* *

Texte à méditer :   Les hommes normaux ne savent pas que tout est possible.   David Rousset
* *
Figures philosophiques

Espace élèves

Fermer Cours

Fermer Méthodologie

Fermer Classes préparatoires

Espace enseignants

Fermer Sujets de dissertation et textes

Fermer Elaboration des cours

Fermer Exercices philosophiques

Fermer Auteurs et oeuvres

Fermer Méthodologie

Fermer Ressources en ligne

Fermer Agrégation interne

Hors des sentiers battus
La place de l'homme dans la nature / le monde ; l'appartenance au monde

  "Comment donc peut-on dire des choses extérieures qu'il y en a de conformes à la nature et que d'autres lui sont contraires ? C'est comme si nous étions isolés. Ainsi je dirai qu'il est de la nature du pied d'être propre, mais, si tu le considères comme pied et non comme une chose isolée, son rôle sera de patauger dans la boue, de marcher sur des épines et parfois même d'être amputé pour sauver le corps entier. Sinon il ne sera plus un pied. C'est une conception analogue qui convient à notre propre sujet. Qu'es-tu ? Un homme. Si tu te considères comme un membre isolé, il est selon la nature de vivre jusqu'à un âge avancé, de t'enrichir, de te bien porter. Mais, si tu te considères comme un homme et comme partie d'un certain tout, c'est dans l'intérêt de ce tout que tu dois tantôt subir la maladie, tantôt entreprendre une traversée et courir des risques, tantôt supporter la pauvreté et parfois même mourir avant l'heure. Pourquoi donc te fâcher ? Ne sais-tu pas qu'isolé, pas plus que le pied ne sera un véritable pied, toi de même tu ne seras plus un homme ? Qu'est-ce, en effet, que l'homme ? Une partie d'une cité, de la première d'abord, de celle qui est constituée par les dieux et par les hommes, puis de celle qui, comme on dit, s'en rapproche le plus, et qui est une petite image de la cité universelle."

 

Épictète, Entretiens, I°-II° s., Livre II, V, 26, tr. fr. J. Souilhé, Les Belles Lettres, 2019.


 

  "Que l'homme contemple donc la nature entière dans sa haute et pleine majesté, qu'il éloigne sa vue des objets bas qui l'environnent. Qu'il regarde cette éclatante lumière, mise comme une lampe éternelle pour éclairer l'univers, que la terre lui paraisse comme un point au prix du vaste tour que cet astre décrit et qu'il s'étonne de ce que ce vaste tour lui-même n'est qu'une pointe très délicate à l'égard de celui que les astres qui roulent dans le firmament embrassent. Mais si notre vue s'arrête là, que l'imagination passe outre ; elle se lassera plutôt de concevoir, que la nature de fournir. Tout ce monde visible n'est qu'un trait imperceptible dans l'ample sein de la nature. Nulle idée n'en approche. Nous avons beau enfler nos conceptions au-delà des espaces imaginables, nous n'enfantons que des atomes, au prix de la réalité des choses. C'est une sphère dont le centre est partout, la circonférence nulle part. Enfin, c'est le plus grand caractère sensible de la toute puissance de Dieu, que notre imagination se perde dans cette pensée.
  Que l'homme, étant revenu à soi, considère ce qu'il est au prix de ce qui est; qu'il se regarde comme égaré dans ce canton détourné de la nature ; et que de ce petit cachot où il se trouve logé, j'entends l'univers, il apprenne à estimer la terre, les royaumes, les villes et soi-même son juste prix. Qu'est-ce qu'un homme dans l'infini ?
  Mais pour lui présenter un autre prodige aussi étonnant, qu'il recherche dans ce qu'il connaît les choses les plus délicates. Qu'un ciron lui offre dans la petitesse de son corps des parties incomparablement plus petites, des jambes avec des jointures, des veines dans ces jambes, du sang dans ces veines, des humeurs dans ce sang, des gouttes dans ces humeurs, des vapeurs dans ces gouttes ; que, divisant encore ces dernières choses, il épuise ses forces en ces conceptions, et que le dernier objet où il peut arriver soit maintenant celui de notre discours; il pensera peut-être que c'est là l'extrême petitesse de la nature. Je veux lui faire voir là dedans un abîme nouveau. Je lui veux peindre non seulement l'univers visible, mais l'immensité qu'on peut concevoir de la nature, dans l'enceinte de ce raccourci d'atome. Qu'il y voie une infinité d'univers, dont chacun a son firmament, ses planètes, sa terre, en la même proportion que le monde visible ; dans cette terre, des animaux, et enfin des cirons, dans lesquels il retrouvera ce que les premiers ont donné; et trouvant encore dans les autres la même chose sans fin et sans repos, qu'il se perde dans ses merveilles, aussi étonnantes dans leur petitesse que les autres par leur étendue; car qui n'admirera que notre corps, qui tantôt n'était pas perceptible dans l'univers, imperceptible lui-même dans le sein du tout, soit à présent un colosse, un monde, ou plutôt un tout, à l'égard du néant où l'on ne peut arriver ?

