"Certainement il faut que l'homme s'empare de la surface de la terre et sache en utiliser les forces ; cependant on ne peut s'empêcher de regretter la brutalité avec laquelle s'accomplit cette prise de possession. Aussi, quand le géologue Marcou nous apprend que la chute américaine du Niagara a sensiblement décru en abondance et perdu de sa beauté depuis qu'on l'a saignée pour mettre en mouvement les usines de ses bords, nous pensons avec tristesse à l'époque, encore bien rapprochée de nous, où le « tonnerre des eaux, » inconnu de l'homme civilisé, s'écroulait librement du haut de ses falaises, entre deux parois de rochers toutes chargées de grands arbres. De même on se demande si les vastes prairies et les libres forêts où par les yeux de l'imagination nous voyons encore les nobles figures de Chingashcooh et de Bas-de-Cuir n'auraient pu être remplacées autrement que par des champs, tous d'égale contenance, tous orientés vers les quatre points cardinaux, conformément au cadastre, tous entourés régulièrement de barrières de la même hauteur. La nature sauvage est si belle : est-il donc nécessaire que l'homme, en s'en emparant, procède géométriquement à l'exploitation de chaque nouveau domaine conquis et marque sa prise de possession par des constructions vulgaires et des limites de propriété tirées au cordeau ? S'il en était ainsi, les harmonieux contrastes qui sont une des beautés de la terre feraient bientôt place à une désolante uniformité, car la société, qui s'accroît chaque année d'au moins une dizaine de millions d'hommes, et qui dispose par la science et l'industrie d'une force croissant dans de prodigieuses proportions, marche rapidement à la conquête de toute la surface planétaire ; le jour est proche 'où il ne restera plus une seule région des continents qui n'ait été visitée par le pionnier civilisé, et tôt ou tard le travail humain se sera exercé sur tous les points du globe. Heureusement le beau et l'utile peuvent s'allier de la manière la plus complète, et c'est précisément dans les pays où l'industrie agricole est le plus avancée, en Angleterre, en Lombardie, dans certaines parties de la Suisse, que les exploiteurs du sol savent lui faire rendre les plus larges produits tout en respectant le charme des paysages, ou même en ajoutant avec art à leur beauté. Les marais et les bouées des Flandres transformés par le drainage en campagnes d'une exubérante fertilité, la Crau pierreuse se changeant, grâce aux canaux d'irrigation, en une prairie magnifique, les flancs rocheux des Apennins et des Alpins maritimes se cachant du sommet à la base sous le feuillage des oliviers, les tourbières rougeâtres de l'Irlande remplacées par des forêts de mélèzes, de cèdres, de sapins argentés, ne sont-ce pas là d'admirables exemples de ce pouvoir qu'a l'agriculteur d'exploiter la terre à son profit tout en la rendant plus belle ?
La question de savoir ce qui dans l'œuvre de l'homme sert à embellir ou bien contribue à dégrader la nature extérieure peut sembler futile à des esprits soi-disant positifs : elle n'en a pas moins une importance de premier ordre. Les développements de l'humanité se lient de la manière la plus intime avec la nature environnante. Une harmonie secrète s'établit entre la terre et les peuples qu'elle nourrit, et quand les sociétés imprudentes se permettent de porter la main sur ce qui fait la beauté de leur domaine, elles finissent toujours par s'en repentir. Là où le sol s'est enlaidi, là où toute poésie a disparu du paysage, les imaginations s'éteignent, les esprits s'appauvrissent, la routine et la servilité s'emparent des âmes et les disposent à la torpeur et à la mort. Parmi les causes qui dans l'histoire de l'humanité ont déjà fait disparaître tant de civilisations successives, il faudrait compter en première ligne la brutale violence avec laquelle la plupart des nations traitaient la terre nourricière. Ils abattaient les forêts, faisaient tarir les sources et déborder les fleuves, détérioraient les climats, entouraient les cités de zones marécageuses et pestilentielles ; puis, quand la nature, profanée par eux, leur était devenue hostile, ils la prenaient en haine, et, ne pouvant se retremper comme le sauvage dans la vie des forêts, ils se laissaient de plus en plus abrutir par le despotisme des prêtres et des rois. « Les grands domaines ont perdu l'Italie, » a dit Pline ; mais il faut ajouter que ces grands domaines, cultivés par des mains esclaves, avaient enlaidi le sol comme une lèpre. Les historiens, frappés de l'étonnante décadence de l'Espagne depuis Charles-Quint ont cherché à l'expliquer de diverses manières. D'après les uns, la cause principale de cette ruine de la nation fut la découverte de l'or d'Amérique ; suivant d'autres, ce fut la terreur religieuse organisée par la « sainte fraternité » de l'inquisition, l'expulsion des Juifs et des Maures, les sanglants auto-da-fé des hérétiques. On a également accusé de la chute de l'Espagne l'inique impôt de l'alcabala et la centralisation despotique à la française ; mais l'espèce de fureur avec laquelle les Espagnols ont abattu les arbres de peur des oiseaux, « por miedo de los pajaritos, » n'est-elle donc pour rien dans cette terrible décadence ? La terre, jaune, pierreuse et nue, a pris un aspect repoussant et formidable, le sol s'est appauvri, la population, diminuant pendant deux siècles, est retombée partiellement dans la barbarie. Les petits oiseaux se sont vengés.
