* *

Texte à méditer :  L'histoire du monde est le tribunal du monde.
  
Schiller
* *
Figures philosophiques

Espace élèves

Fermer Cours

Fermer Méthodologie

Fermer Classes préparatoires

Espace enseignants

Fermer Sujets de dissertation et textes

Fermer Elaboration des cours

Fermer Exercices philosophiques

Fermer Auteurs et oeuvres

Fermer Méthodologie

Fermer Ressources en ligne

Fermer Agrégation interne

Hors des sentiers battus
La distinction entre sciences de la nature et sciences de l'homme

  "Toutes ces constatations impriment à notre connaissance du social certains caractères fondamentaux qui la font totalement différer de notre connaissance de la nature. Les concordances que nous pouvons enregistrer dans le domaine social restent quant au nombre, à la signification et à la précision, bien loin derrière celles que nous constatons dans la nature en partant de la base solide des rapports dans l'espace et des propriétés du mouvement. Le mouvement des astres – non seulement dans notre système planétaire, mais même celui d'étoiles dont la lumière ne parvient à nos yeux qu'après des années et des années – se révèle soumis à la loi, pourtant bien simple, de la gravitation, et nous pouvons le calculer longtemps à l'avance. Les sciences sociales ne pourraient apporter à l'intelligence de pareilles satisfactions. Les difficultés que pose la connaissance d'une simple entité psychique se trouvent multipliées par la variété infinie, les caractères singuliers de ces entités, telles qu'elles agissent en commun dans la société, de même que par la complexité des conditions naturelles auxquelles leur action est liée, par l'addition des réactions qui s'amassent au cours de nombreuses générations – addition qui nous empêche de déduire directement de la nature humaine, telle que nous la connaissons aujourd'hui, les traits qui étaient propres à des temps antérieurs, ou de déduire logiquement l'état actuel de la société de certains caractères généraux de la nature humaine. Pourtant ces difficultés se trouvent plus que compensées par une constatation de fait : moi qui, pour ainsi dire, vis du dedans ma propre vie, moi qui me connais, moi qui suis un élément de l'organisme social, je sais que les autres éléments de cet organisme sont du même type que moi et que, par conséquent, je puis me représenter leur vie interne. Je suis à même de comprendre la vie de la société. L'individu est, d'une part, un élément dans les réactions de la société, le point où se croisent les divers systèmes de ces réactions ; il réagit aussi, en pleine conscience de sa volonté et de ses actes, aux impulsions qui lui viennent de ces systèmes ; et, d'autre part, il est en même temps l'intelligence qui contemple cet ensemble et qui veut en percer le mystère. Le jeu de la causalité inanimée se trouve remplacé par le jeu de représentations, de sentiments, de mobiles. Et l'on n'aperçoit pas de limite à la richesse des caractères particuliers qui se manifestent dans ce jeu de réactions. Une chute d'eau se compose de molécules homogènes juxtaposées ; mais une simple phrase, qui n'est pourtant qu'un souffle sorti de notre bouche, peut ébranler toute l'âme d'une société et tout un continent, en suscitant des motifs d'action dans des entités psychiques pourtant bien individuelles."

 

Wilhelm Dilthey, Introduction à l'étude des sciences humaines, 1883.