  Qui se considérera de la sorte s'effrayera de soi-même, et, se considérant soutenu dans la masse que la nature lui a donnée, entre ces deux abîmes de l'infini et du néant, il tremblera dans la vue de ces merveilles ; et je crois que sa curiosité, se changeant en admiration, il sera plus disposé à les contempler en silence qu'à les rechercher avec présomption. Car enfin qu'est-ce que l'homme dans la nature ? Un néant à l'égard de l'infini, un tout à l'égard du néant, un milieu entre rien et tout. Infiniment éloigné de comprendre les extrêmes, la fin des choses et leur principe sont pour lui invinciblement cachés dans un secret impénétrable, également incapable de voir le néant d'où il est tiré, et l'infini où il est englouti."

 

Pascal, Pensées, 1670, Brunschvicg 72, Lafuma 199, Sellier 230.



  "Les hommes se tromperont toujours quand ils abandonneront l'expérience pour des systèmes enfantés par l'imagination. L'homme est l'ouvrage de la nature, il existe dans la nature, il est soumis à ses lois, il ne peut s'en affranchir, il ne peut même par la pensée en sortir ; c'est en vain que son esprit veut s'élancer au delà des bornes du monde visible, il est toujours forcé d'y rentrer. Pour un être formé par la nature et circonscrit par elle, il n'existe rien au-delà du grand tout dont il fait partie, et dont il éprouve les influences ; les êtres que l'on suppose au dessus de la nature ou distingués d'elle-même seront toujours des chimères, dont il ne nous sera jamais possible de nous former des idées véritables, non plus que du lieu qu'elles occupent et de leur façon d'agir. Il n'est et il ne peut rien y avoir hors de l'enceinte qui renferme tous les êtres.
  Que l'homme cesse donc de chercher hors du monde qu'il habite des êtres qui lui procurent un bonheur que la nature lui refuse : qu'il étudie cette nature, qu'il apprenne ses lois, qu'il contemple son énergie et la façon immuable dont elle agit ; qu'il applique ses découvertes à sa propre félicité, et qu'il se soumette en silence à des lois auxquelles rien ne peut le soustraire ; qu'il consente à ignorer les causes entourées pour lui d'un voile impénétrable ; qu'il subisse sans murmurer les arrêts d'une force universelle qui ne peut revenir sur ses pas, ou qui jamais ne peut s'écarter des règles que son essence lui impose.

