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Texte à méditer :  Time is money.
  
Benjamin Franklin
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Hors des sentiers battus
Le désir comme manque / malaise / souffrance

  "SOCRATE : Tout ce que je veux savoir, c’est si Eros éprouve ou non le désir de ce dont il est amour.
  AGATHON : Assurément, il en éprouve le désir.

  – Est-ce le fait de posséder ce qu’il désire et ce qu’il aime qui fait qu’il le désire et qu’il l’aime, ou le fait de ne pas le posséder ?
  – Le fait de ne pas le posséder, cela du moins est vraisemblable.
  – Examine donc si au lieu d’une vraisemblance il ne s’agit pas d’une nécessité : il y a désir de ce qui manque, et il n’y a pas désir de ce qui ne manque pas ? Il me semble à moi, Agathon, que cela est une nécessité qui crève les yeux ; que t’en semble-t-il ?
  – C’est bien ce qu’il me semble.
  – Tu dis vrai. Est-ce qu’un homme qui est grand souhaiterait être grand, est-ce qu’un homme qui est fort souhaiterait être fort ?
  – C’est impossible, suivant ce que nous venons d’admettre.
  – Cet homme ne saurait manquer de ces qualités, puisqu’il les possède.
  – Tu dis vrai.
  – Supposons en effet qu’un homme qui est fort souhaite être fort, qu’un homme qui est rapide souhaite être rapide, qu’un homme qui est en bonne santé souhaite être en bonne santé, car quelqu’un estimerait peut-être que, en ce qui concerne ces qualités et toutes celles qui ressortissent au même genre, les hommes qui sont tels et qui possèdent ces qualités, désirent encore les qualités qu’ils possèdent. C’est pour éviter de tomber dans cette erreur que je m’exprime comme je le fais. Si tu considères, Agathon, le cas de ces gens-là, il est forcé qu’ils possèdent présentement les qualités qu’ils possèdent, qu’ils le souhaitent ou non. En tout cas, on ne saurait désirer ce que précisément on possède. Mais supposons que quelqu’un nous dise : « Moi, qui suis en bonne santé, je n’en souhaite pas moins être en bonne santé, moi, qui suis riche, je n’en souhaite pas moins être riche ; cela même que je possède, je ne désire pas moins le posséder. » Nous lui ferions cette réponse : « Toi, bonhomme, qui es doté de richesse, de santé et de force, c’est pour l’avenir que tu souhaites en être doté, puisque, présentement en tout cas, bon gré mal gré, tu possèdes tout cela. Ainsi, lorsque tu dis éprouver le désir de ce que tu possèdes à présent, demande-toi si ces mots ne veulent pas tout simplement dire ceci : "Ce que j’ai à présent, je souhaite aussi l’avoir dans l’avenir." » Il en conviendrait, n’est-ce pas ? […] Dans ces conditions, aimer ce dont on n’est pas encore pourvu et qu’on ne possède pas, n’est-ce pas souhaiter que, dans l’avenir, ces choses-là nous soient conservées et nous restent présentes ?
  – Assurément.
  – Aussi l’homme qui est dans ce cas, et quiconque éprouve le désir de quelque chose, désire ce dont il ne dispose pas et ce qui n’est pas présent ; et ce qu’il n’a pas, ce qu’il n’est pas lui-même, ce dont il manque, tel est le genre de choses vers quoi vont son désir et son amour."

 

Platon, Le Banquet, 200a-200e, tr. Luc Brisson modifiée, GF, 2018, p. 132-134.


 

  "SOCRATE - Il nous faut encore au préalable voir ce qu’est le désir et où il naît.
  PROTARQUE - Faisons donc cet examen ; aussi bien nous n’avons rien à y perdre.

  SOCRATE - Nous y perdrons, au contraire, Protarque, et voici quoi : quand nous aurons trouvé ce que nous cherchons, nous perdrons l’embarras où nous sommes à cet égard.
  PROTARQUE - Bien riposté. Mais essayons de traiter la suite.
  SOCRATE - Eh bien, n’avons-nous pas dit tout à l’heure que la faim, la soif et beaucoup d’autres choses analogues sont des désirs ?
  PROTARQUE - Certainement.
  SOCRATE - Que voyons-nous d’identique dans ces affections si différentes, pour les désigner par un seul nom ?
  PROTARQUE - Par Zeus, cela ne doit pas être facile à expliquer ; il faut le faire pourtant.
  SOCRATE - Reprenons la chose de ce point, avec les mêmes exemples.
  PROTARQUE - De quel point ?
  SOCRATE - Toutes les fois que nous disons : « Il a soif », nous disons bien quelque chose.
  PROTARQUE - Bien sûr.
  SOCRATE - Cela revient à dire : « Il est vide ».
  PROTARQUE - Sans doute.
  SOCRATE - Or la soif n’est-elle pas un désir ?
  PROTARQUE - Oui, un désir de boire.
  SOCRATE - De boire et d’être rempli par la boisson.
  PROTARQUE - Oui, d’en être rempli, ce me semble.
  SOCRATE - Ainsi, quand l’un d’entre nous est vide, il désire, à ce qu’il paraît, le contraire de ce qu’il éprouve, puisque, étant vide, il désire être rempli.
  PROTARQUE - C’est parfaitement clair."