  "Le motif d'où est né l'habitude de séparer ces sciences [les sciences de l'esprit], considérées comme une unité, de celles de la nature s'enracine dans ce qui donne à la conscience que l'homme a de lui-même sa profondeur et sa dimension de totalité. Avant même qu'il éprouve le besoin de rechercher l'origine du spirituel, l'homme trouve dans cette conscience de lui-même le sentiment que sa volonté est souveraine, qu'il est responsable de ses actes, qu'il peut tout soumettre à sa pensée et résister à tout en se réfugiant dans la citadelle que constitue la liberté de sa personne, grâce à laquelle il se distingue de la nature entière. En effet, il se découvre au milieu de cette nature, pour reprendre une expression de Spinoza, comme "imperium in imperio"[1]. Et, puisque n'existe pour lui que ce qui est un fait de sa conscience, chaque valeur, chaque fin de la vie s'inscrit dans ce monde spirituel qui agit en lui de façon autonome, le but de chacun de ses actes réside dans la création de faits spirituels. Ainsi s'établit-il une distinction entre le règne de la nature et un règne de l'histoire dans lequel, au milieu de l'ensemble soumis à une nécessité objective, et qui est la nature, la liberté jaillit, en d'innombrables points de ce tout, comme un éclair ; ici, les actes de la volonté - au contraire des changements qui s'opèrent dans la nature selon un cours mécanique contenant déjà en germe, dès l'origine, tout ce qui suivra - produisent réellement quelque chose grâce à une dépense d'énergie et à des sacrifices dont l'individu, dans son expérience, garde présente la signification ; ces actes finissent par provoquer une évolution, de la personne aussi bien que de l'humanité : ainsi se trouve dépassée, dans la conscience, cette répétition vide et monotone du cycle naturel dont se grisent, en y voyant un idéal du progrès historique, les adorateurs de l'évolution intellectuelle."

 

Wilhelm Dilthey, Introduction aux sciences de l'esprit, 1883, Chapitre 2.


[1] Comme un empire dans un empire.


  "Les motifs pour lesquels on a pris l'habitude de séparer ces sciences (les sciences de l'homme) des sciences de la nature et d'en faire un tout à part poussent leurs racines dans les profondeurs de la conscience que l'homme a de lui-même et dans le sentiment du caractère total de cette conscience. Avant que ne l'effleure le désir de rechercher l'origine du spirituel, l'homme trouve dans cette conscience de soi-même le sentiment que sa volonté est souveraine, qu'il est responsable de ses actes, qu'il peut tout soumettre à sa pensée et peut résister à tout dès qu'il se retranche dans la forteresse de sa personne, et que ces facultés le mettent à part du reste de la nature. En fait, il se découvre, au milieu de cette nature, pour reprendre une expression de Spinoza, comme imperium in imperio[3]. Et, comme il n'existe, pour lui, que ce qui est un fait de sa conscience, il se trouve que toutes les valeurs, tous les buts de la vie sont enclos dans ce monde spirituel qui agit en lui de manière indépendante, et que ses actes n'ont d'autre propos que de créer du nouveau dans l'ordre des faits de l'esprit. Ainsi se dessine une démarcation entre le règne de la nature et un règne de l'histoire, et, à l'intérieur de ce dernier règne, au milieu d'un ensemble coordonné par la nécessité objective et qui est la nature, on voit en plus d'un point, comme ferait un éclair, luire la liberté. Dans ce règne de l'histoire, les actes de volonté – au contraire des changements qui s'opèrent dans la nature selon un ordre mécanique et qui, dès le principe, renferment toutes les conséquences qui suivront – les actes de volonté, grâce à une dépense d'énergie et à des sacrifices dont l'importance reste toujours présente à l'individu comme un fait d'expérience, finissent par produire du nouveau, et leur action entraîne une évolution tant de la personne que de l'humanité. Ils dépassent, aux regards de notre conscience, la répétition automatique et vaine des faits naturels, cette répétition que certains se représentent comme l'idéal du progrès historique et devant qui se pâment, comme devant une idole, les adorateurs de l'évolution intellectuelle."

 

Wilhelm Dilthey, Introduction à l'étude des sciences humaines, 1883, chapitre 2.