  On a visiblement abusé de la distinction que l'on a faite si souvent de l'homme physique et de l'homme moral. L'homme est un être purement physique ; l'homme moral n'est que cet être physique considéré sous un certain point de vue, c'est-à-dire, relativement à quelques-unes de ses façons d'agir, dues à son organisation particulière. Mais cette organisation n'est-elle pas l'ouvrage de la nature ? Les mouvements ou façons d'agir dont elle est susceptible ne sont-ils pas physiques ? Ses actions visibles ainsi que les mouvements invisibles excités dans son intérieur, qui viennent de sa volonté ou de sa pensée, sont également des effets naturels, des suites nécessaires de son mécanisme propre, et des impulsions qu'il reçoit des êtres dont il est entouré. Tout ce que l'esprit humain a successivement inventé pour changer ou perfectionner sa façon d'être et pour la rendre plus heureuse, ne fut jamais qu'une conséquence nécessaire de l'essence propre de l'homme et de celle des êtres qui agissent sur lui. Toutes nos institutions, nos réflexions, nos connaissances n'ont pour objet que de nous procurer un bonheur vers lequel notre propre nature nous force de tendre sans cesse. Tout ce que nous faisons ou pensons, tout ce que nous sommes et ce que nous serons n'est jamais qu'une suite de ce que la nature universelle nous a faits. Toutes nos idées, nos volontés, nos actions sont des effets nécessaires de l'essence et des qualités que cette nature a mises en nous, et des circonstances par lesquelles elle nous oblige de passer et d'être modifiés. En un mot, l'ART n'est que la nature agissante à l'aide des instruments qu'elle a faits.
  La nature envoie l'homme nu et destitué de secours dans ce monde qui doit être son séjour ; bientôt il parvient à se vêtir de peau ; peu à peu nous le voyons filer l'or et la soie. Pour un être élevé au-dessus de notre globe, et qui du haut de l'atmosphère contemplerait l'espèce humaine avec tous ses progrès et changements, les hommes ne paraîtraient pas moins soumis aux lois de la nature lorsqu'ils errent tout nus dans les forêts, pour y chercher péniblement leur nourriture, que lorsque vivant dans des sociétés civilisées, c'est-à-dire enrichies d' un plus grand nombre d' expériences finissant par se plonger dans le luxe ils inventent de jour en jour mille besoins nouveaux et découvrent mille moyens de les satisfaire. Tous les pas que nous faisons pour modifier notre être ne peuvent être regardés que comme une longue suite de causes et d'effets, qui ne sont que les développements des premières impulsions que la nature nous a données. Le même animal, en vertu de son organisation, passe successivement [des] besoins simples à des besoins plus compliqués, mais qui n'en sont pas moins des suites de sa nature. C'est ainsi que le papillon, dont nous admirons la beauté, commence par être un œuf inanimé duquel la chaleur fait sortir un ver, qui devient chrysalide et puis se change en un insecte ailé que nous voyons s'orner des plus vives couleurs. Parvenu à cette forme, il se reproduit et se propage ; enfin, dépouillé de ses ornements, il est forcé de disparaître après avoir rempli la tâche que la nature lui imposait, ou décrit le cercle des changements qu'elle a tracés aux êtres de son espèce. […]
  Il en est de même de l'homme qui, dans tous ses progrès, dans toutes les variations qu'il éprouve, n'agit jamais que d'après les lois propres à son organisation et aux matières dont la nature l'a composé. L'homme physique est l'homme agissant par l'impulsion de causes que nos sens nous font connaître ; l'homme moral est l'homme agissant par des causes physiques que nos préjugés nous empêchent de connaître. L'homme sauvage est un enfant dénué d'expérience, incapable de travailler à sa félicité. L'homme policé est celui que l'expérience et la vie sociale mettent à portée de tirer parti de la nature pour son propre bonheur. L'homme de bien éclairé est l'homme dans sa maturité ou dans sa perfection. L'homme heureux est celui qui sait jouir des bienfaits de la nature ; l'homme malheureux est celui qui se trouve dans l'incapacité de profiter de ses bienfaits.
  C'est donc à la physique et à l'expérience que l'homme doit recourir dans toutes ses recherches. Ce sont elles qu'il doit consulter dans sa religion, dans sa morale, dans sa législation, dans son gouvernement politique, dans les sciences et dans les arts, dan ses plaisirs, dans ses peines. La nature agit par des lois simples, uniformes, invariables, que l'expérience nous met à portée de connaître. C'est par nos sens que nous sommes liés à la nature universelle. C'est par nos sens que nous pouvons la mettre en expérience et découvrir ses secrets ; dès que nous quittons l'expérience, nous tombons dans le vide où notre imagination nous égare.
  Toutes les erreurs des hommes sont des erreurs de physique. Il ne se trompent jamais que lorsqu'ils négligent de remonter à la nature, de consulter ses règles, d'appeler l'expérience à leur secours. C'est ainsi que, faute d'expérience, ils se ont formés des idées imparfaites de la matière, de ses propriétés, de ses combinaisons, de ses forces, de sa façon d'agir ou de l'énergie qui résulte de son essence. Dès lors, tout l'univers n'est devenu pour eux qu'une scène d'illusions. Ils n'ont point vu les routes nécessaires qu'elle trace à tout ce qu'elle renferme. Que dis-je ! ils se sont méconnus eux-mêmes. Tous leurs systèmes, leurs conjectures, leurs raisonnements dont l'expérience fut bannie, ne furent qu'un long tissu d'erreurs et d'absurdités."

 

Paul-Henri Thiry D'Holbach, Système de la nature, 1770, 1ère partie, Chapitre I, in Œuvres philosophiques complètes, tome II, Éditions Alive, 1999, p. 167-170.



