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Texte à méditer :  Une vie sans examen ne mérite pas d'être vécue.  Socrate
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Hors des sentiers battus
Progrès et tradition

  "Ce qui a empêché les hommes de progresser dans les sciences et les a retenus comme sous l'effet d'un charme, c'est encore le respect de l'antiquité, l'autorité de ceux qui ont été regardés comme des maîtres en philosophie, et enfin le consentement général. Du consentement, nous avons parlé plus haut.
  Quant à l'antiquité, l'opinion que les hommes s'en forment est tout à fait superficielle et ne s'accorde guère avec le mot lui-même. C'est en effet la vieillesse et le grand âge du monde qui doivent être tenus pour la véritable antiquité ; et il faut les attribuer à notre époque, non à l'âge plus jeune du monde, qui fut celui des anciens. Car cet âge qui par rapport à nous est le plus ancien et le plus avancé, fut par rapport au monde lui-même le plus nouveau et le plus précoce. Et, en vérité, de même que nous attendons une plus grande connaissance dans les choses humaines et un jugement plus mûr d'un vieillard, plutôt que d'un jeune homme , à cause de son expérience, de la variété et du nombre des choses qu'il a vues, entendues et pensées ; de même, il convient d'attendre de notre époque (si elle connaissait ses forces et voulait les éprouver et les étendre) de bien plus grandes choses que des premiers temps ; pour autant qu'elle est un âge plus avancé du monde, augmenté et enrichi d'une infinité d'expériences et d'observations.
  Et, ne l'oublions pas, par les voyages et les navigations lointaines (qui se sont multipliées de nos temps) de nombreuses choses dans la nature ont été révélées et découvertes, qui peuvent répandre une lumière nouvelle pour la philosophie. Bien plus, ce serait une honte pour les hommes que les régions du globe matériel, c'est-à-dire de la terre, de la mer, des astres, aient à notre époque été largement découvertes et explorées, et que les limites du globe intellectuel restent renfermées dans le cercle étroit des inventions des anciens.
  Quant aux auteurs, il faut beaucoup de pusillanimité pour leur accorder infiniment et dénier ses droits à l'auteur des auteurs, à l'auteur de toute autorité, je veux dire le Temps. C'est à juste titre qu'on dit la Vérité fille du Temps et non de l'Autorité. On ne s'étonnera donc pas que ces sortilèges de l'antiquité, des auteurs et du consentement, aient paralysé le génie des hommes, au point que, comme par un mauvais sort, ils n'ont pu se familiariser avec les choses elles-mêmes."

 

Francis Bacon, Novum Organum, 1620, Livre I, § 84, tr. fr. M. Malherbe et J.-M. Pousseur, PUF, 1986, p. 144-145.


 

  "Ce que nous sommes historiquement, la propriété qui nous appartient à nous, au monde actuel, ne s'est pas produit spontanément, n'est pas sorti seulement de la condition présente, mais c'est l'héritage et le résultat du labeur de toutes les générations antérieures du genre humain. De même que les arts de la vie extérieure, la masse de moyens et de procédés, les dispositions et les usages de la société et de la vie politique sont un résultat de la réflexion, de l'invention, du malheur, de la nécessité et de l'esprit de l'histoire qui a précédé notre état présent, de même nous devons ce que nous sommes, en fait de science et, plus précisément, de philosophie, à la tradition qui passe comme une chaîne sacrée à travers tout ce qui est passager, donc passé et qui nous a conservé et transmis tout ce qu'a produit le temps passé. Toutefois, cette tradition n'est pas seulement semblable à une ménagère qui se contente de garder fidèlement ce qu'elle a reçu comme des images de pierre, le conservant sans changement et le transmettant ainsi à la postérité – ainsi que le cours de la nature dans sa variabilité et son agitation infinies fait que ses figurations et ses formes restent toujours conformes aux lois primitives sans progresser. Mais la tradition de ce qu'a produit dans le domaine de l'esprit le règne de l'esprit s'accroît et grandit comme un fleuve puissant à mesure qu'il s'est éloigné de son origine."