 

  "Les sciences morales (Geisteswissenschaften) se distinguent tout d'abord des sciences de la nature en ce que celles-ci ont pour objet des faits qui se présentent à la conscience comme des phénomènes donnés isolément et de l'extérieur, tandis qu'ils se présentent à celles-là de l'intérieur, comme une réalité et un ensemble vivant originaliter. Il en résulte qu'il n'existe d'ensemble cohérent de la nature dans les sciences physiques et naturelles que grâce à des raisonnements qui complètent les données de l'expérience au moyen d'une combinaison d'hypothèses; dans les sciences morales, par contre, l'ensemble de la vie psychique constitue partout une donnée primitive et fondamentale. Nous expliquons la nature, nous comprenons la vie psychique. Car les opérations d'acquisition, les différentes façons dont les fonctions, ces éléments particuliers de la vie mentale, se combinent en un tout, nous sont donnés aussi par l'expérience interne. L'ensemble vécu est ici la chose primitive, la distinction des parties qui le composent ne vient qu'en second lieu. Il s'ensuit que les méthodes au moyen desquelles nous étudions la vie mentale, l'histoire et la société sont très différentes de celles qui ont conduit à la connaissance de la nature. […] Il résulte de la différence signalée que les hypothèses ne jouent pas du tout le même rôle dans la psychologie que dans l'étude de la nature. Dans celle-ci, tout ensemble cohérent provient de la formation d'hypothèses ; dans la psychologie, c'est lui précisément qui est une donnée primitive et constante de l'expérience: la vie ne se présente jamais que comme un ensemble où tout se tient. […] C'est pourquoi ces systèmes d'hypothèses de la psychologie explicative n'ont aucune chance d'être jamais élevés au rang qu'occupent les théories dans les sciences de la nature. Aussi nous demanderons-nous si une autre méthode psychologique - que nous appellerons descriptive et analytique - ne peut pas éviter de fonder notre intelligence de toute vie psychique sur un ensemble d'hypothèses."

 

Wilhelm Dilthey, Le Monde de l'esprit, 1926, I, tr. fr. M. Rémy, Aubier-Montaigne, p. 320-322.


 

  "Les termes de nature et de culture ne sont pas univoques et le concept de nature ne trouve en particulier une définition plus précise que par le concept qu'on lui oppose. La meilleure façon ici d'éviter de paraître arbitraire est de nous en tenir à la signification d'origine. Les produits de la nature sont ceux qui croissent librement de la terre. Les produits de la culture sont ceux qui sont engendrés par le champ que l'homme a labouré et ensemencé. D'après cela, la nature est ce qui se produit de soi, ce qui « naît » de soi-même et est abandonné à sa propre « croissance ». Elle s'oppose à la culture, comme étant ce qui est directement produit par un homme agissant en vue de fins auxquelles il confère une valeur, ou bien, si la chose existe déjà, ce qui est conservé intentionnellement en vertu des valeurs qui s'y attachent.
  On peut étendre l'opposition aussi loin que l'on veut, il reste que dans tout processus culturel est incarnée une valeur reconnue par l'homme, en vertu de laquelle ce processus est produit, ou bien conservé s'il existait auparavant, et que au contraire tout ce qui se produit et croît de soi-même peut être envisagé, et doit même l'être, s'il ne s'agit de rien d’autre que de naturel au sens que nous avons indiqué, sans tenir compte des valeurs.