  "L'astronomie considérée dans son ensemble, est le plus beau monument de l'esprit humain, le titre le plus noble de son intelligence. Séduit par les illusions des sens et de l'amour-propre, il s'est regardé longtemps, comme le centre du mouvement des astres ; et son vain orgueil a été puni par les frayeurs qu'ils lui ont inspirées. Enfin, plusieurs siècles de travaux ont fait tomber le voile qui couvrait le système du monde. L'homme alors, s'est vu sur une planète presqu'imperceptible dans la vaste étendue du système solaire qui lui-même, n'est qu'un point insensible dans l'immensité de l'espace. Les résultats sublimes auxquels cette découverte l'a conduit, sont bien propres à le consoler de l'extrême petitesse et du rang qu'elle assigne à la terre. Conservons avec soin, augmentons le dépôt de ces hautes connaissances, les délices des êtres pensants. Elles ont rendu d'importants services, à l'agriculture, à la navigation et à la géographie ; mais leur plus grand bienfait est d'avoir dissipé les craintes occasionnées par les phénomènes célestes, et détruit les erreurs nées de l'ignorance de nos vrais rapports avec la nature".

 

Pierre Simon de Laplace, Exposition du système du monde, tome II, 1798, p. 350-351.


 

  "Cette question est celle du rapport entre l'homme et son entourage naturel ou social. Il y a là-dessus deux vues classiques. L'une consiste à traiter l'homme comme le résultat des influences physiques, physiologiques et sociologiques qui le détermineraient du dehors et feraient de lui une chose entre les choses. L'autre consiste à reconnaître dans l'homme, en tant qu'il est esprit et construit la représentation des causes mêmes qui sont censées agir sur lui, une liberté acosmique.
  D'un côté l'homme est une partie du monde, de l'autre il est conscience constituante du monde. Aucune de ces deux vues n'est satisfaisante. À la première on opposera toujours après Descartes que, si l'homme était une chose entre les choses, il ne saurait en connaître aucune, puisqu'il serait, comme cette chaise ou comme cette table, enfermé dans ses limites, présent en un certain lieu de l'espace et donc incapable de se les représenter tous. Il faut lui reconnaître une manière d'être très particulière, l'être intentionnel, qui consiste à viser toutes choses et à ne demeurer en aucune. Mais si l'on voulait conclure de là que, par notre fond, nous sommes esprit absolu, on rendrait incompréhensibles nos attaches corporelles et sociales, notre insertion dans le monde, on renoncerait à penser la condition humaine. Le mérite de la philosophie nouvelle est justement de chercher dans la notion d'existence le moyen de la penser. L'existence au sens moderne, c'est le mouvement par lequel l'homme est au monde, s'engage dans une situation physique et sociale qui devient son point de vue sur le monde.

  Tout engagement est ambigu, puisqu'il est à la fois l'affirmation et la restriction d'une liberté : je m'engage à rendre ce service, cela veut dire à la fois que je pourrais ne pas le rendre et que je décide d'exclure cette possibilité. De même mon engagement dans la nature et dans l'histoire est à la fois une limitation de mes vues sur le monde et ma seule manière d'y accéder, de connaître et de faire quelque chose. Le rapport du sujet à l'objet n'est plus ce rapport de connaissance dont parlait l'idéalisme classique et dans lequel l'objet apparaît toujours comme construit par le sujet, mais un rapport d'être selon lequel paradoxalement le sujet est son corps, son monde et sa situation."


Maurice Merleau-Ponty, "La querelle de l'existentialisme", 1947, in Sens et Non-Sens, Éd. Nagel, 1966, p. 124-125.



  "Que sommes-nous ? Quelle position occupons-nous dans la nature ? Quel est le sens de notre existence, la valeur de notre activité ? À ces questions, voici, à peu près, les réponses que l'on pourrait faire, en se tenant strictement sur le terrain de la science.
  Comme tout animal supérieur, l'homme est un agrégat de plusieurs trillions de cellules dont chacun représente un assemblage de molécules diverses. En fin de compte, il apparaît comme un édifice prodigieusement complexe d'électrons, qui doivent à la forme particulière de leur groupement le singulier privilège de pouvoir affirmer leur existence. En ce qui concerne la pensée, orgueil principal de l'homme, les pièces maîtresses de l'architecture organique sont constituées par les cellules de l'écorce cérébrale. C'est là, dans cette pellicule, que se produisent les réactions chimiques et les transformations d'énergie qui donnent lieu à ce que nous appelons la conscience, et dont nous ne savons rien, sinon qu'elle est indissociablement liée à ces réactions et à ces transformations. C'est là que se préparent les plus hautes manifestations de l'esprit : le génie d'un Newton, les angoisses d'un Pascal...