C'est donc avec joie qu'il nous faut saluer maintenant cette passion généreuse qui porte tant d'hommes, et, dirons-nous, les meilleurs à parcourir les forêts vierges, les plages marines, les gorges des montagnes, à visiter la nature dans toutes les régions du globe où elle a gardé sa beauté première. On sent que, sous peine d'amoindrissement intellectuel et moral, il faut contre-balancer à tout prix par la vue des grandes scènes de la terre la vulgarité de tant de choses laides et médiocres où les esprits étroits voient le témoignage de la civilisation moderne. Il faut que l'étude directe de la nature et la contemplation de ses phénomènes deviennent pour tout homme complet un des éléments primordiaux de l'éducation ; il faut aussi développer dans chaque individu l'adresse et la force musculaires, afin qu'il escalade les cimes avec joie, regarde sans crainte les abîmes, et garde dans tout son être physique cet équilibre naturel des forces sans lequel on n'aperçoit jamais les plus beaux sites qu'à travers un voile de tristesse et de mélancolie. L'homme moderne doit unir en sa personne toutes les vertus de ceux qui l'ont précédé sur la terre : sans rien abdiquer des immenses privilèges que lui a conférés la civilisation, il ne doit rien perdre non plus de sa force antique, et ne se laisser dépasser par aucun sauvage en vigueur, en adresse ou en connaissance des phénomènes de la nature. Dans les beaux temps des républiques grecques, les Hellènes ne se proposaient rien moins que de faire de leurs enfants des héros par la grâce, la force et le courage : c'est également en éveillant dans les jeunes générations toutes les qualités viriles, c'est en les ramenant vers la nature et en les mettant aux prises avec elle que les sociétés modernes peuvent s'assurer contre toute décadence par la régénération de la race elle-même."
Élisée Reclus, "Du sentiment de la Nature dans les sociétés modernes", 1866, Revue des Deux Mondes, tome 63, p. 378-381.
"C'est une histoire passionnante et pleine d'enseignements que celle des relations de l'Homme avec la Nature. Pendant un très long temps, l'homme croyait qu'il ne pouvait pas mettre la nature en péril à cause de ses actions et de ses comportements. Mais voilà que, depuis quelques décennies, la situation se retourne... Par suite de la prolifération effrénée des êtres humains, par suite de l'extension des besoins et des appétits qu'entraîne cette surpopulation, par suite de l'énormité des pouvoirs qui découlent du progrès des sciences et des techniques, l'homme est en passe de devenir, pour la géante nature, un adversaire non négligeable, soit qu'il menace d'en épuiser les ressources, soit qu'il introduise en elle des causes de détérioration et de déséquilibre.
Désormais, l'homme s'avise que, dans son propre intérêt bien entendu, il faut surveiller, contrôler sa conduite envers la nature, et souvent protéger celle-ci contre lui-même.
Multiples sont les motifs que nous avons de protéger la nature. Et d'abord, en défendant la nature, l'homme défend l'homme: il satisfait à l'instinct de conservation de l'espèce. Les innombrables agressions dont il se rend coupable envers le milieu naturel - envers « l'environnement », comme on prend coutume de dire - ne vont pas sans avoir des conséquences funestes pour sa santé et pour l'intégrité de son patrimoine héréditaire. Protéger la nature, c'est donc, en premier lieu, accomplir une tâche d'hygiène planétaire. Mais il y a, en outre, le point de vue, plus intellectuel mais fort estimable, des biologistes, qui, soucieux de la nature pour elle-même, n'admettent pas que tant d'espèces vivantes – irremplaçable objet d'étude - s'effacent de la faune et de la flore terrestres, et qu'ainsi, peu à peu, s'appauvrisse, par la faute de l'homme, le somptueux et fascinant Musée que la planète offrait à nos curiosités.