  Aux objets culturels sont donc toujours attachées des valeurs, et nous les nommerons des biens afin de les distinguer, en tant que réalités possédant une valeur, des valeurs elles-mêmes, qui considérées en soi ne sont pas des réalités, ce qui nous permet d'en faite abstraction. La science ne conçoit pas les objets naturels comme des biens, mais comme des objets dépourvus de tout lien avec des valeurs ; et si l'on sépare en pensée l'objet culturel de toute valeur, on peut alors dire qu'il devient simple nature ou bien qu'il peut être traité du point de vue scientifique comme un objet naturel. À partir de la présence ou de l'absence de ce rapport à la valeur, on peut distinguer avec certitude deux types d'objets scientifiques, et du point de vue méthodologique nous avons le droit de le faire uniquement parce que, si on fait abstraction de la valeur qui lui est attachée, tout processus culturel réel doit être considéré aussi dans son rapport avec la nature, et finalement en tant que nature même. Nous verrons plus loin dans quelle mesure le rapport à la valeur est un point essentiel pour déterminer la structure logique des sciences de la culture historiques.
  Il est vrai que la différence matérielle entre les objets scientifiques peut être formulée autrement, et de manière à ne pas faire apparaître immédiatement le concept de valeur. Nous voulons au moins rapidement évoquer cela, car il s'agit d'un concept qui a souvent été mis au premier plan par des investigations méthodologiques récentes, le concept de compréhension.
  Ce concept peut sans doute conserver une grande importance pour la méthodologie. Mais le terme de « compréhension » est très équivoque. Son concept doit donc être précisément défini, et il importe surtout pour une séparation des sciences de la nature et des sciences de la culture de savoir à quel terme cette compréhension pourrait être opposée. Nous devons la distinguer ici de la perception, et prendre ce concept dans un sens si large que l'ensemble du monde sensible, c'est-à-dire tous les processus physiques et psychiques donnés immédiatement, apparaisse comme objet de la perception. Mais, dans l'intérêt de la clarté logique, nous ne pouvons pas nous en tenir aux actes du sujet qui comprend ; ce sont au contraire les objets qui sont compris qui sont essentiels à notre propos. Et si l'on caractérise l'ensemble du monde sensible directement accessible comme l'objet de la perception, alors il ne reste plus comme objets de la compréhension, si ce terme doit conserver un sens précis, que des significations ou des structures de sens non sensibles. Ce sont les seuls objets qui sont compris immédiatement, et qui exigent en fait de la part de la science, là où ils se manifestent, un type de représentation essentiellement différent de celui des objets seulement perceptibles de la réalité physique ou psychique, ou encore du monde sensible.
  En distinguant les objets perceptibles des objets compréhensibles, nous nous sommes rapprochés de l'opposition déjà exposée de la nature et de la culture. Car puisque les significations et les structures de sens compréhensibles ne peuvent se présenter que liées à des objets perceptibles, nous pouvons aussi dire : d'un point de vue scientifique, il y a d'une part des objets qui, comme la culture, possèdent une signification ou un sens, et que nous comprenons en vertu de cette signification ou de ce sens, et il y a d'autre part des objets qui, comme la nature, sont pour nous entièrement dénués de sens ou de signification et demeurent de ce fait inintelligibles. La distinction ainsi formulée est sans aucun doute d'une grande importance pour la théorie de la science et particulièrement pour la méthode de l'histoire. On peut même penser qu'elle est encore plus large que la distinction précédente entre nature et culture et pourrait servir à élever celle-ci à un degré de généralité supérieur. La nature correspondrait à l'être dépourvu de signification, purement perceptible, inintelligible, et la culture, au contraire, à l'être pleinement signifiant et compréhensible ; et il en va bien ainsi.
  Il convient pourtant, en nous limitant aux disciplines spécialisées et en essayant de tracer la limite entre le domaine des sciences de la culture empiriques et celui de la recherche dans les sciences de la nature, de mettre au premier plan l'idée de valeur, et de comprendre que, si des objets empiriques réels ont pour nous un sens ou une signification, c'est en vertu d'un rapport à la valeur, alors qu'à l'inverse, sans un quelconque rapport des objets aux valeurs, il n'existerait rien que nous pourrions au sens précis du terme « comprendre » comme possédant un sens ou une signification. Nous pouvons même dire que c'est seulement par l'intermédiaire d'une valeur que sens et signification sont constitués dans toute leur spécificité, et que par conséquent une compréhension du sens et de la signification sans prise en considération des valeurs serait scientifiquement indéterminée.
  En tout cas, avec cette distinction entre une culture chargée de valeur et une nature qui en est dépourvue, nous possédons déjà l'élément essentiel de notre propos.

