de l'individu en peinture", in La Naissance de l'individu dans l'art, 2005, Grasset, p. 36-38.


[1] Nicolas de Cues (1401-1464) : penseur allemand, qui sera évêque puis cardinal, auteur notamment de la Docte ignorance (1440), considéré par certains comme l'une des premières formulations de l'épistémologie moderne.


 

  "Une naissance de l'individu à l'époque moderne ? En un sens, toute société humaine est composée d'individus. Depuis que les hommes sont des hommes, ils se reconnaissent les uns les autres, se distinguent les uns des autres, s'attribuent des qualités propres, s'identifient personnellement, bref agissent, se considèrent et se perçoivent comme des individus. Néanmoins la société moderne se compose d'individus d'un nouveau genre. Les hommes sont en effet devenus des individus en un sens inédit du terme, voire au sens propre du terme, quand ils en sont venus à se considérer et à se traiter les uns les autres comme des égaux, comme des êtres autonomes et indépendants les uns des autres. Cette mutation des rapports humains, qui est à l'origine de la démocratie, a pris naissance à l'aube de l'époque moderne.
  L'humanisme en témoigne. L'art de la Renaissance également : des œuvres plastiques, littéraires et musicales des XVe et XVIe siècles donnent forme à une nouvelle figure de l'humanité, annoncent l'avènement d'un nouveau type d'individu. Sous quels traits l'individu se montre-t-il au sein des œuvres qui inaugurent la modernité ? En quel sens une naissance de l'individu dans l'art ? Tentons de poursuivre l'élucidation de ces questions par quelques réflexions sur la naissance de l'individu moderne.

  Quand le principe hiérarchique est au fondement du vivre-ensemble, les appartenances qui impliquent un rang sont en principe des appartenances de naissance, apparaissent dès lors comme naturelles, et sont généralement tenues pour essentielles : elles sont censées déterminer indistinctement la nature et l'essence de ceux qu'elles identifient. Chacun est incité et habituellement enclin à se comporter et à se manifester selon ses appartenances de naissance : comme le membre de telle classe, de telle religion, de tel sexe, de telle ethnie, de telle famille, de tel clan ou tribu, de telle nation. Chacun doit se présenter selon ce qu'il représente, et se conduire selon son rang. Dès lors, dans la vie quotidienne, l'autre homme n'apparaît pas simplement comme un autre homme mais toujours aussi, de prime abord, en tant que ceci ou cela. Donc comme déjà englobé. Ce qui signifie que l'individu au sens ancien est habituellement perçu comme un individu essentiellement particulier.
  L'individuation moderne, génératrice des relations démocratiques, suppose une contestation collective des hiérarchies tenues pour naturelles, de l'argument d'autorité, des liens de dépendance personnelle. Une telle contestation suppose des individus qui sont déjà animés du sentiment de leur égalité, de leur autonomie, de leur indépendance. Par conséquent elle suppose des hommes déjà habitués à se percevoir indépendamment de leur rang, de leurs appartenances, de leurs fonctions. Ou abstraction faite de ce qui les identifie ou les particularise. Bref, l'individuation moderne est liée à l'émergence, au sein même de la vie de tous les jours, d'une expérience de l'autre comme semblable. L'autre homme n'apparaît pas simplement en tant que ceci ou cela, mais toujours aussi, de prime abord, indépendamment de toute appartenance. Donc comme déjà désenglobé. Ce qui signifie que l'individu au sens moderne est habituellement perçu comme un individu essentiellement singulier. Plus précisément : comme un individu essentiellement singulier en tant qu'homme.
  Bien entendu, des individus se singularisent en toute société humaine. Mais au sein des sociétés fondées sur le principe hiérarchique, dites aristocratiques, la singularisation de chaque individu est généralement occultée : chacun est tenu de se conformer à ce qu'il est, est enclin à se comporter selon des appartenances tenues pour naturelles et essentielles. Dès lors la singularisation est interprétée comme le surgissement de l'arbitraire, l'indice d'un dévoiement, la conséquence d'un égarement. À moins qu'elle ne soit le fait d'un être exceptionnellement supérieur.  La singularisation du hors-la-loi atteste une volonté pervertie, une âme dénaturée, une corruption ; celle du héros témoigne de son excellence, de ses vertus, d'une âme hors du commun, d'une noblesse personnelle. La singularisation démocratique, en revanche, n'est pas réservée à des êtres qui se distinguent d'une manière exceptionnelle en mal ou en bien. Elle suggère une fusion énigmatique de l'universel et du singulier. L'homme moderne prend naissance quand la singularisation apparaît comme révélatrice de l'humain. L'humanisme laisse entrevoir cette idée neuve : l'humanité de l'homme (l'essence de l'homme) réside dans la singularisation, donc dans une existence qui se soustrait à toute appartenance, qui précède toute fonction, qui échappe à tout classement, à toute identification."

