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Texte à méditer :   La réalité, c'est ce qui ne disparaît pas quand vous avez cessé d'y croire.   Philip K. Dick
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Hors des sentiers battus
La mémoire comme réservoir

  "Je dépasserai donc cette faculté de ma nature, et me hausserai par degrés jusqu'à Celui qui m'a créé. Et j'arrive aux plaines, aux vastes palais de la mémoire, là où se trouvent les trésors des images innombrables véhiculées par les perceptions de toute sorte. Là sont gardées toutes les pensées que nous formons, en augmentant, en diminuant, en modifiant d'une manière quel­conque les acquisitions de nos sens, et tout ce que nous avons pu y mettre en dépôt et en réserve, si l'oubli ne l'a pas encore dévoré et enseveli.
  Quand je suis là, je fais comparaître tous les souvenirs que je veux. Certains s'avancent aussitôt ; d'autres après une plus longue recherche : il faut, pour ainsi dire, les arracher à de plus obscures retraites ; il en est qui accourent en masse, alors qu'on voulait et qu'on cherchait autre chose : ils surgissent, semblant dire : « Ne serait­-ce pas nous... ? » Je les éloigne avec la main de l'esprit du visage de ma mémoire, jusqu'à ce que celui que je veux écarte les nuages et du fond de son réduit paraisse à mes yeux. D'autres enfin se présentent sans difficulté, en files régulières, à mesure que je les appelle ; les pre­miers s'effacent devant les suivants, et disparaissent ainsi pour reparaître, quand je le voudrai. C'est exactement ce qui se passe quand je raconte quelque chose de mémoire.

  C'est là que se conservent, rangés distinctement par espèces, les sensations qui y ont pénétré, chacune par son accès propre : la lumière, toutes les couleurs, les formes des corps, par les yeux ; tous les genres de sons, par les oreilles ; toutes les odeurs, par les narines ; toutes les saveurs, par la bouche ; enfin, par le sens épars dans tout le corps, le dur ou le mou, le chaud ou le froid, le doux ou le rude, le lourd ou le léger, les impressions qui ont leur cause hors du corps ou dans le corps. La mémoire les recueille toutes dans ses vastes retraites, dans ses secrets et ineffables replis pour les rappeler et les reprendre au besoin. Elles y entrent toutes, chacune par sa porte particulière, et s'y disposent. Au reste, ce ne sont pas les choses elles-mêmes qui entrent dans la mémoire, mais les images des choses sensibles, pour s'y mettre aux ordres de la pensée qui les évoque. Comment ces images se sont-elles formées, qui saurait le dire, encore que l'on voie bien par quels sens elles sont recueillies et renfermées au-dedans de nous ? J'ai beau être dans les ténèbres et le silence, je peux, à mon gré, me représenter les couleurs par la mémoire, distinguer le blanc du noir, et toutes les autres couleurs les unes des autres ; mes images auditives ne viennent pas troubler mes images visuelle : elles sont là aussi cependant, comme tapies dans le retraite isolée. S'il me plaît de les appeler, elles arrivent aussitôt. Même lorsque se repose ma langue et que se tait ma gorge, je chante autant que je veux ; et les images des couleurs, qui n'en sont pas moins là, ne viennent pas se jeter à la traverse et interrompre, pendant que je fais usage de l'autre trésor qui me vient des oreilles. Pareillement, les impressions introduites et amassées en moi par les autres sens, je les évoque comme il me plaît ; je discerne le parfum des lis de celui des violettes, sans humer aucune fleur ; je peux préférer le miel au vin cuit, le poli au rugueux, sans rien goûter ni rien toucher, seulement par le souvenir.
  C'est en moi-même que se fait tout cela, dans l'immense palais de ma mémoire. C'est là que j'ai à mes ordres le ciel, la terre, la mer et toutes les sensations que j'en ai pu éprouver, sauf celles que j'ai oubliées ; c'est là que je me rencontre moi-même, que je me souviens de moi-même, de ce que j'ai fait, du moment, de l'endroit où je l'ai fait, des dispositions affectives où je me trouvais, en le faisant ; c'est là que se tiennent tous mes souvenirs, ceux qui sont fondés sur mon expérience ou ceux qui ont leur source dans ma croyance en autrui. Du même dépôt je tire des analogies formées d'après mes expériences personnelles ou d'après les croyances qui m'ont fait admettre ces expériences ; je rattache les unes les autres au passé et, à la lumière de ces connaissances, je médite l'avenir, actions, événements, espoirs ; et tout cela m'est comme présent : « Je ferai ceci et cela », c'est ce que je me dis dans ces vastes sinuosités de mon esprit, plein de tant d'images et d'images de si grandes choses. Et j'en tire telle ou telle conséquence : « Oh ! s'il arrivait telle ou telle chose ! » « Que Dieu détourne de nous ceci ou cela ! » Je me tiens intérieurement ce langage, et, pendant que je parle, je dispose des images des réalité que j'exprime, issues du même trésor de la mémoire : sans elles, je ne pourrais rien dire.
  Grande est cette puissance de la mémoire, prodigieusement grande, ô mon Dieu ! C'est un sanctuaire d'une ampleur infinie. Qui en a touché le fond ? Cependant ce n'est qu'un pouvoir de mon esprit, qui tient à ma nature ; mais je ne puis comprendre entièrement ce que je suis. L'esprit est donc trop étroit pour s'étreindre lui-même ? Et où donc passe ce qu'il ne peut comprendre de lui ? Serait-ce hors de lui et non en lui ? Mais comment ne comprend-il pas ? Cette idée me remplit d'étonnement, et je suis frappé de stupeur.
  Les hommes s'en vont admirer les cimes des montagnes, les vagues énormes de la mer, le large cours des fleuves, les côtes de l'Océan, les révolutions des astres, et ils se détournent d'eux-mêmes ! Ils ne trouvent point admirable que je parle de toutes ces choses sans les voir de mes yeux ; cependant je ne pourrais en parler, si ces montagnes, ces vagues, ces fleuves, ces astres que j'ai vus, cet océan, auquel je crois sur le témoignage d'autrui, je ne le voyais intérieurement, dans ma mémoire, avec les dimensions que percevraient mes regards au-dehors. Mais quand je les ai vus de mes yeux, je ne les ai pas absorbés ;  ce ne sont pas ces choses qui sont en moi, ce sont seule­ment leurs images ; et je sais par lequel de mes sens j'en ai recueilli l'impression."

 

Saint Augustin, Les Confessions, X, 8, tr. fr. Joseph Trabucco, GF, 1964, p. 209-212.

 

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Date de création : 18/11/2018 @ 17:23
Dernière modification : 18/11/2018 @ 17:23
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