 

Platon, Philèbe, 34d-35a, tr. fr. Émile Chambry, GF, 1969, p. 311-313.



  "L'inquiétude[1] qu'un homme ressent en lui-même pour l'absence d'une chose qui lui donnerait du plaisir si elle était présente, c'est ce qu'on nomme désir, qui est plus ou moins grand, selon que cette inquiétude est plus ou moins ardente. Et ici il ne sera peut-être pas inutile de remarquer en passant, que l'inquiétude est le principal, pour ne pas dire le seul aiguillon qui excite l'industrie et l'activité des hommes. Car quelque bien qu'on propose à l'homme, si l'absence de ce bien n'est suivie d'aucun déplaisir, ni d'aucune douleur, et que celui qui en est privé, puisse être content et à son aise sans le posséder, il ne s'avise pas de le désirer, et moins encore de faire des efforts pour en jouir. Il ne sent pour cette espèce de bien qu'une pure velléité, terme qu'on emploie pour signifier le plus bas degré du désir, et ce qui approche le plus de cet état où se trouve l'âme à l'égard d'une chose qui lui est tout à fait indifférente, et qu'elle ne désire en aucune manière, lorsque le déplaisir que cause l'absence d'une chose est si peu considérable, et si mince, pour ainsi dire, qu'il ne porte celui qui en est privé, qu'à former quelques faibles souhaits sans se mettre autrement en peine d'en rechercher la possession. Le désir est encore éteint ou ralenti par l'opinion où l'on est, que le bien souhaité ne peut être obtenu, à proportion que l'inquiétude de l'âme est dissipée, ou diminuée par cette considération particulière. C'est une réflexion qui pourrait porter nos pensées plus loin, si c'en était ici le lieu."

 

John Locke, Essai sur l'entendement humain, 1689, Livre II, chap. 20, § 6, tr. fr. Pierre Coste, Le Livre de Poche, 2009, p. 386-387.


[1] Uneasiness est le mot anglais dont Locke se sert et qui est rendu par inquiétude. Par uneasiness l’auteur entend l’état d’un homme qui n’est pas à son aise, le manque d’aise et de tranquillité dans l’âme. On pouvait traduire uneasiness par intranquillité.


 

  "Voyons préſentement ce que c'est qui détermine la volonté par rapport à nos actions. Pour moi, après avoir examiné la chose une seconde fois, je suis porté à croire, que ce qui détermine la volonté à agir, n'est pas le plus grand bien, comme on le suppose ordinairement, mais plutôt quelque inquiétude actuelle, et, pour l'ordinaire, celle qui est plus pressante. C'est là, dis-je, ce qui détermine successivement la volonté, et nous porte à faire les actions que nous faisons. Nous pouvons donner à cette inquiétude le nom de désir qui est effectivement une inquiétude de l'esprit, causée par la privation de quelque bien absent. Toute douleur du corps, quelle qu'elle soit, et tout mécontentement de l'esprit, est une inquiétude, à laquelle est toujours joint un désir proportionné à la douleur ou à l'inquiétude qu'on ressent, et dont il peut à peine être distingué. Car le désir n'étant que l'inquiétude que cause le manque d'un bien absent par rapport à quelque douleur qu'on ressent actuellement, le soulagement de cette inquiétude est ce bien absent, et jusqu'à ce qu'on obtienne ce soulagement de cette inquiétude est ce bien absent, et jusqu'à ce qu'on obtienne ce soulagement ou cette quiétude [ease], on peut donner à cette inquiétude le nom de désir, parce que personne ne sent de la douleur qui ne souhaite d'en être délivré, avec un désir proportionné à l'impression de cette douleur, et qui en est inséparable. Mais outre le désir d'être délivré de la douleur, il y a un autre désir d'un bien positif qui est absent ; et encore à cet égard le désir et l'inquiétude sont dans une égale proportion : car autant que nous désirons un bien absent, autant est grande l'inquiétude que nous cause ce désir. Mais il est à propos de remarquer ici, que tout bien absent ne produit pas une douleur proportionnée au degré d'excellence qui est en lui, ou que nous y reconnaissons, comme toute douleur cause un désir égal à elle-même ; parce que l'absence du bien n'est pas toujours un mal, comme est la présence de la douleur. C'est pourquoi l'on peut considérer et envisager un bien absent sans désir. Mais à proportion qu'il y a du désir quelque part, autant y a-t-il d'inquiétude."