 

Robert Legros, "La naissance de l'individu moderne", in La Naissance de l'individu dans l'art, 2005, Grasset, p. 121-125.



  "L'individu a une histoire. Et cette histoire pourrait débuter aux XIVe et XVe siècles. Avec la Renaissance émerge une nouvelle manière de vivre et de concevoir sa destinée dans ce monde. L'individu commence à s'affranchir des tutelles traditionnelles qui pèsent sur son destin. Il ose dire « je ». Le monde social change de centre de gravité : des lois supérieures (le service de Dieu, de l'État, de la famille...), il se tourne vers l'individu et le culte de soi. L'individu devient le but et la norme de toute chose.
  Dans les siècles qui vont suivre, l'individualisme ne cessera de s'affirmer. Beaucoup d'analyses convergent pour dire que nos sociétés sont en train de vivre une sorte d'accomplissement de cet individualisme. S'étant de plus en plus affranchi des normes de la religion, de la tutelle de l'Etat, du travail, de la famille, l'individu est désormais seul face à lui-même. Mais il paye cette autonomie au prix fort. L'individu serait en effet déraciné, désocialisé, et dans une perpétuelle et éprouvante quête de soi.

  Telle est du moins l'histoire que nous racontent nombre d'auteurs - philosophes, sociologues, anthropologues - qui se sont penchés depuis quelques années sur l'histoire de l'individu.

  Introduction : L'individualisme, une invention moderne ?

  L'anthropologue Louis Dumont fut le premier à esquisser une généalogie de « l'idéologie individualiste moderne ». Son approche s'appuie sur l'opposition entre «holisme» et «individua­lisme ». Dans les sociétés « holistes » - il faut entendre par là les socié­tés primitives, antiques, médiévales (l'Inde classique lui sert de modèle de référence) -, l'individu n'existe pas. Ou plus exactement, l'individu n'est pas la valeur centrale de l'existence. Dès sa naissance, il est absorbé dans un tissu de liens et de relations de dépen­dances : la famille, le clan, la caste, l'ethnie... qui vont présider à sa destinée. Qu'il naisse esclave ou noble, intouchable ou membre des hautes castes, l'individu est soumis à des finalités qui le dépassent.
  En Inde, une première marque de l'individualisme apparaît avec la figure du «renonçant». Ce dernier quitte sa famille et sa caste, s'écarte du monde et se consacre à son élévation spirituelle. Dans le christianisme primitif, de tels engagements « hors du monde » exis­tent et expriment aussi cette nouvelle attitude face à la vie. C'est pour L. Dumont une première phase de l'individualisme, un premier détachement par rapport au monde. Après une longue phase de gestation dans le « système de pensée » chrétien, c'est aux XVIIe et XVIIIe siècles que l'idéologie individualiste va s'épanouir. À travers les penseurs de la philosophie politique (Thomas Hobbes, John Locke), puis à travers l'esprit des Lumières, les droits de l'individu sont d'affirmer le droit à la sécurité et à la protection (T. Hobbes), et le droit à la propriété (J. Locke).
  À travers de multiples vicissitudes, l'individualisme va continuer à se déployer. Même les mouvements totalitaires (le fascisme, le communisme), qui veulent imposer la restauration de la communauté contre l'individualisme, ne sont pour L. Dumont que des « pseudo-holismes » qui continuent à sécréter à leur insu le message individualiste.
  Nous serions donc les héritiers d'un mouvement séculaire, qui n'a cessé d'arracher l'individu à l'emprise de la communauté. Alexis de Tocqueville avait donné une description brillante de ce mouve­ment dans De la démocratie en Amérique (1835-1840).
  En 1989, le philosophe canadien Charles Taylor prolonge à sa manière l'étude de la généalogie de l'individu moderne avec Les Sources du moi […]. Son but est de comprendre la formation de « l'intériorité moderne, le sentiment Que nous avons de nous-mêmes en tant qu'êtres dotés de profondeurs intérieures, et la notion qui s'y rattache et selon laquelle nous sommes des "moi" ». Comme L. Dumont, C. Taylor voit dans la Renaissance un moment essentiel de la constitution de l'individualité. La littérature est témoin de cette évolution. Avec ses Confessions, saint Augustin (354-430) avait été un précurseur en explorant les tourments de son « moi intime ». Mon­taigne (1533-1592) prendra la plume pour oser faire de lui-même l'objet de son étude. Dans ses Essais, il écrit : « Chacun regarde devant soi ; moi, je regarde dedans moi ; je n'ai affaire qu'à moi. » La philosophie de René Descartes marque un autre moment essentiel. Sa pensée repose sur l'affirmation de l'autonomie du moi : Cogito. « Je pense, donc je suis. »