Enfin, il y a ceux-là - et ce sont les artistes, les poètes, et donc un peu tout le monde – qui simples amoureux de la nature, entendent la conserver parce qu'ils y voient un décor vivant et vivifiant, un lien maintenu avec la plénitude originelle, un refuge de paix et de vérité - « l'asile vert » cherché par tous les cœurs déçus» (Edmond Rostand) - parce que, dans un monde envahi par la pierraille et la ferraille, ils prennent le parti de l'arbre contre le béton, et ne se résignent pas à voir les printemps devenir silencieux…"
Jean Rostand, préface au livre d'Édouard Bonnefous, L'Homme ou la nature, 1970, Éditions J'ai Lu, 1973, p. 5-7.
"Parmi toutes ces fautes, toutes ces contradictions, ces paradoxes des temps présents, l'un des plus impardonnables est cette destruction systématique, volontaire ou involontaire, de la nature, cette rupture des équilibres naturels qui caractérise la dernière partie de notre XXe siècle.
La frénésie du monde actuel, le vertige que provoquent toutes les formes de vitesse et d'agitation se substituant à une activité réelle, et surtout un attrait de plus en plus fort pour la violence qui pourra peut-être aller, un jour, jusqu'à mettre au service des passions humaines la puissance destructrice de l'atome, ont changé la mentalité de nos contemporains à tel point qu'au lieu de conserver le respect de la vie, nous pouvons, hélas! redouter, selon la triste prédiction de Théodore Monod, de « voir l'espèce humaine et, peut-être, la vie sur la terre arriver à la catastrophe finale ».
On a récemment calculé qu'en dix ans les déviations de notre civilisation ont causé plus de dégâts qu'au cours d'un millénaire.
Ayant réussi dans certains domaines à dominer la nature, l'homme du XXe siècle a tendance à négliger la revanche, parfois brutale, que la nature peut prendre.
La pollution de l'eau et de l'atmosphère, les insupportables, conséquences d'une urbanisation agressive, comme l'usage excessif des pesticides, résultent d'une industrialisation vorace et d'un mépris absolu pour la santé des hommes.
« Il a fallu bien peu d'années, écrivait Maurice Genevoix, pour laisser monter sur nos têtes cette nuée d'apocalypse. Il suffit d'ouvrir les yeux pour trembler comme une bête qui sent l'orage au bord des nouveaux abîmes que côtoie l'humanité. La légende de l'apprenti sorcier a cessé de n'être qu'un conte. »
Le problème de l'adaptation des institutions à l'ère technologique se pose.
Il faut éduquer l'homme, tandis que nous nous contentons de l'instruire, l'éduquer pour lui apprendre à se protéger lui-même. Alors que l'homme devrait se libérer, grâce à une technologie permettant des progrès considérables dans la production des biens matériels, va-t-il devenir l'esclave de cette technologie au point d'en subir les effets désastreux et de menacer l'équilibre naturel ? On pourrait, parmi beaucoup d'autres, citer l'exemple de cette servitude nouvelle des déchets qui accablent les pays civilisés en souillant l'environnement. Cela commence au papier ou au plastique et va jusqu'aux cendres, fumées, poussières. N'oublions pas, ainsi que l'écrivait récemment Barry Commoner que « c'est de l'intégrité de l'ensemble complexe que représentent les processus biologiques de l'écosystème terrestre que dépendent la survie de toutes les espèces (y compris celle de l'homme), la qualité de la vie et la réussite de toutes les activités humaines (y compris les activités technologiques, industrielles et agricoles). Ce que l'homme fait actuellement sur la terre est en contradiction la plus formelle avec cette condition essentielle.
« En bref, nous sommes dans une crise qui menace ce l'habitabilité de l'écosphère et la survie de l'espèce humaine ».
Le temps nous est compté si nous voulons transformer notre environnement, mettre un terme à la pollution par les automobiles, les centrales thermiques, les raffineries, les usines chimiques, le temps nous est compté si nous voulons empêcher les pesticides d'altérer l'alimentation des hommes. C'est dès maintenant qu'il faut lutter contre la pollution des eaux, arrêter la destruction des espaces verts et réintroduire la végétation autour des lieux d'habitation des populations.
La fuite en masse des citadins du monde entier, en fin de semaine, et, pour un très grand nombre, chaque soir, vers les zones d'air pur, n'est-elle pas le symbole le plus éclatant d'une civilisation dot l'homme prend de plus en plus conscience qu'elle lui est nuisible ?
Si nous ne voulons pas transformer en instrument de destruction notre propre progrès, si nous voulons protéger l'équilibre psychique de l'homme, il faut sauver la nature et permettre à l'homme lui-même de s'y incorporer."
Édouard Bonnefous, L'Homme ou la nature, 1970, Introduction, Éditions J'ai Lu, 1973, p. 12-14.