  Que les cellules du cerveau se trouvent pendant quelques minutes privées d'oxygène, et la conscience immanquablement s'évanouit. Que la privation d'oxygène persiste un petit quart d'heure, et, par suite des changements irréversibles qu'entraîne l'asphyxie cellulaire, la conscience aura disparue de façon définitive. Plus jamais dans le monde ne se manifestera cette conscience-là, ce moi, unique comme tous les moi, et qui dépendait de l'intégrité de ces cellules particulières.
  Un éclair dans la nuit, ainsi a-t-on défini la pensée. Il ne s'agit en effet que d'une lueur, vacillante et toujours menacée de s'éteindre. Il semble bien du reste que cette pensée ait pour seule propriété d'assister au jeu de la machine qu'elle a l'illusion de commander. L'acte dit volontaire se réduit vraisemblablement à une intégrale de réflexes, et sans doute l'homme qui réfléchit, qui calcule, qui délibère, n'est-il pas moins assujetti dans la dernière de ses démarches que la chenille qui rampe vers la lumière ou que le chien qui répond, par un flux de salive, au coup de sifflet de l'expérimentateur. Les plus graves décisions morales, où l'homme attache tant de prix, apparaissent alors comme de purs effets des stimulations sociales, et quand il croit se conformer librement aux impératifs sacrés qu'il croit s'être choisis, il n'est qu'un automate qui s'agite conformément aux intérêts du groupe dont il fait partie.
  D'où vient l'homme ?
  D'une lignée hétéroclite de bêtes aujourd'hui disparues, et qui comptaient des gelées marines, des vers rampant, des poissons visqueux, des mammifères velus... Par cette chaîne d'ancêtres, dont l'humilité augmente à mesure qu'on s'enfonce dans la durée, il se rattache sans solution de continuité aux microscopiques éléments qui naquirent, voici plus d'un million d'années, aux dépens de la croûte terrestre.
  Accident entre les accidents, il est le résultat d'une suite de hasards, dont le premier et le plus improbable fut la formation spontanée de ces étranges composés du carbone qui s'associèrent en protoplasme.
  L'homme n'est rien moins que l'œuvre d'une volonté lucide, il n'est pas même l'aboutissement d'un effort sourd et confus. Les processus aveugles et désordonnés qui l'ont conçu ne recherchaient rien, n'aspiraient à rien, ne tendaient vers rien, même le plus vaguement du monde. Il naquit sans raison et sans but, comme naquirent tous les êtres, n'importe comment, n'importe quand, n'importe où. La nature est sans préférence, et l'homme, malgré tout son génie, ne vaut pas plus pour elle que n'importe laquelle des millions d'autres espèces que produisit la vie terrestre. Si la tige des primates avait été sectionnée à sa base par quelque accident géologique, la conscience réfléchie ne serait jamais apparue sur la terre. Il est possible d'ailleurs que, dans le cours des siècles, certaines lignées organiques aient été éliminées qui eussent donné naissance à des formes plus accomplies que la nôtre.
  Sera-t-il au moins permis à l'homme éphémère, englouti dans le cosmos démesuré, de se regarder comme le dépositaire d'une valeur privilégiée, qui défierait les normes de la durée ou de l'étendue ? On ne voit guère où il puiserait la notion d'une telle valeur. Impossible pour lui de se leurrer de l'espoir qu'il participe à quoique ce soit qui le dépasse. Son labeur ne s'insère dans aucune forme d'absolu. Il doit se contenter de son domaine à lui, qui est irrémédiablement clos, et ne communique point avec des terres plus vastes. Le seul devoir qui lui incombe est d'améliorer le règne de l'humain, et de l'imposer toujours davantage à l'insensible nature. C'est en vain qu'il se prendrait pour l'instrument d'on ne sait quel dessein et qu'il se flatterait de servir des fins qui le transcendent. Il ne prépare rien, il ne prolonge rien, il ne se relie à rien. Il ne connive pas, comme croyait Renan, à une « politique éternelle ». Tout ce à quoi il tient, tout ce à quoi il croit, tout ce qui compte à ses yeux a commencé en lui et finira avec lui. Il est seul, étranger à tout le reste. Nulle part il ne se trouve un écho, si discret soit-il, à ses exigences spirituelles. Et le monde qui l'entoure ne lui propose que le spectacle d'un morne et stérile charnier où éclate le triomphe de la force brute, le dédain de la souffrance, l'indifférence aux individus, aux espèces, à la vie elle-même.
  Tel est, semble-t-il, le message de la science. Il est aride. La science n'a guère fait jusqu'ici, on doit le reconnaître, que donner à l'homme une conscience plus nette de la tragique étrangeté de sa condition, en l'éveillant pour ainsi dire au cauchemar où il se débat.