  La construction de l'intimité

  Les siècles suivants, l'individualisme continue à s'affirmer et à se modifier : « Au tournant du XVIIIe siècle, quelque chose qui ressemble au moi moderne est en train de se former, du moins chez les élites sociales et spirituelles du nord de l'Europe occidentale et de son prolongement américain » note C. Taylor. L'histoire de l'individu passe par l'étude de l'intériorité, de l'intimité, dont C. Taylor cherche à suivre les linéaments à travers les textes de la philosophie classique.
  Pour le sociologue Robert Castel, il faut, pour comprendre la « construction de l'individu moderne », se rapporter aussi aux mutations économiques, juridiques et sociales qui l'ont permise. L'avènement de l'individu ne peut être dissocié d'un mouvement plus général, qui passe par la propriété privée et la « propriété de soi » sur le plan juridique. Cette notion de « propriété de soi » a été développée par J. Locke, « l'un des premiers, si ce n'est le premier à développer une théorie de l'individu moderne ». Par « propriété de soi », J. Locke entend le fait qu'en devenant propriétaire, l'individu devient maître de lui-même, qu'il s'approprie son travail et ses moyens d'existence. En outre, à l'époque, les droits de l'individu sont en train de se constituer en Angleterre et se diffuseront ensuite dans toute l'Europe.
  La subjectivité ne peut généralement prendre racine qu'à partir d'une base sociale telle que la propriété et les droits politiques. Sans la liberté de mouvement, la liberté de se marier librement, de disposer de son corps, de choisir son métier, la maîtrise de sa vie est impossible: l'individualisme ne peut exister sans « support social » (R. Castel). Ce que Emmanuel Kant nomme « l'autonomie de la volonté » n'existerait pas sans une longue histoire des conquêtes sociales et juridiques.
  Les études de L. Dumont, C. Taylor, Michel Foucault, Marcel Gauchet et R. Castel nous enseignent une leçon principale. L'individualisme a une histoire. Le fait d'ériger sa propre vie en tant que norme suprême n'est pas une préoccupation naturelle et universelle. C'est une « construction sociale », une invention liée à des formes sociales particulières.
  De là, il faut étudier les différentes façons dont l'individu apparaît et disparaît au gré des situations historiques et des contextes sociaux. Une démarche à mi-chemin entre l'histoire, l'anthropologie et la philosophie."

 

Jean-François Dortier, "Du je triomphant au moi éclaté", in X. Molenat (dir.), L'Individu contemporain, regards sociologiques, Éd. Sciences Humaines, 2006.


 

  "Quête de soi et moi éclaté

  Depuis les années 1980, un nouveau tournant semble avoir été pris dans l'histoire de l'individualisme. Du moins si on en croit les nombreux débats auxquels il a donné lieu à l'époque.
  Rappelons le cadre : les années 80 ont été décrites comme celles de « l'individu-roi ». Cette période est marquée par le déclin des mouvements collectifs, l'essor du libéralisme économique, le repli sur la vie privée, le « cocooning », l'essor des loisirs, des activités sportives de masse, le culte du corps. Nombre d'auteurs vont se faire l'écho de cette nouvelle tendance. Aux Etats-Unis, dès 1974, Richard Sennett avait annoncé The Fall of Public Man, suivi en 1979 par le best-seller de Christopher Lach, The Culture of Narcissism. En 1983, Albert O. Hirschman explique dans Bonheur privé, action publique (Fayard, 1983) que la déception envers les mouvements collectifs conduit à la valorisation de la sphère privée. Au même moment, en France, le philosophe Gilles Lipovetsky décrit dans L'Ere du vide. Essais sur l'individualisme contemporain, les signes d'une révolution silencieuse : l'arrivée d'un nouvel individualisme - narcissique, hédoniste, égocentrique - marqué par la « privatisation » de la vie quotidienne, sur fond de permissivité des mœurs.

