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Texte à méditer :  Je vois le bien, je l'approuve, et je fais le mal.  Ovide
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Hors des sentiers battus
Toute expérimentation est rationnelle

  "Lorsque les historiens de la science moderne essaient de définir son essence et sa structure, ils insistent le plus souvent sur son caractère empirique et concret par opposition au caractère abstrait et livresque de la science classique et médiévale. L'observation et l'expérience menant une offen­sive victorieuse contre la tradition et l'autorité : telle est l'image, elle aussi traditionnelle, qui nous est habituel­lement donnée de la révolution intellectuelle au XVIIe  siècle, dont la science moderne est à la fois la racine et le fruit.
  Ce tableau n'est nullement erroné. Bien au contraire : il est parfaitement évident que la science moderne a élargi au-delà de toute possibilité de mesure notre connaissance du monde et accru le nombre de « faits » – toutes sortes de faits – qu'elle a découverts, observés et rassemblés. En outre, c'est justement ainsi que quelques-uns des fondateurs de la science moderne ont vu et compris leur œuvre et se sont compris eux-mêmes. Gilbert et Kepler, Harvey et Galilée – tous vantent l'admirable fécondité de l'expé­rience et de l'observation directe, en l'opposant à la stérilité de la pensée abstraite et spéculative.

  Pourtant, quelle que soit l'importance des nouveaux « faits » découverts et réunis par les venatores [chasseurs], l'accumula­tion d'un certain nombre de « faits », c'est-à-dire une pure collection de données d'observation ou d'expérience, ne constitue pas une science : les « faits » doivent être ordonnés, interprétés, expliqués. En d'autres termes, c'est seulement lorsqu'elle est soumise à un traitement théorique qu'une connaissance des faits devient une science.
  D'autre part, l'observation et l'expérience – c'est-à-dire l'observation et l'expérience brutes, celles du sens commun – ne jouèrent qu'un rôle peu important dans l'édification de la science moderne. On pourrait même dire qu'elles ont constitué les principaux obstacles que la science a ren­contrés sur son chemin. Ce n'est pas l'expérience, mais l'expérimentation qui développa sa croissance et favorisa sa victoire : l'empirisme de la science moderne ne repose pas sur l'expérience, mais sur l'expérimentation.
  Je n'ai certainement pas besoin d'insister ici sur la dif­férence entre « expérience » et « expérimentation ». Je vou­drais néanmoins souligner le lien étroit qu'il existe entre l'expérimentation et l'élaboration d'une théorie. Loin de s'opposer l'une à l'autre, l'expérience et la théorie sont liées et mutuellement interdéterminées, et c'est avec le développement de la précision et le perfectionnement de la théorie que croissent la précision et le perfectionnement des expériences scientifiques, En effet, une expérience scientifique – comme l'a si bien exprimé Galilée – étant une question posée à la nature, il est parfaitement clair que l'activité qui a pour résultat de poser cette question est fonction de l'élaboration du langage dans lequel cette acti­vité est formulée. L'expérimentation est un processus téléologique dont le but est déterminé par la théorie. L'« activisme » de la science moderne, si bien remarqué – scientia activa, operativa – et si mal interprété par Bacon, n'est que la contrepartie de son développement théorique.
  Nous avons à ajouter, d'ailleurs – et ceci détermine les  traits caractéristiques de la science moderne – de la recherche théorique adopte et développe le mode de pensée du mathématicien. C'est la raison pour laquelle son « empirisme » diffère toto caelo de celui de la tradition aristotélicienne : « Le livre de la nature est écrit en caractères géométriques », déclarait Galilée ; cela implique que, pour atteindre son but, la science moderne est tenue de remplacer le système des concepts flexibles et demi-qualitatifs de la science aristotélicienne par un système de concepts rigi­des et strictement quantitatifs. Ce qui signifie que la science moderne se constitue en substituant au monde qualitatif, ou plus exactement mixte, du sens commun (et de la science aristotélicienne), un monde archimédien de géométrique devenu réel ou – ce qui est exactement la même chose – en substituant au monde du plus ou moins qu'est celui de notre vie quotidienne, un Univers de mesure et de précision. En effet, cette substitution exclut automatiquement de l'Univers tout ce qui ne peut être soumis à mesure exacte.
  C'est cette recherche de la précision quantitative, de découverte de données numériques exactes, de ces « nombres, poids, mesures », avec lesquels Dieu a constitué le monde, qui forme le but et détermine ainsi la structure même des expériences de la science moderne."

 

Alexandre Koyré, "Une expérience de mesure", 1953, in Études d'histoire de la pensée scientifique, Gallimard, tel, 1985, p. 289-291.


 

  "La manière dont Galilée conçoit une méthode scientifique correcte implique une prédominance de la raison sur la simple expérience, la substitution de modèles idéaux (mathématiques) à une réalité empiriquement connue, la primauté de la théorie sur les faits. C'est seulement ainsi que les limitations de l'empirisme aristotélicien ont pu être surmontées et qu'une véritable méthode expérimentale a pu être élaborée ; une méthode dans laquelle la théorie mathématique détermine la structure même de la recherche expérimentale, ou, pour reprendre les termes propres de Galilée, une méthode qui utilise le langage mathématique (géométrique) pour formuler ses questions à la nature et pour interpréter les réponses de celle-ci ; qui, substituant l'Univers rationnel de la précision au monde de l'à-peu-près connu empiriquement, adopte la mensuration comme principe expérimental fondamental et le plus important. C'est cette méthode qui, fondée sur la mathématisation de la nature, a été conçue et développée – sinon par Galilée lui-même, dont le travail expérimental est pratiquement sans valeur, et qui doit sa renommé d'expérimentateur aux efforts infatigables des historiens positivistes – du moins par ses disciples et ses successeurs."