"Ne vivant plus qu'à l'intérieur […] nos contemporains, tassés dans les villes, ne se servent ni de pelle ni de rame, pis, jamais n'en virent. Indifférents au climat, sauf pendant leurs vacances, où ils retrouvent, de façon arcadienne et pataude, le monde, ils polluent, naïfs, ce qu'ils ne connaissent pas, qui rarement les blesse et jamais ne les concerne.
[…]
Ceux qui, aujourd'hui, se partagent le pouvoir ont oublié une nature dont on pourrait dire qu'elle se venge mais qui, plutôt, se rappelle à nous qui vivons dans le premier temps et jamais directement dans le second, dont nous prétendons parler cependant avec pertinence et sur lequel nous avons à décider.
Nous avons perdu le monde : nous avons transformé les choses en fétiches ou marchandises, enjeux de nos jeux de stratégie ; et nos philosophies, acosmistes, sans cosmos, depuis tantôt un demi-siècle, ne dissertent que de langage ou de politique, d'écriture ou de logique.
Au moment même où physiquement nous agissons pour la première fois sur la Terre globale, et qu'elle réagit sans doute sur l'humanité globale, tragiquement, nous la négligeons."
Michel Serres, Le Contrat naturel, 1990, Champs Flammarion, 1992, p. 53-54.
"L'attitude instrumentale implique que nous objectivions la nature, ce qui signifie que nous devons la considérer comme un ordre neutre de choses. C'est-à-dire qu'aucun fait relatif à la situation des choses dans cet ordre n'entraîne en lui-même une considération en faveur d'une définition ou d'une autre de la vie bonne, mais seulement, et si cela se peut, par combinaison avec quelque valeur posée en prémisse et empruntée ailleurs. En objectivant ou en neutralisant une chose, nous déclarons que nous en sommes séparés, moralement indépendants. Le naturalisme neutralise la nature, à la fois hors de nous et en nous.
Cette attitude de séparation nous paralyse. Elle nous empêche de nous ouvrir à l'élan de la nature, à la fois à l'intérieur et à l'extérieur. L'une des principales objections au désengagement des Lumières était qu'il élevait des barrières et des divisions: entre les êtres humains et la nature ; et, peut-être, de façon plus grave encore, à l'intérieur d'eux-mêmes; et enfin, par voie de conséquence, entre les êtres humains. Cette dernière division semble découler à la fois des affinités atomistes du naturalisme et du fait que l'attitude purement instrumentale envers les choses n'autorise aucune unité plus profonde dans la société que celle qui découle du partage de certains instruments communs.
Ainsi, parmi toutes celles qui nous viennent de l'époque romantique, se trouvent les grandes aspirations à la réunification : reprendre contact avec la nature, cicatriser les divisions internes entre la raison et la sensibilité, surmonter les divisions entre les gens et créer une communauté. Ces aspirations sont toujours vivantes : même si les religions romantiques de la nature ont disparu, l'idée que nous sommes ouverts à la nature en nous et hors de nous reste très puissante. Le conflit entre la raison instrumentale et cette compréhension de la nature subsiste encore aujourd'hui dans les controverses sur les politiques écologiques. Derrière les débats particuliers sur les dangers de la pollution ou de l'épuisement des ressources naturelles, ces deux points de vue spirituels se trouvent confrontés. L'un définit la dignité de l'homme par le contrôle qu'il exerce sur un univers objectivé par la raison instrumentale. Si la pollution et les limites écologiques posent des problèmes, ceux-ci vont être résolus à leur tour par les ressources de la technique, par des usages meilleurs et d'une plus grande portée de la raison instrumentale.
L'autre considère que cette attitude même à l'égard de la nature est une dénégation aveugle de la place que nous occupons parmi les choses. Nous devons reconnaître que nous faisons partie d'un ordre plus vaste d'êtres vivants, en ce sens que notre vie en émane et qu'elle y trouve son soutien. Reconnaître ce fait entraîne à son tour la reconnaissance d'une certaine allégeance envers cet ordre plus vaste. L'idée est que le partage avec d'autres créatures d'un système de vie qui se soutient par intégration réciproque crée des liens : une sorte de solidarité qui se trouve dans le processus même de la vie. Être en harmonie avec la vie, c'est reconnaître cette solidarité. Mais elle est incompatible avec l'adoption d'une attitude purement instrumentale envers ce contexte écologique.
Ou, si on veut formuler cet argument d'un point de vue inverse,l'attitude instrumentale équivaut à nier le besoin de cette harmonisation. Elle constitue une sorte de séparation, une déclaration a priori de notre indépendance morale, de notre autosuffisance.