 

Hegel, Leçons sur l'histoire de la philosophie, "Introduction du cours de Berlin", 1820, tr. fr. J. Gibelin, Gallimard Idées, Tome 1, 1970, p. 35-36.



  "Nous savons que la transmission de l'héritage ne peut pas s'opérer dans une société en évolution comme dans une société stable, dans une société hétérogène comme dans société homogène. Dans une société comme la nôtre, les modèles ne peuvent jamais être parfaits et n'ont pas à être fixés jusque dans le détail. On n'apprend plus aux filles à faire le pain comme leurs mères, tout au plus apprennent-elles à nourrir leur enfants avec des mets différents et différemment préparés et le faire avec joie. L'idée de ce qu'on sera et de ce qu'on éprouvera à soixante-dix ans, de ce qu'on fera et de ce qu'on pensera ne peut s'enrichir de l'image concrète des lunettes d'or de grand-mère et de la canne de grand-père. Tout au plus peut-on dire que dans la confiance de l'enfant en la vie demeurera un peu de l'entrain avec lequel ses grands-parents partaient en voyage à quatre-vingts ans ou de la sérénité avec laquelle, assis au soleil devant la porte, ils évoquaient les hymnes de leur enfance. Le besoin qui se fait sentir est celui de formules d'éducation susceptibles d'étayer le particularisme de chaque famille en permettant à l'enfant d'acquérir des modes de sentir et d'agir dans un monde qui n'est pas encore et que l'imagination des aînés ne peut concevoir. Si nos enfants acquièrent des conduites si concrètes et si particulières que dans vingt ans ils se sentiront perdus, envahis par la nostalgie d'un passé disparu, le monde est voué à s'appauvrir. […]
  Mais il n'est pas facile de transmettre à la jeune génération une règle de conduite qui soit une protection et non une prison, un sens des nuances et du détail qui n'empêche pas plus tard d'innover, un système tel que cette génération demeure capable non seulement de le répéter et de le compléter, mais de le renouveler. Les frais généraux seront plus élevés, pour sûr, que dans les vieilles sociétés traditionnelles où cinq générations ont joué à cache-cache sous le même pommier, sont nées et mortes dans le même grand lit. Le propre d'une société en évolution est qu'il y faut plus de temps à la jeunesse pour mûrir."

 

Margaret Mead, L'un et l'autre sexe. Le rôle de l'homme et de la femme dans la société, 1948, tr. fr. Claudia Ancelot, Denoël-Gonthier, 1966, p. 14.



  "La disparition indéniable de la tradition dans le monde moderne n'implique pas du tout un oubli du passé, car la tradition et le passé ne sont pas la même chose, contrairement à ce que voudraient nous faire croire ceux qui croient en la tradition d'un côté, et ceux qui croient au progrès de l'autre - et le fait que les premiers déplorent cette disparition, tandis que les derniers s'en félicitent, ne change rien à l'affaire. Avec la tradition, nous avons perdu notre solide fil conducteur dans les vastes domaines du passé, mais ce fil était aussi la chaîne qui liait chacune des générations successives à un aspect prédéterminé du passé. Il se pourrait qu'aujourd'hui seulement le passé s'ouvrît à nous avec une fraîcheur inattendue et nous dît des choses pour lesquelles personne encore n'a eu d'oreilles. Mais on ne peut nier que la disparition d'une tradition solidement ancrée (survenue, quant à la solidité, il y a plusieurs siècles) ait mis en péril toute la dimension du passé. Nous sommes en danger d'oubli et un tel oubli - abstraction faite des richesses qu'il pourrait nous faire perdre - signifierait humainement que nous nous priverions d'une dimension, la dimension de la profondeur de l'existence humaine. Car la mémoire et la profondeur sont la même chose, ou plutôt la profondeur ne peut être atteinte par l'homme autrement que par le souvenir."

 

Hannah Arendt, "Qu'est-ce que l'autorité ?", 1957, in La crise de la culture, tr. fr. Patrick Lévy, Folio essais, 1989, p. 124-125.