 

Jean Rostand, Pensées d'un biologiste, 1954, V, Stock, p. 97-106.



  "Le monde a commencé sans l'homme et il s'achèvera sans lui. Les institutions, les mœurs et les coutumes, que j'aurai passé ma vie à inventorier et à comprendre, sont une efflorescence passagère d'une création par rapport à laquelle elles ne possèdent aucun sens, sinon peut-être de permettre à l'humanité d'y jouer son rôle. Loin que ce rôle lui marque une place indépendante, et que l'effort de l'homme - même condamné - soit de s'opposer vainement à une déchéance universelle, il apparaît lui-même comme une machine, peut-être plus perfectionnée que les autres, travaillant à la désagrégation d'un ordre originel et précipitant une matière puissamment organisée vers une inertie toujours plus grande et qui sera un jour définitive. Depuis qu'il a commencé à respirer et à se nourrir jusqu'à l'invention des engins atomiques et thermonucléaires, en passant par la découverte du feu – et sauf quand il se reproduit lui-même –, l'homme n'a rien fait d'autre qu'allègrement dissocier des milliards de structures pour les réduire à un état où elles ne sont plus susceptibles d'intégration.
  Sans doute a-t-il construit des villes et cultivé des champs ; mais, quand on y songe, ces objets sont eux-mêmes des machines à produire de l'inertie à un rythme et dans une proportion infiniment plus élevés que la quantité d'organisation qu'ils impliquent. Quant aux créations de l'esprit humain, leur sens n'existe que par rapport à lui, et elles se confondront au désordre dès qu'il aura disparu."

 

Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, 1955, Chapitre XL, Pocket, p. 495-496.