 

Alexandre Koyré, "Les origines de la science moderne", 1956, in Études d'histoire de la pensée scientifique, Gallimard, tel, 1985, p. 83.



  "Galilée est certainement d'accord avec Aristote pour admettre le primat de « tout ce que l'expérience sensible nous montre » sur tous les raisonnements. Mais il ne pense pas que l'expérience nous fournisse, en même temps que ces données, la correcte interprétation desdites données. Il pense, au contraire, que dans bien des cas, comme par exemple celui de la thèse copernicienne, ce qui nous semble constituer une contradiction entre certains faits et une certaine théorie est uniquement une contradiction entre cette théorie et notre hâtive et grossière interprétation de ces faits. De là la nécessité de dépouiller les faits (qui en eux-mêmes sont irréfutables) des apparences dont nous les avions inconsciemment revêtus. De là encore la nécessité de provoquer des faits nouveaux, plus précis, qui soient saisissables dans leur réalité en dehors du vêtement que leur fait porter la tradition.
  Savoir provoquer des faits de ce genre, c'est-à-dire des expériences non équivoques, descriptibles avec une extrême précision, c'est, selon Galilée, savoir interroger la nature. Dans cette recherche, il est nécessaire de ne pas s'arrêter aux premières apparences qualitatives, déjà chargées de très dangereuses interprétations traditionnelles, mais il faut concevoir et élaborer des dispositions techniques, ou des procédés, où la réponse de la nature apparaisse clairement et sans nulle possibilité de malentendus."

 

Ludovico Geymonat, Galilée, 1957, tr. fr. F.-M. Rosset et S. Martin, Points Sciences, 1992, p. 254-255.



  "La loi de Galilée dit que l'espace parcouru par un corps qui tombe, que ce soit verticalement ou selon une parabole, est lié proportionnellement au carré du temps que dure la chute ; soit e = 1/2 g t2, où l'expression quadratique t2 symbolise le fait que l'espace parcouru fait boule de neige. C'est une théorie qui a le double défaut d'être invérifiable et de méconnaître l'originalité des faits naturels ; elle ne correspond, ni à l'expérimentation, ni à l'expérience vécue. Passons sur la trop fameuse expérimentation de la tour de Pise : on sait aujourd'hui que Galilée ne la fit pas (le XVIIe est plein d'expérimentations qui ne furent faites qu'en pensée, et les expériences de Pascal sur le vide sont de celles-là) ou qu'il la fit mal ; les résultats en sont faux du simple au double. Quant à l'expérience du plan incliné, Galilée y recourut, faute de pouvoir faire le vide dans une enceinte ; mais de quel droit conclure d'une boule qui roule à une boule qui tombe ? Et pourquoi négliger ceci et retenir cela, tenir la résistance de l'air pour négligeable et l'accélération pour essentielle ? Et si la bonne clé était à chercher dans l'idée de bon sens qu'une boule tombe vite ou lentement selon qu'elle est de plomb ou de plume ? Aristote négligeait l'aspect quantitatif du phénomène, et on ne peut l'en blâmer, puisque Galilée néglige la nature du corps qui tombe. Au fait, sa loi est-elle si quantitative ? Elle est invérifiable faute de chronomètre (Galilée ne disposait que d'une clepsydre), faute d'enceinte et faute d'avoir déterminé la valeur de g. Elle est aussi vague qu'arbitraire (la formule e = 1/2 g t2 est vraie du coup d'accélérateur d'un automobiliste aussi bien que d'un corps qui tombe). Or elle est en contradiction avec notre expérience. Qu'y a-t-il de commun entre la chute verticale d'une boule de plomb, le vol plané d'une feuille et la trajectoire parabolique d'un javelot lancé intentionnellement par un tireur, sauf le mot de chute ? Galilée a été victime d'un piège du langage. S'il est une évidence, c'est la différence entre les mouvements libres (le feu monte, la pierre tombe) et les mouvements contraint (la flamme qu'on souffle vers le bas, la pierre qu'on lance vers le ciel) ; ces derniers mouvements finissent toujours par reprendre leur direction naturelle : les faits physiques ne sont pas des choses. Allons plus loin, revenons aux choses mêmes : ce sera pour nous souvenir qu'aucune chute ne ressemble à une autre, qu'il n'est de chutes que concrètes, que la perfection presque abstraite de la chute d'une boule de plomb est une limite plutôt qu'un type, qu'elle est une fiction trop rationnelle,  comme l'homo œconomicus ; en fait, nul ne peut calculer ni prévoir une chute : on peut seulement la décrire idiographiquement, en faire l'histoire. La physique n'est pas une affaire de raison, mais d'entendement, de prudence : personne ne peut dire exactement combien durera la chute d'une feuille ; mais on peut dire que certains choses sont impossibles et que d'autres ne le sont pas : une feuille ne peut pas rester indéfiniment en l'air, de même qu'un cheval ne peut naître d'une brebis. La nature n'a pas de lois scientifiques, car elle aussi variable que l'homme ; mais elle a ses foedera[1], ses bornes constitutionnelles, comme l'histoire (par exemple, nous savons bien que l'eschatologie révolutionnaire est une impossibilité, qu'elle est contraire aux foedera historiae et que n'importe quoi ne peut arriver ; mais quant à dire ce qui arrivera précisément... Tout au plus peut-on penser que tel événement « favorise » la venue de tel autre). Nature ou histoire ont ainsi leurs bornes, mais à l'intérieur de ces bornes, la détermination est impossible."

 

Paul Veyne, Comment on écrit l'histoire, 1971, Points Histoire, 1979, p. 162-163.

 


Date de création : 06/07/2018 @ 09:13
Dernière modification : 16/03/2023 @ 10:40
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