  "La distance temporelle qui nous sépare du passé n’est pas un intervalle mort, mais une transmission génératrice de sens. Avant d’être un dépôt inerte, la tradition est une opération qui ne se comprend que dialectiquement dans l’échange entre le passé interprété et le présent interprétant. […] La notion de tradition prise au sens des traditions, signifie que nous ne sommes jamais en position absolue d’innovateurs, mais toujours en situation relative d’héritiers. Cette condition tient essentiellement à la structure langagière de la communication en général et de la transmission des contenus passés en particulier. Or, le langage est la grande institution — l’institution des institutions — qui nous a chacun dès toujours précédés. Et par langage il faut entendre ici, non seulement le système de la langue en chaque langue naturelle, mais les choses déjà dites, entendues et reçues. Par tradition, nous entendons en conséquence les choses déjà dites, en tant qu’elles nous sont transmises le long des chaînes d’interprétation et de réinterprétation."

 

Paul Ricœur, Temps et Récit, Tome III, Le temps raconté, Seuil, Paris, 1985, p. 320-321.



  "Tradition au singulier veut dire transmission de choses dites, de croyances professées, de normes assumées. C’est donc d’abord traverser une distance temporelle ou culturelle. Or cette façon de traverser n’est possible que si la tradition reste l’autre partenaire du couple qu’elle forme avec l’innovation. Dans mes travaux antérieurs, j’ai plusieurs fois évoqué ce couple tradition-innovation, la tradition représentant le côté de la dette à l’égard du passé et le rappel que nul ne commence rien à partir de rien. Mais une tradition ne reste vivante que si elle demeure prise dans un processus ininterrompu de réinterprétation. C’est ici qu’interviennent la révision des récits du passé et la lecture plurielle des événements fondateurs, c’est-à-dire l’autre pôle de la tradition, à savoir l’innovation.
  Je voudrais suggérer ici une idée qui me paraît de plus en plus riche de possibilités : ce que l’on a à délivrer dans l’héritage du passé, ce sont aussi les promesses non tenues du passé. J’y ai pensé récemment à l’occasion d’un colloque tenu autour de Bedarida sur « l’histoire du temps présent », où je me suis employé à étendre à l’ensemble de l’histoire quelques uns des problèmes posés par l’histoire récente. Quand l’histoire s’efforce de reconstruire, de reconstituer ce qui a été dans le passé la façon de vivre, de percevoir le monde, de vivre les relations avec les autres, il faut tenir compte de ceci : les hommes du passé avaient un futur qu’on peut appeler le futur du passé, qui fait partie de notre passé à nous.
  Or une grande partie du futur du passé, n’a pas été réalisé. Les gens d’autrefois ont eu des rêves, des désirs, des utopies, qui constituent une réserve de sens non réalisé. Un aspect important de la relecture et de la révision des traditions transmises, consiste dès lors dans le discernement des promesses non tenues du passé. Le passé en effet n’est pas seulement le révolu, ce qui a eu lieu et ne peut plus être changé - définition très pauvre du passé - il demeure vivant dans la mémoire grâce, je dirai, aux flèches du futur qui n’ont pas été tirées ou dont la trajectoire a été interrompue. En ce sens, le futur inaccompli du passé constitue peut-être la part la plus riche d’une tradition. La délivrance mutuelle de ce futur inaccompli du passé est le bénéfice majeur qu’on peut attendre du croisement des mémoires et de l’échange des récits.
Et je reviens à la question des événements fondateurs. Ce sont principalement les événements fondateurs d’une communauté historique qu’il faut soumettre à cette lecture critique, de manière à libérer la charge, l’espérance parfois de révolution, qu’ils portaient et que le cours ultérieur de l’histoire a trahi. Le passé est un cimetière de promesses non tenues qu’il s’agit de ressusciter à la façon des ossements de la vallée de Josapha dans la prophétie d’Ezéchiel."

 

Paul Ricœur, Identité narrative et communauté historique, Cahier de Politique Autrement, octobre 1994.


 

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Date de création : 17/01/2016 @ 18:39
Dernière modification : 31/10/2016 @ 14:45
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