Le conflit entre ces deux points de vue spirituels, qui débute au XVIIIe siècle, se poursuit de nos jours. Et cela, en dépit du fait que les doctrines romantiques sur le courant de la vie, ou sur le grand Tout de la nature, ont pour ainsi dire complètement disparu. Tout comme l'humanisme des Lumières n'existe plus sous sa forme déiste mais survit dans le naturalisme, l'idée de la nature-source ne renvoie plus à un Dieu ou à un esprit cosmique dans l'univers, mais l'exigence que nous demeurions ouverts à la nature, ou que nous soyons en accord avec elle, en nous et hors de nous reste bien vivante."
Charles Taylor, Les Sources du moi. La formation de l'identité moderne, 1989, tr. fr. Charlotte Melançon, Seuil, 1998, p. 480-482.
"Nous ne pensons pas qu'il faille abandonner tout concept de nature, et nous ne pensons pas qu'il soit bon d'en faire un usage idéologique, instrumental et quelque peu cynique.
Nous n'en aurons jamais fini avec la nature, et s'il en est ainsi, c'est que nous n'aurons jamais qu'un contrôle partiel, local et temporaire sur le monde dans lequel nous vivons. L'état des sciences invite moins à croire en une maîtrise totale qu'il ne montre la complexité des processus dans lesquels s'inscrivent les activités humaines. Il nous invite moins à penser que nous arracherons à la nature ses ultime secrets qu'il ne montre l'étendue de ce que nous ignorons encore. La modestie des énoncés scientifiques contraste avec le ton prométhéen des discours sur la science. Nous savons que la compréhension complète, que la maîtrise absolue du monde dans lequel nous vivons est une utopie, en fin de compte aussi triste que celle d'une société sans classes et sans conflits, d'une fin de l'histoire, d'un écoulement laminaire.
« La nature est morte, vive la nature ! » : tel est le titre provocateur d'un article de Baird Callicott. Il en appelle à congédier non point toute notion de nature, mais le concept moderne de nature. Il invite à en élaborer une conception nouvelle. Que peut-on avancer, à ce sujet, à l'issue de notre examen ? Que faut-il donc abandonner de la conception moderne de la nature ? Quelles propositions peut-on formuler, qui soient cohérentes avec l'état du savoir ?
1. On ne peut plus concevoir l'extériorité de l'homme et de la nature. Les hommes et leurs aptitudes, les sociétés et leurs activités, l'humanité elle-même sont en continuité avec la nature. Les sociétés (y compris les plus développée entre elles) sont situées dans une nature qu'elles transmettent et dont elles dépendent : elles l'habitent. L'humanité est attachée à la nature bien plus qu'elle ne s'en est arrachée : irréductible certes à la nature (émergence du fait social ou « décalage humain »), elle est en interaction avec elle.
2. Cette nature nous est d'autant moins extérieure qu'elle comprend nos ouvrages techniques. Non seulement ceux-ci sont des objets hybrides qui mettent en action des processus naturels, mais, en outre, tous les produits que l'on fabrique, tous les sous-produits que l'on rejette, ont un devenir naturel que l'on ne maîtrise pas. Aux éléments abiotiques, à l'infini diversité des organismes qui cohabitent (plus ou moins facilement) avec nous, la nature associe nos œuvres : celles qui nous échappent, comme les paysages que nous contribuons à façonner
3. Si la modernité conçoit la nature comme un système en équilibre, voire comme un ensemble harmonieux, cette conception équilibriste n'est plus tenable. Il ne s'agit pas de nier qu'il y ait des équilibres ni des régularités, mais de considérer que la nature a une histoire : celle de l'évolution. Une histoire dont l'humanité est issue, une histoire qui poursuit, à la fois autonome et liée à celle des sociétés humaines. Si la nature a une histoire, c'est bien que l'équilibre n'est pas la règle générale. Certes, il y a dans la nature des mécanismes autorégulateurs, mais nous savons non seulement qu'il advient à Dieu de « jouer aux dés », mais au qu'il y a des processus « chaotiques », déterminés et imprédictibles,
On peut enfin énoncer trois hypothèses complémentaires argumentées et vraisemblables. Si elles sont sans doute réfutables, elles ne l'ont pas été, à ce jour, de manière convaincante.
La première est que l'on peut appréhender la nature comme une hiérarchie de systèmes. On adjoint souvent à cette proposition méthodologique une proposition ontologique : il y a des niveaux d'organisation qui constituent des entités réelles, et pas seulement des configurations contingentes. Ces niveaux sont caractérisés par des propriétés émergentes qui, sans interrompre la continuité des processus, les organisent, leur donnent sens. Il y a donc des traits de la continuité de la nature.