  "Ce que nous appelons isolement dans la sphère politique, se nomme désolation dans la sphère des relations humaines. Isolement et désolation font deux. Je peux être isolée — c'est-à-dire dans une situation où je ne peux agir parce qu'il n'est personne pour agir avec moi — sans être « désolée » : et je peux être désolée, — c'est-à-dire dans une situation où, en tant que personne je me sens à l'écart de toute société humaine — sans être isolée. L'isolement est cette impasse où sont conduits les hommes lorsque la sphère politique de leurs vies, où ils agissent ensemble dans la poursuite d'une entreprise commune, est détruite. Pourtant l'isolement, bien que destructeur du pouvoir et de la faculté d'agir, non seulement laisse intactes les activités dites productives des hommes : il leur est même nécessaire. L'homme, dans la mesure où il est homo faber, a tendance à s'isoler lui-même dans son travail, autrement dit à quitter temporairement le domaine de la politique. […]
  Tandis que l'isolement intéresse uniquement le domaine politique de la vie, la désolation intéresse la vie humaine dans son tout. Le régime totalitaire comme toutes les tyrannies ne pourrait certainement pas exister sans détruire le domaine public de la vie, c'est-à-dire sans détruire, en isolant les hommes, leurs capacités politiques. Mais la domination totalitaire est un nouveau type de régime en cela qu'elle ne se contente pas de cet isolement et détruit également la vie privée. Elle se fonde sur la désolation, sur l'expérience d'absolue non-appartenance au monde, qui est l'une des expériences les plus radicales et les plus désespérées de l'homme.
  La désolation, fonds commun de la terreur, essence du régime totalitaire et, pour l'idéologie et la logique, préparation des bourreaux et des victimes, est étroitement liée au déracinement et à l'inutilité dont ont été frappées les masses modernes depuis le commencement de la révolution industrielle et qui sont devenus critiques avec la montée de l'impérialisme à la fin du siècle dernier et la débâcle des institutions politiques et des traditions sociales à notre époque. Être déraciné, cela veut dire n'avoir pas de place dans le monde, reconnue et garantie par les autres ; être inutile, cela veut dire n'avoir aucune appartenance au monde. Le déracinement peut être la condition préliminaire de la superfluité, de même que l'isolement peut (mais ne doit pas) être la condition préliminaire de la désolation. Prise en elle-même, abstraction faite de ses causes historiques récentes et de son nouveau rôle dans la politique, la désolation va à l'encontre des exigences fondamentales de la condition humaine et constitue en même temps l'une des expériences essentielles de chaque vie humaine. Même l'expérience du donné matériel et sensible dépend de mon être-en-rapport avec d'autres hommes, de notre sens commun qui règle et régit tous les autres sens et sans lequel chacun de nous serait enfermé dans la particularité de ses propres données sensibles, en elles-mêmes incertaines et trompeuses. C'est seulement parce que nous possédons un sens commun, parce que ce n'est pas un, mais plusieurs hommes qui habitent la terre, que nous pouvons nous fier à l'immédiateté de notre expérience sensible. Pourtant, il nous suffit de nous rappeler qu'un jour viendra où nous devrons quitter ce monde commun, qui continuera après nous comme avant, et à la continuité duquel nous sommes inutiles, pour prendre conscience de notre désolation, pour faire l'expérience d'être abandonnés par tout et par tous.
   La désolation n'est pas la solitude. Celle-ci requiert que l'on soit seul, alors que celle-là n'apparaît jamais mieux qu'en compagnie. Hormis quelques remarques éparses —généralement présentées de manière paradoxale comme le mot de Caton […] : numquam minus solum esse, quam cum solus esset, « il n'était jamais moins seul que lorsqu'il était seul », ou plutôt « il ne se sentait jamais moins seul que lorsqu'il était dans la solitude » — il semble qu'Épictète, l'esclave affranchi, philosophe d'origine grecque, fut le premier à distinguer entre désolation et solitude. Sa découverte était, en un sens, accidentelle, sa préoccupation majeure n'était ni la solitude, ni la désolation, mais l'être seul (monos) au sens d'une absolue indépendance. Comme Épictète le fait observer (Dissertationes, Livre 3, ch. 13) l'homme désolé (eremos) se trouve entouré d'autres hommes avec lesquels il ne peut établir de contact, ou à l'hostilité desquels il est exposé. Le solitaire au contraire est seul et peut par conséquent « être ensemble avec lui-même », puisque les hommes possèdent cette faculté de « se parler à eux-mêmes ». Dans la solitude je suis, en d'autres termes, « parmi moi-même », en compagnie de moi-même, et donc deux-en-un, tandis que dans la désolation je suis en vérité un seul, abandonné de tous les autres. Toute pensée, à proprement parler, s'élabore dans la solitude, est un dialogue entre moi et moi-même, mais ce dialogue de deux-en-un ne perd pas le contact avec le monde de mes semblables : ceux-ci sont en effet représentés dans le moi avec lequel je mène le dialogue de la pensée. Le problème de la solitude est que ce deux-en un a besoin des autres pour recouvrer son unité : l'unité d'un individu immuable dont l'identité ne peut jamais être confondue avec celle de quelqu'un d'autre. Pour être confirmé dans mon identité, je dépends entièrement des autres ; et c'est la grande grâce salutaire de l'amitié pour les hommes solitaires qu'elle fait à nouveau d'eux un « tout », qu'elle les sauve du dialogue de la pensée où l'on demeure toujours ambigu, qu'elle restaure l'identité qui les fait parler avec la voix unique d'une personne irremplaçable.

  La solitude peut devenir désolation ; cela se produit lorsque, tout à moi-même, mon propre moi m'abandonne. Les hommes solitaires ont toujours été en danger de tomber dans la désolation, quand ils ne trouvent plus la grâce rédemptrice de l'amitié pour les sauver de la dualité, de l'ambiguïté et du doute. Historiquement, on dirait que ce danger ne devint suffisamment grand pour être remarqué par les autres hommes et relevé par l'histoire qu'au XIXe siècle."

 

Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme, 1951, 3e partie, Chap. IV, Idéologie et terreur, un nouveau type de régime, trad. Jean-Loup Bourget, Robert Davreu et Patrick Lévy, Gallimard, Quarto, 2002, p. 833-835.



