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Hors des sentiers battus
Mémoire individuelle et mémoire collective

  "On n'est pas encore habitué à parler de la mémoire d'un groupe, même par métaphore. Il semble qu'une telle faculté ne puisse exister et durer que dans la mesure où elle est liée à un corps ou à un cerveau individuel. Admettons cependant qu'il y ait, pour les souvenirs, deux manières de s'organiser et qu'ils puissent tantôt se grouper autour d'une personne définie, qui les envisage de son point de vue, tantôt se distribuer à l'intérieur d'une société grande ou petite, dont ils sont autant d'images partielles. Il y aurait donc des mémoires individuelles et, si l'on veut, des mémoires collectives. En d'autres termes, l'individu participerait à deux sortes de mémoires. Mais, suivant qu'il participe à l'une ou à l'autre, il adopterait deux attitudes très différentes et même contraires. D'une part, c'est dans le cadre de sa personnalité, ou de sa vie personnelle, que viendraient prendre place ses souvenirs : ceux-là mêmes qui lui sont communs avec d'autres ne seraient envisagés par lui que sous l'aspect qui l'intéresse en tant qu'il se distingue d'eux. D'autre part, il serait capable à certains moments de se comporter simplement comme le membre d'un groupe qui contribue à évoquer et entretenir des souvenirs impersonnels, dans la mesure où ceux-ci intéressent le groupe. Si ces deux mémoires se pénètrent souvent, en particulier si la mémoire individuelle peut, pour confirmer tels de ses souvenirs, pour les préciser, et même pour combler quelques-unes de ses lacunes, s'appuyer sur la mémoire collective, se replacer en elle, se confondre momentanément avec elle, elle n'en suit pas moins sa voie propre, et tout cet apport extérieur est assimilé et incorporé progressivement à sa substance. La mémoire collective, d'autre part, enveloppe les mémoires individuelles, mais ne se confond pas avec elles. Elle évolue suivant ses lois, et si certains souvenirs individuels pénètrent aussi quelquefois en elle, ils changent de figure dès qu'ils sont replacés dans un ensemble qui n'est plus une conscience personnelle.
  Considérons maintenant la mémoire individuelle. Elle n'est pas entièrement isolée et fermée. Un homme, pour évoquer son propre passé, a souvent besoin de faire appel aux souvenirs des autres. Il se reporte à des points de repère qui existent hors de lui, et qui sont fixés par la société. Bien plus, le fonctionnement de la mémoire individuelle n'est pas possible sans ces instruments que sont les mots et les idées, que l'individu n'a pas inventés, et qu'il a empruntés à son milieu. Il n'en est pas moins vrai qu'on ne se souvient que de ce qu'on a vu, fait, senti, pensé à un moment du temps, c'est-à-dire que notre mémoire ne se confond pas avec celle des autres. Elle est limitée assez étroitement dans l'espace et dans le temps. La mémoire collective l'est aussi : mais ces limites ne sont pas les mêmes. Elles peuvent être plus resserrées, bien plus éloignées aussi. Durant le cours de ma vie, le groupe national dont je faisais partie a été le théâtre d'un certain nombre d'événements dont je dis que je me souviens, mais que je n'ai connus que par les journaux ou par les témoignages de ceux qui y furent directement mêlés. Ils occupent une place dans la mémoire de la nation. Mais je n'y ai pas assisté moi-même. Quand je les évoque, je suis obligé de m'en remettre entièrement à la mémoire des autres, qui ne vient pas ici compléter ou fortifier la mienne, mais qui est la source unique de ce que j'en veux répéter. Je ne les connais souvent pas mieux ni autrement que les événements anciens, qui se sont produits avant ma naissance. Je porte avec moi un bagage de souvenirs historiques, que je peux augmenter par la conversation ou par la lecture. Mais c'est là une mémoire empruntée et qui n'est pas la mienne. [...]

  Il y aurait donc lieu de distinguer en effet deux mémoires, qu'on appellerait, si l'on veut, l'une intérieure ou interne, l'autre extérieure, ou bien l'une mémoire personnelle, l'autre mémoire sociale. Nous dirions plus exactement encore […] : mémoire autobiographique et mémoire historique. La première s'aiderait de la seconde, puisque après tout l'histoire de notre vie fait partie de l'histoire en général. Mais la seconde serait, naturellement, bien plus étendue que la première. D'autre part, elle ne nous représenterait le passé que sous une forme résumée et schématique, tandis que la mémoire de notre vie nous en présenterait un tableau bien plus continu et plus dense."

 

Maurice Halbwachs, La Mémoire collective, 1950, Chapitre III, Albin Michel, 1997, p. 97-99.

 

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Date de création : 04/09/2018 @ 17:08
Dernière modification : 04/09/2018 @ 17:08
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