La seconde est que la nature, c'est la diversité même. La physique nous a fait découvrir, où l'on voyait jadis des atomes insécables, toute une faune de particules. L'astronomie ne cesse d'identifier des êtres inconcevables dans l'univers de Newton. Sur terre se dessine une grande variété de situations climatiques, édaphiques, topographiques, hydrologiques. Et nous savons, depuis Darwin, que l'évolution tend à augmenter la diversité des formes de la vie. On ne saurait donc, pour comprendre la nature, se dispenser de l'enquête sur les formes qu'elle revêt. L'histoire naturelle demeure une démarche actuelle : nous n'en finirons jamais d'inventorier et de comprendre les procédés de la natura naturans.
La troisième hypothèse est que l'écosphère, système complexe des interactions entre la biosphère et la géosphère, système qui englobe tous ceux que l'on peut étudier sur la terre, est à la fois unique dans le système solaire (et, vraisemblablement, dans notre galaxie) et susceptible de voir son fonctionnement perturbé par l'expansion de la techno-nature. Les ressources de la Terre sont limitées ; et les équilibres qui caractérisent le fonctionnement actuel de l'écosphère peuvent être modifiés par l'ensemble cumulé des activités humaines : telle est l'hypothèse que nous devons prendre au sérieux, et qui impose de prendre, en compte, dans toute conception de la nature, tant ce niveau global que les limites de ce que l'on en peut savoir."
Catherine et Raphaël Larrère, Du bon usage de la nature. Pour une philosophie de l'environnement, 1997, Champs essais, 2009, p. 162-164.
"Les détracteurs de l'écologisme partagent avec la majeure partie des écologistes militants une conviction, celle que l'homme est extérieur à la nature, qu'il l'artificialise : ce sont des modernes. Pour les uns, la nature n'a d'autre valeur que l'utilité des ressources que nous en prélevons pour notre bien. Pour les autres, l'harmonie réside dans la nature, et les hommes, en la perturbant, créent un mal dont ils auront à souffrir. S'ensuivent deux procès réciproques : celui de la technique au nom de la nature, celui des critiques de la technique au nom de l'humanité, utilisant l'un comme l'autre une rhétorique de la dénonciation.
Si nous prenons la mesure que le grand partage n'est plus de saison, si nous examinons ce que nous apprend l'état des sciences, nous n'avons plus besoin de dénoncer ni de dramatiser. Finissons-en avec l'emphase ! Nous savons qu'il n'y a pas plus d'harmonie dans la nature que dans les sociétés humaines, et que les perturbations anthropogènes ne sont pas nécessairement catastrophiques. Nous savons aussi que l'homme est dans la nature (une nature dont il dépend, mais qu'il a déjà transformée et qu'il transformera encore). Nous savons enfin que nous n'avons pas la maîtrise de la technonature que nous ne cessons de produire, que « nos œuvres nous quittent », et qu'il y a des raisons de se préoccuper de tous ces éléments – objets, produits, forces et fluides – dont nous perdons la maintenance. Nous prenons alors la mesure de l'immensité du champ des connaissances nécessaires à la compréhension de cet environnement indissociablement naturel et artificiel et de tout ce que nous ignorons pour évaluer l'impact de nos initiatives. Nul besoin de dramatiser les rapports de l'homme et de la nature. Nul besoin de grand récit prométhéen à la gloire de l'industrie, ni de mythe du paradis perdu. Si nous faisons partie d'une nature qui est aussi technonature, il suffit de se demander comment s'y comporter le moins stupidement possible. « Les hommes, par leurs soins et par de bonnes lois, ont rendu la terre plus propre à être leur demeure », écrivait Montesquieu. Habiter une nature dont nous faisons partie, et qui comprend nos œuvres, en faire une demeure qui soit viable et vivable. Nous savons que ce ne sera pas facile. Mais on peut néanmoins concevoir un bon usage, une activité industrieuse qui respecte la nature dans sa diversité. Un bon usage, informé par l'écologie, et qui règle la technique, par une éthique.
On peut aujourd'hui, hors de toute considération religieuse, mettre en valeur la nature et lui reconnaître une valeur intrinsèque, en user et la respecter. Plus nous valoriserons la nature pour son propre compte, mieux (et non pas moins) nous en userons pour notre propre compte."
Catherine et Raphaël Larrère, Du bon usage de la nature. Pour une philosophie de l'environnement, 1997, Champs essais, 2009, p. 269-270.
"L'espace, au sens global, signifie souvent pour nous un lieu où nous nous trouvons en contact avec la Nature ; les attitudes que nous observons vis-à-vis de celle-ci sont déterminantes de notre perception de l'espace vaste, l'espace en dehors des villes, la Nature en tant que partenaire opposé à la Société. Les idées, vraies ou fausses, articulées en idéologies, que l'homme se tait au sujet de la Nature ont fortement évolué au cours des siècles, principalement en fonction du degré de dominance que nous avons sur celle-ci, et l'idéologie moderne de la Nature est en fait une composition à des degrés divers, selon notre personnalité, d'un ensemble d'idéologies passées situées dans le temps, dont on peut faire un historique.