  "La Terre est la quintessence de la condition humaine, et la nature terrestre, pour autant que l'on sache, pourrait bien être la seule de l'univers à procurer aux humains un habitat où ils puissent se mouvoir et respirer sans effort et sans artifice. L'artifice humain du monde sépare l'existence humaine de tout milieu purement animal, mais la vie elle-même est en dehors de ce monde artificiel, et par la vie l'homme demeure lié à tous les autres organismes vivants. Depuis quelques temps, un grand nombre de recherches scientifiques s'efforcent de rendre la vie « artificielle » elle aussi, et de couper le dernier lien qui maintient encore l'homme parmi les enfants de la nature. C'est le même désir d'échapper à l'emprisonnement terrestre qui se manifeste dans les essais de création en éprouvette, dans le voeu de combiner « au microscope le plasma germinal provenant de personnes aux qualités garanties, afin de produire des êtres supérieurs » et « de modifier (leurs) tailles, formes et fonctions »; et je soupçonne que l'envie d'échapper à la condition humaine expliquerait aussi l'espoir de prolonger la durée de l'existence fort au-delà de cent ans, limite jusqu'ici admise.
  Cet homme futur, que les savants produiront, nous disent-ils, en un siècle pas davantage, paraît en proie à la révolte contre l'existence humaine telle qu'elle est donnée, cadeau venu de nulle part (laïquement parlant) et qu'il veut pour ainsi dire échanger contre un ouvrage de ses propres mains. Il n'y a pas de raison de douter que nous soyons capables de faire cet échange, de même qu'il n'y a pas de raison de douter que nous soyons capables à présent de détruire toute vie organique sur terre. La seule question est de savoir si nous souhaitons employer dans ce sens nos nouvelles connaissances scientifiques et techniques, et l'on ne saurait en décider par des méthodes scientifiques. C'est une question politique primordiale que l'on ne peut guère, par conséquent, abandonner aux professionnels de la science ni à ceux de la politique".

 

 Hannah Arendt, La Condition de l'homme moderne, 1958, Prologue, tr. G. Fradier, Pocket, p. 34-35.



  "Adam et Eve, au paradis terrestre, faisaient partie de la nature; ils vivaient en harmonie avec elle et ne la transcendaient pas. Ils étaient dans la nature comme le fœtus dans le sein maternel. Ils étaient humains, et, en même temps, ne l'étaient pas encore. Tout changea lorsqu'ils désobéirent à un ordre. En rompant ses attaches avec la terre mère, en coupant le cordon ombilical, l'homme a émergé d'une harmonie pré-humaine, et s'est rendu capable de faire un premier pas vers l'indépendance et la liberté. Leur acte de désobéissance a libéré Adam et Eve et leur a ouvert les yeux. Ils se sont reconnus comme étrangers l'un à l'autre, et le monde, autour d'eux, leur a paru tout aussi étranger, et même hostile. Leur acte de désobéissance a brisé le lien originel qui les attachait à la nature, et a fait d'eux des individus à part entière. Le « péché originel », bien loin de corrompre l'homme, l'a libéré; ce fut le commencement de l'histoire. L'homme dut quitter le jardin de l'Eden pour apprendre à ne compter que sur ses propres forces et à devenir pleinement humain."


Erich Fromm, "La désobéissance, problème psychologique et moral", 1963, in De la désobéissance et autres essais, Robert Laffont, 1983, p. 11-12.



  "La philosophie naturelle a toujours précédé, et modelé, notre philosophie morale. S'il y a une liaison si étroite entre notre vision (essentiellement informée par la science) de la nature et le rapport éthique que nous entretenons avec elle, c'est que, connaître la nature, c'est d'abord se situer par rapport à elle. Schématiquement, on peut être dedans, ou dehors. Quand on est dedans, on peut se placer au centre, ou pas. On peut donc définir trois positions différentes : celle qui place l'homme, microcosme dans le macrocosme, au centre de la nature, en position d'observation. Celle qui met l'homme à l'extérieur de la nature, en position d'expéri­mentation et de maîtrise. Celle qui réinscrit l'homme dans la nature, sans position privilégiée, et qui le considère comme un « compagnon-voyageur des autres espèces dans odyssée de l'évolution »[1]. Ces trois visions sont apparues successivement. La première est typiquement grecque. La seconde est incontestablement moderne : elle sépare le sujet et l'objet, ouvrant la possibilité d'une maîtrise expérimentale et technique. La troisième, enfin, est la plus récente : elle insiste sur notre appartenance à la nature, elle y insère la relation de connaissance aussi bien que la technique."

 

Catherine et Raphaël Larrère, Du bon usage de la nature. Pour une philosophie de l'environnement, 1997, Champs essais, 2009, p. 18-19.


[1] Aldo Leopold, Almanach d'un comté des sables, Aubier, 1995, p. 145.

 

Retour au menu sur la nature

 

Retour au menu sur le monde


Date de création : 21/12/2015 @ 09:08
Dernière modification : 06/07/2024 @ 08:19
Catégorie :
Page lue 7591 fois

Recherche



Un peu de musique
Contact - Infos
Visites

   visiteurs

   visiteurs en ligne

^ Haut ^