 

Heinrich Rickert, Science de la nature et science de la culture, 1899, tr. fr. Anne-Hélène Nicolas, Gallimard nrf, 1997, p. 42-45.



  "Si nous définissons donc la science de la nature et l'histoire comme constituant une opposition formelle, nous devons alors dire : tandis que la science de la nature – à l'exception de quelques cas rares et déjà mentionnés – aspire à saisir dans ses concepts une multitude, et même éventuellement une immense pluralité d'objets différents, la science historique tend à ce que sa représentation ne s'accorde qu'à l'unique objet, différent de tous les autres, qu'elle étudie, que celui-ci soit une personnalité, un siècle, un mouvement social ou religieux, un peuple ou toute autre chose. Elle veut ainsi faire comprendre à l'auditeur ou au lecteur, et le mieux qu'il est possible, le processus unique qu'elle envisage. Au contraire, la science de la nature a d'autant mieux « expliqué » une partie de la réalité que le concept par lequel elle la représente est plus général, que ce qui est commun à cette portion particulière et à l'ensemble de la nature est plus clairement exprimé, et que le contenu de l'objet unique dans son individualité d'une part, et le contenu du concept général d'autre part sont plus éloignés l'un de l'autre."

 

Heinrich Rickert, Science de la nature et science de la culture, 1899, VIII, tr. fr. Anne-Hélène Nicolas, Gallimard nrf, 1997, p. 94.



  "D'une part, on trouve les sciences de la nature. Le terme de « nature » les caractérise tout autant pour ce qui est de leur objet, que pour ce qui est de leur méthode. Elles voient dans leurs objets un être ou événement libre de tout rapport à une valeur, et leur intérêt se porte sur la découverte des relations conceptuelles générales, si possible des lois, qui concernent cet être ou événement. Le particulier n'est pour elles qu'un « exemplaire ». Ceci vaut pour la psychologie tout autant que pour la physique. Toutes deux ne font aucune sorte de différence entre les divers corps et âmes par rapport aux valeurs et aux évaluations, toutes deux rejettent l'individuel en tant qu'inessentiel, et toutes deux ne saisissent dans leurs concepts que ce qui est commun à la plupart de leurs objets. Il n'existe aucun objet qui soit soustrait par principe à ce traitement relevant des sciences de la nature au sens le plus large du terme. La nature est l'ensemble de la réalité psycho-physique, indifférente sur le plan axiologique et saisie par voie de généralisation.
  De l'autre côté, on trouve les sciences historiques de la culture. Pour les caractériser, il nous manque un terme, équivalent de celui de « nature », qui les désignerait tout autant par rapport à leur objet que par rapport à leur méthode. Nous devons donc choisir deux expressions qui correspondent aux deux significations du terme de « nature ». En tant que sciences de la culture, elles traitent des objets liés aux valeurs culturelles générales, et compris par conséquent comme signifiants, et en tant que sciences historiques, elles représentent l'évolution unique de ces objets dans sa particularité et dans son individualité ; en cela, le fait qu'il s'agit de processus culturels fournit à leur méthode historique le principe de sa formation de concepts, car l'essentiel pour elle est uniquement ce qui, en tant que porteur de sens, et dans sa spécificité individuelle, possède une signification pour la valeur culturelle directrice. De ce fait, elles sélectionnent en tant que « culture » au sein de la réalité, sur le mode de l'individualisation, tout autre chose que les sciences de la nature, qui considèrent la même réalité en tant que « nature » sur le mode de la généralisation ; dans la plupart des cas en effet, la signification d'un processus culturel repose sur la spécificité qui le différencie de tous les autres, alors qu'à l'inverse, ce qu'il possède en commun avec d'autres, donc ce qui constitue son essence pour les sciences de la nature, sera inessentiel pour les sciences historiques de la culture."

 

Heinrich Rickert, Science de la nature et science de la culture, 1899, tr. fr. Anne-Hélène Nicolas, Gallimard nrf, 1997, p. 137-138.