1) La nature comme ennemi. C'est l'idée intuitive que le primitif garde de la Nature, c'est celle, il ne faut pas l'oublier, qui a formé l'évolution de l'homme pendant un million d'années : la Nature est dangereuse ; l'homme l'affronte en un combat douteux ; il y a des volcans, des marées, des ouragans, des serpents, des araignées, des précipices et des tremblements de terre, du froid et du chaud, de la fièvre et des moustiques. L'homme primitif verra un de ses accomplissements dans la domination de l'environnement, du rythme des saisons, du froid et du chaud. La Nature est vaste, le simple fait de la pénétrer est un exploit pour l'Esquimau ou l'Indien de la forêt tropicale ; toute adaptation à elle, en extrayant de force de la nourriture ou des matériaux, sera payée d'un tribut quelconque : les fièvres, les blessures, la maladie et les accidents. Cette conception est devenue très lointaine aux hommes de la civilisation occidentale mais elle reste parfaitement actuelle en beaucoup de contrées pour beaucoup d'êtres humains et contribue à déterminer la forme de leurs agglomérations.
Les régularités même de la Nature, le rythme des marées et des saisons, des pluies et des sécheresses, les structures écologiques sont des secrets arrachés par les mages, les prêtres ou les ancêtres des physiciens ; secrets partiels, souvent imprécis, ils sont l'amorce d'une pensée scientifique qui confond le rite, la pratique magique et la science en un système causal partiel dans lequel l'homme lutte pour comprendre et pour dominer par la compréhension. On peut ici suggérer l'axiome d'une théologie structurale selon laquelle le besoin de comprendre, et par-là de prévoir, est satisfait à un certain niveau d'une pensée encore rudimentaire, en complétant les lois encore trop fragmentaires de la Nature par des forces cachées, produit de ce que l'on peut appeler des « dieux ». La somme des périodes des saisons et du bon, ou du mauvais, vouloir du Dieu de la Pluie, détermine le rythme de ces pluies comme élément déterminant d'une éventuelle cueillette ou culture du mais ; l'ensemble des deux propose un système explicatif qui, avant l'aurore de la statistique et de la loi des grands nombres, permet de se satisfaire dans l'acte de dominer la Nature par l'esprit. Plus radicalement on dira : pour toute force non totalement dominée de la Nature : les volcans, les marais, les pluies et les cyclones, il y a quelque part un Dieu, il faut lui donner un nom, un temple et des rites, il faut l'adorer. Il y a bien là un système, un Système du Monde. Ce n'est que progressivement que la science récupérera ce que les dieux lui laisseront. Le combat n'est plus celui de l'Homme et de la Nature, il est celui des sciences et des dieux.
La conquête de la Nature étant la conquête d'un ennemi, on n'a aucune raison d'avoir d'égards pour elle ; les ennemis : on les tue ; la forêt : on la brûle ; les arbres, on les abat ; les bêtes sauvages, on les tire à l'arc, et plus tard au fusil. Il reste encore presque en chacun de nous une part de cette attitude, et ceci marque l'ampleur que veut avoir la révolution écologique.
2) La nature comme adoration romantique. Cette idée date de l'entrée dans ta sphère moderne ; elle est en fait très largement attachée à ce qu'on a appelé plus tard l'époque romantique. La Nature n'est plus un dieu, mais une entité vague et gazeuse, elle est diffuse et multiple dans ses apparences, qui méritent une dilution, une diffusion de l'âme des hommes à l'intérieur de ses aspects, de ses paysages. La déesse Nature est intrinsèquement bonne : c'est l'homme qui l'a corrompue, et Rousseau est le prophète de la Nature. Le « sauvage », puisqu'il est plus proche de la Nature - en tout cas plus proche d'elle que « nous », est produit de celle-ci et il est bon. C'est l'ère du Bon Sauvage, de Wordsworth et de Shelley, mais aussi du lac lamartinien et de la découverte de la beauté : la Nature est source de beauté.
µ 3) La Nature comme source de richesses. La Nature contient des forêts, des mines, du charbon, des champs, des fruits et des poissons, elle est faite pour être exploitée, l'homme est le concessionnaire (Saint-Simon) ou l'exploiteur de la planète. C'est l'idée, prévalant au XIXe siècle, qui découvre la puissance et la magie des villes, et par contrecoup glorifie le mineur et l'ouvrier (ou plutôt les capitalistes qui les mènent), méprise le chasseur, le paysan ou le sauvage, et voit dans l'urbanisation la phase ultime de la civilisation.