  De l'individu passif au sujet acteur de sa vie

  Tous les auteurs ne partagent pas cette vision « hédoniste et égoïste » de l'individualisme. Luc Ferry et Alain Renaut opposent à cette définition de l'individualisme contemporain, celle d'un « sujet» actif et maître de sa destinée. Par contraste avec l'individu, le sujet ne se contente pas de se replier sur la sphère privée et d'agir en vue de son seul bonheur immédiat. Le sujet « implique une transcendance, un dépassement du Moi » (A. Renaut). Comment dépasser ce « Moi » égoïste, clos sur lui-même ? Par l'action publique, la participation politique, l'exercice de son droit d'expression? Par la création artistique ? Peu importe la réponse.
  Alain Touraine valorise lui aussi la notion de « sujet » par rapport à celle d'individu. Après avoir consacré une grande partie de son oeuvre à étudier les mouvements sociaux, il constate que nos sociétés ont basculé dans une nouvelle période : la culture du sujet individuel. « Aujourd'hui, le souci de soi comme valeur centrale est partout présent. En bien et en mal. » « La recherche de soi » qui en résulte peut apparaître sous la forme de l'individu passif ou du sujet qui « veut faire de sa vie un roman ». L'individualisme démocratique exprimerait une tension entre ces deux formes.
  À partir des années 90, une nouvelle figure de l'individu émerge: ni celle de l'individu égoïste et replié sur soi, ni celle du sujet volontaire, entrepreneur de sa vie. Une version plus déchirée, éclatée, inquiète, tourmentée s'impose : celle de « l'individu incertain ».
  « L'individu souffrant semble avoir supplanté l'individu conquérant. » Dans son essai L'Individu incertain (Calmann-Lévy, 1995), le sociologue Alain Ehrenberg part d'un constat. Dans la société actuelle, l'individu est censé prendre en charge, lui-même, un nombre croissant de problèmes. Dans le travail, dans les relations de couple, dans les décisions d'achat, dans les choix scolaires, « partout on vante les vertus de l'autonomie, la responsabilité individuelle ». Chacun est sommé d'agir librement. « Nous sommes incités à être responsables de nous-mêmes. » Là où les mécanismes sociaux favorisaient des automatismes de comportements ou des normes établies, les choix personnels semblent avoir pris le pas sur les contraintes et le destin collectif.
  Cette mobilisation permanente de soi se paye par une inquiétude existentielle. « Confronté à l'incertain, aux décisions personnelles, aux choix de vie, et engagements, l'individu est déstabilisé, dérouté et souffre.» A. Ehrenberg développe cette idée dans La Fatigue d'être soi (Odile Jacob, 1998). Une pathologie nouvelle naît de ces injonctions permanentes à trouver en soi les ressorts de son action : l'épuisement psychique et la dépression. Alors que les sociétés gérées par les normes génèrent des pathologies de la culpabilité, comme la névrose, une société fondée sur la sollicitation permanente de soi provoque plutôt des dépressions. D'où le recours aux drogues (antidépresseurs, tranquillisants) afin de surmonter les moments de panne et d'effondrement. Cette figure de l'individu en quête de soi en côtoie une autre : celle de l'individu éclaté. Elle est aisément repérable dans la sociologie actuelle, notamment dans les études de François Dubet ou de Bernard Lahire. L'incertitude dans laquelle est placé l'individu contemporain semble due à un relâchement des dispositifs d'intégration (école, famille, travail) et des rôles sociaux bien établis. La définition des rôles sexuels est caractéristique de cette transformation. Avec l'émancipation des femmes, les rôles sociaux (féminin et masculin) ne sont plus stéréotypés. A l'école, le statut du professeur n'est plus clairement établi, oscillant entre ceux du maître traditionnel et du pédagogue-éducateur. Chacun doit donc composer avec plusieurs costumes sociaux et trouver sa propre voie. Chaque individu est ainsi soumis à une tension permanente. D'où une nécessaire réflexivité (auto-analyse) permanente sur ses propres conduites et l'essor des méthodes de développement personnel, du coaching, des ouvrages sur l'art de vivre, des talk-shows qui parlent de la vie privée, de la façon de gérer sa vie. C'est mon choix, Bas les masques, ça se discute... traduisent et révèlent, selon A. Ehrenberg, cette incessante quête de soi.
  L'individu contemporain a été décrit sous divers visages : celui de l'individu hédoniste, égoïste, replié sur soi qui se complaît dans l'autocélébration de soi, mais aussi celui de l'acteur citoyen plus volontaire et héroïque, celui de l'individu incertain en proie aux troubles identitaires et celui du sujet éclaté en quête de soi. Lequel de ces visages représente le mieux l'individu d'aujourd'hui ? Sans doute est-il vain de vouloir trancher. Car il n'est pas certain qu'une formule puisse résumer à elle seule tout l'esprit d'une époque. L'un des intérêts est de nous proposer quelques profils existentiels bien différenciés entre lesquels nos vies ne cessent d'osciller."

 

Jean-François Dortier, "Du je triomphant au moi éclaté", in X. Molenat (dir.), L'Individu contemporain, regards sociologiques, Ed. Sciences Humaines, 2006.

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Date de création : 27/05/2015 @ 08:27
Dernière modification : 10/06/2024 @ 12:35
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