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Texte à méditer :  Deviens ce que tu es.
  
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Hors des sentiers battus
L'intériorité du sujet

"La conscience individuelle est généralement modelée aujourd'hui de telle sorte que chacun se sent obligé de penser : « Je suis ici, tout seul ; tous les autres sont à l'extérieur, à l'extérieur de moi, et chacun d'eux poursuit comme moi son chemin tout seul, avec une intériorité qui n'appartient qu'à lui, qui est son véritable soi, son moi à l'état pur et il porte extérieurement un costume fait de ses relations avec les autres. » C'est ainsi que l'individu ressent les choses.
  Cette attitude à l'égard de soi-même et à l'égard des autres paraît naturelle et évidente à ceux qui l'adoptent. Or elle n'est ni l'un ni l'autre. Elle exprime une empreinte historique très particulière de l'individu par un tissu de relations, une forme de coexistence avec les autres de structure très spécifique. Ce qui parle en l'occurrence, c'est la conscience de soi d'être que la constitution de leur société a forcés à un très haut degré de réserve, de contrôle des réactions affectives, d'inhibitions ou de transformations de l'instinct, et qui sont habitués à reléguer une foule de dispositions, de manifestations instinctives et de désirs dans les enclaves de l'intimité, à l'abri des regards du « monde extérieur », voire dans les caves du domicile intérieur, dans le subconscient ou dans l'inconscient. En un mot, cette conscience de soi correspond à une structure de l'intériorité qui s'instaure dans des phases bien déterminées du processus de la civilisation. Elle se caractérise par une forte différenciation et par une forte tension entre les impératifs et les interdits de la société, acquis et transformés en contraintes intérieures, et les instincts ou les tendances propres à l'individu, insurmontés mais contenus."


Norbert Elias, "La société des individus", 1939, in La société des invididus, tr. Fr. Jeanne Étoré, Pocket, 1997, p. 65.


 


  "Notre notion moderne du moi se rattache à un certain sens (ou peut-être à une famille de sens) de l'intériorité, et on pourrait même dire qu'elle est constituée par ce sens. […]
  Dans nos langages de compréhension de nous-mêmes, l'opposition « intérieur-extérieur » joue un rôle important. Nous croyons que nos pensées, idées ou sentiments se situent « à l'intérieur » de nous, alors que les objets du monde sur lesquels portent ces états mentaux se situent « à l'extérieur ». Autrement dit, nous pensons que nos capacités ou potentialités sont « internes », qu'elles attendent le développement qui les rendra manifestes ou les réalisera dans le domaine public. Pour nous, l'inconscient se situe à l'intérieur, et nous pensons que les profondeurs du non-dit, de l'indicible, des affinités, des peurs et des puissants sentiments informes qui se disputent le contrôle de nos vies sont intérieures. Nous sommes des créatures dotées de profondeurs intimes ; d'espaces intérieurs en partie inexplorés et obscurs. Nous sentons tous la force de l'image proposée par Conrad dans Au cœur des ténèbres.

  Mais si forte que nous apparaisse cette division du monde, si ferme que nous semble cette localisation, et si ancrée dans la nature même de l'agent humain, elles sont en grande partie des caractéristiques de notre monde, le monde des modernes, des Occidentaux. Cette localisation n'est pas une donnée universelle, que les êtres humains reconnaîtraient comme allant de soi, comme le fait que leur tête, par exemple, est posée sur leurs épaules. Elle est plutôt une fonction d'un mode historiquement limité d'interprétation du moi, qui a fini par prédominer dans l'Occident moderne et qui pourrait, en fait, s'étendre à d'autres parties du globe, mais qui a eu un commencement dans le temps comme dans l'espace et qui pourrait avoir une fin.
  Bien entendu, ce n'est pas là une conception originale. Nombreux sont les historiens, les anthropologues qui la considèrent presque comme un truisme. Mais elle n'en reste pas moins difficile à admettre pour le simple profane qui vit en chacun de nous. La raison en est que cette localisation est liée à notre sens du moi et, donc aussi, à notre sens des sources morales. Ce n'est pas que celles-ci n'évoluent pas, elles aussi, dans l'histoire. Au contraire, c'est l'histoire d'une telle évolution que je me propose d'exposer. Mais lorsqu'une constellation donnée du moi, des sources morales et de leur localisation est nôtre, cela signifie qu'elle représente celle à partir de laquelle nous faisons l'expérience de notre situation morale et délibérons à son sujet. Elle ne peut que finir par paraître immuable et incontestable, en dépit de ce que notre connaissance de l'histoire et des variations culturelles pourrait nous inciter à penser.
  Ainsi, nous en venons naturellement à croire que nous avons un moi comme nous avons une tête ou des bras, que nous avons des profondeurs intérieures comme nous avons un cœur ou un foie, comme si c'était un fait brut, indépendant de toute interprétation. Des distinctions de localisation, comme intérieur et extérieur, semblent des faits que nous découvrons sur nous-mêmes plutôt que des façons particulières, parmi d'autres, de nous interpréter nous-mêmes. Pour une époque et une civilisation données, une interprétation particulière semble s'imposer; elle apparaît la seule concevable au sens commun. Qui d'entre nous peut croire que notre pensée se situe ailleurs qu'au-dedans, « dans l'esprit » ? Quelque chose dans la nature de notre expérience de nous-mêmes semble rendre presque irrésistible, incontestable, une telle localisation.

  Ce que nous perdons constamment de vue, c'est qu'être un moi ne se sépare pas du fait d'exister dans un espace de questions morales, qui ont rapport à l'identité et à la façon dont on doit être. C'est être capable de déterminer sa situation dans cet espace, être capable de l'habiter, d'être une perspective en lui.
  Mais n'y a-t-il pas quelque vérité dans l'idée que les personnes sont toujours des moi, que, dans toutes les cultures, elles distinguent l'intérieur de l'extérieur ? En un sens, cela ne fait pas de doute. La vraie difficulté consiste à distinguer les universaux humains des constellations historiques et à ne pas réduire les premiers aux secondes, comme nous éprouvons constamment la tentation de le faire, en sorte que notre mode particulier semble inévitable pour les êtres humains en tant que tels."

 

 

Charles Taylor, Les Sources du moi. La formation de l'identité moderne, 1989, tr. fr. Charlotte Melançon, Seuil, 1998, p. 151-153.

 

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Date de création : 06/06/2016 @ 06:24
Dernière modification : 06/06/2016 @ 06:24
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