4) La Nature comme résidu. La Société, la seule, la vraie, est la société urbaine. Villages et fermes sont des résidus nécessaires mais provisoires, ceux qui y habitent sont des citoyens de deuxième zone, la promotion sociale passe par la Ville, et il y a de vastes espaces résiduels dans lesquels on pourra toujours puiser, exploiter et urbaniser.
5) La Nature comme refuge. La société peut être pesante à l'individu, si pesante que l'homme veut lui échapper. Il s'en détourne vers la Nature. Elle est un abri contre la pression sociale (l'analyse du concept d'île, par exemple, révèle bien cette idéologie) ; c'est un havre de repos quand « l'homme est un loup pour l'homme » (Hobbes). La société urbaine dicte des modes de vie de façon totalitaire ; même si nous les acceptons, nous voulons pouvoir y échapper pour retourner à nous-mêmes, créant par-là le mouvement des vacances ; Thoreau s'en ira à Walden, Skinner à Walden Two et les « drop out » s'en iront dans les communautés en emportant les boîtes de conserve du supermarché.
6) La Nature comme la nouvelle valeur. La Nature n'est ni un ennemi (on l'a dominée), ni une simple source d'exploitation (on va l'épuiser), ni une divinité vague (nous avons tué les dieux), ni un refuge, (il y a des voitures de police et des hélicoptères partout), la Nature est une valeur dialectiquement opposée au monde des artifices et à la société industrielle. Elle est le deuxième pôle de l'alternance concentration - dispersion, et de l'opposition entre compétition et relaxation. La Nature trouve sa meilleure expression non plus dans un totalitarisme agricole qui voulait exploiter l'espace pour y faire pousser quelque chose, mais dans les formes qui évoquent le mieux l'immensité et la dispersion, le désert et la forêt, dont les terrains cultivés ne sont que des approximations imparfaites. C'est à cette idéologie que se réfère surtout le citoyen de l'ère post-industrielle (Galbraith)."
Abraham Moles et Élisabeth Rohmer, Psychosociologie de l'espace, L'Harmattan, 1998, p. 41-43.
"Comme je l'ai rappelé, mon travail sur les Achuar a permis de mettre en évidence, en parallèle d'autres chercheurs, que la forêt amazonienne est en partie le produit de plusieurs millénaires de gestion du végétal par les populations amérindiennes. Leurs pratiques ont façonné la forêt telle qu'on la connaît aujourd'hui, et l'on peut dire qu'elles ont eu des effets bénéfiques, même si encore une fois, ils ne sont pas intentionnels : les hommes sont parvenus, au cours du temps, à conserver un taux élevé de biodiversité en accroissant le nombre et la distribution des espèces sylvestres utiles à la subsistance. On peut multiplier les exemples de ce type, car les pratiques agricoles traditionnelles, y compris près de nous, témoignent souvent de formes de prudence environnementale éprouvées par le temps. Autrement dit, dans ces circonstances, l'usage de la nature n'entre pas en contradiction avec sa conservation – et il est faux de dire que l'homme est en soi une maladie pour la planète.
La différence avec le monde moderne tient essentiellement au fait que les effets non intentionnels de notre usage de la nature sont tels qu'ils mettent en péril les équilibres écosystémiques, dont nous faisons partie. Il faut employer cette expression avec retenue, car la science écologique considère aujourd'hui que les milieux naturels ne sont pas des systèmes fixes, homéostatiques, mais qu'ils obéissent à des dynamiques d'instabilités compensées. Il reste toutefois que son inverse, l'idée de déséquilibres écosystémiques, permet de décrire des processus irréversibles de dégradation des milieux. Ce qui est menacé, au fond, c'est la capacité de ces derniers à se reproduire, à conserver leur dynamique propre, ce que les spécialistes appellent la résilience. Et c'est cela qui est dramatique pour les humains. Ce qui est tout à fait frappant, lorsque l'on s'intéresse à ces phénomènes, c'est qu'en dépit des avertissements de plus en plus urgents donnés par les scientifiques, et quelques rares politiques, nous ne semblons pouvoir prendre conscience de ce risque qu'après coup. C'est seulement lorsque les effets de ces déprédations deviennent tangibles, qu'ils mettent eu péril nos intérêts directs, et que l'on s'aperçoit de leur irréversibilité, c'est seulement lorsque l'on a franchi ce seuil que l'on commence à prendre leurs causes en considération. Peut-être ce décalage est-il propre à la nature humaine, mais il a en tout cas de quoi nous interroger."
Philippe Descola, La Composition des mondes, 2014, Champs essais, 2017, p. 317-318.
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