 

  "La différence fondamentale entre sciences physiques et sciences humaines n'est donc pas, comme on l'affirme souvent, que les premières seules ont la faculté de faire des expériences et de les reproduire identiques à elles-mêmes en d'autres temps et en d'autres lieux. Car les sciences humaines le peuvent aussi ; sinon toutes, au moins celles - comme la linguistique et, dans une plus faible mesure, l'ethnologie - qui sont capables de saisir des éléments peu nombreux et récurrents, diversement combinés dans un grand nombre de systèmes, derrière la particularité temporelle et locale de chacun.
  Qu'est-ce que cela signifie, sinon que la faculté d'expérimenter, que ce soit a priori ou a posteriori, tient essentiellement à la manière de définir et d'isoler ce que l'on sera convenu d'entendre par fait scientifique? Si les sciences physiques définissaient leurs faits scientifiques avec la même fantaisie et la même insouciance dont font preuve la plupart des sciences humaines, elles aussi seraient prisonnières d'un présent qui ne se reproduirait jamais.

  Or, si les sciences humaines témoignent sous ce rapport d'une sorte d'impuissance (qui, souvent, recouvre simplement de la mauvaise volonté), c'est qu'un paradoxe les guette, dont elles perçoivent confusément la menace : toute définition correcte du fait scientifique a pour effet d'appauvrir la réalité sensible et donc de la déshumaniser. Par conséquent, pour autant que les sciences humaines réussissent à faire œuvre véritablement scientifique, chez elles la distinction entre l'humain et le naturel doit aller en s'atténuant. Si jamais elles deviennent des sciences de plein droit, elles cesseront de se distinguer des autres. D'où le dilemme que les sciences humaines n'ont pas encore osé affronter : soit conserver leur originalité et s'incliner devant l'antinomie, dès lors insurmontable, de la conscience et de l'expérience ; soit prétendre la dépasser ; mais en renonçant alors à occuper une place à part dans le système des sciences, et en acceptant de rentrer, si l'on peut dire, « dans le rang ».
  Même dans le cas des sciences exactes et naturelles, il n'y a pas de liaison automatique entre la prévision et l'explication. On ne saurait pourtant douter que leur marche en avant a été puissamment servie par l'effet conjugué de ces deux phares. Il arrive que la science explique des phénomènes qu'elle ne prévoit pas : c'est le cas de la théorie darwinienne. Il arrive aussi quelle sait prévoir, comme fait la météorologie, des phénomènes qu'elle est incapable d'expliquer. Néanmoins, chaque visée peut, au moins théoriquement, trouver sa correction ou sa vérification dans l'autre ; les sciences physiques ne seraient certainement pas ce qu'elles sont si une rencontre, ou une coïncidence, ne s'étaient manifestées dans un nombre considérable de cas.
  Si les sciences humaines semblent condamnées à suivre une voie médiocre et tâtonnante, c'est que celles-ci n'autorisent pas ce double repérage - on aimerait dire par triangulation - qui permet au voyageur de calculer à chaque instant son mouvement par rapport à des points stables et d'en tirer des renseignements. Jusqu'à présent, les sciences humaines ont dû se satisfaire d'explications floues et approximatives, auxquelles le critère de la rigueur fait presque toujours défaut. Et bien que, par vocation, elles semblent prédisposées à cultiver cette prévision qu'une opinion avide ne cesse d'exiger d'elles, on peut dire sans cruauté excessive que l'erreur leur est coutumière."

  

Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale II, 1958, Plon, 1973, p. 344-346.

 


Date de création : 15/09/2015 @ 07:16
Dernière modification : 15/11/2022 @ 08:34
Catégorie :
Page lue 10240 fois


Imprimer l'article Imprimer l'article

Recherche



Un peu de musique
Contact - Infos
Visites

   visiteurs

   visiteurs en ligne

^ Haut ^