 

John Locke, Essai sur l'entendement humain, 1689, Livre II, chap. 21, § 31, tr. fr. Pierre Coste, Le Livre de Poche, 2009, p. 412-413.


  "Le malaise détermine la volonté
  Revenons donc à notre recherche quant à ce qui, dans le champ de l'action, détermine la volonté. Après avoir réexaminé la question, je suis porté à croire que ce n'est pas, comme on le suppose ordinairement, le plus grand bien envisagé mais un malaise (souvent le plus pressant) auquel on est actuellement soumis; c'est ce qui successivement détermine la volonté et nous porte aux actions que nous faisons. Ce malaise, on peut le nom­mer d'après ce qu'il est : désir, malaise de l'esprit dû à un bien absent; toute douleur du corps quelle qu'elle soit, toute inquiétude de l'esprit, est un malaise, et il lui est toujours joint un désir égal à la douleur (ou malaise) ressentie, qui n'en est guère discernable. Car le désir n'étant que malaise par manque d'un bien absent, ce bien absent (par analogie à toute douleur ressentie) c'est d'être à l'aise ; et tant que cette aisance n'est pas atteinte, on peut appeler désir ce malaise – car personne ne ressent de douleur sans souhaiter en être délivré, avec un désir égal à la douleur et inséparable de lui.

  Le désir est malaise
  Outre le désir d'être délivré de la douleur, il en est aussi un autre, le désir d'un bien positif absent ; ici aussi le désir et le malaise sont égaux : autant l'on désire un bien absent, autant on vit douloureusement son absence. Pourtant un bien absent ne produit pas une douleur en rapport avec la grandeur qu'il a ou qu'il est censé avoir, alors que toute douleur produit un désir qui lui est égal; l'absence d'un bien n'est en effet pas toujours une douleur, alors que la présence d'une douleur l'est. Et donc on peut envisager un bien absent sans désir ; mais dans la mesure où quelque part il y a du désir, il y a malaise."

 

John Locke, Essai sur l'entendement humain, 1689, Livre II, chapitre 21, § 31, tr. fr. J.M. Vienne, Vrin, 2001, p. 397-398.


 

  "PHILALETHE  : – L'inquiétude (uneasiness en anglais) qu'un homme ressent en lui-même par l'absence d'une chose qui lui donnerait du plaisir si elle était présente, c'est ce qu'on nomme désir. L'inquiétude est le principal, pour ne pas dire le seul aiguillon qui excite l'industrie et l'activité des hommes ; car quelque bien qu'on propose à l'homme, si l'absence de ce bien n'est suivie d'aucun déplaisir ni d'aucune douleur et que celui qui en est privé puisse être content et à son aise sans le posséder, il ne s'avise pas de le désirer et moins encore de faire des efforts pour en jouir. Il ne sent pour cette espèce de bien qu'une pure velléité, terme qu'on a employé pour signifier le plus bas degré du désir, qui approche le plus de cet état où se trouve l'âme à l'égard d'une chose qui lui est tout à fait indifférente, lorsque le déplaisir que cause l'absence d'une chose est si peu considérable qu'il ne porte qu'à de faibles souhaits sans engager de se servir des moyens de l'obtenir. Le désir est encore éteint ou ralenti par l'opinion où l'on est que le bien souhaité ne peut être obtenu à proportion que l'inquiétude de l'âme est guérie ou diminuée par cette considération. Au reste j'ai trouvé ce que je vous dis de l'inquiétude dans ce célèbre auteur anglais dont je vous rapporte souvent les sentiments. J'ai été un peu en peine de la signification du mot anglais uneasiness. Mais l'interprète français, dont l'habilité à s'acquitter de cet emploi ne saurait être révoquée en doute, remarque au bas de la page (chap., § 6) que par ce mot anglais l'auteur entend l'état d'un homme qui n'est pas à son aise, le manque d'aise et de tranquillité dans l'âme, qui à cet égard est purement passive, et qu'il a fallu rendre ce mot par celui d'inquiétude, qui n'exprime pas précisément la même idée, mais qui en approche le plus près. Cet avis (ajoute-t-il) est surtout nécessaire par rapport au chapitre suivant, De la puissance, où l'auteur raisonne beaucoup sur cette espèce d'inquiétude, car si l'on n'attachait pas à ce mot l'idée qui vient d'être marquée, il ne serait pas possible de comprendre exactement les matières qu'on traite dans ce chapitre et qui sont des plus importantes, et des plus délicates de tout l'ouvrage.
  THEOPHILE : – L'interprète a raison […] il me paraît quasi que le mot d'inquiétude, s'il n'exprime pas assez le sens de l'auteur, convient pourtant assez à mon avis à la nature de la chose, et celui d'uneasiness, s'il marquait un déplaisir, un chagrin, une incommodité, et en un mot quelque douleur effective, n'y conviendrait pas. Car j'aimerais mieux dire que dans le désir en lui-même il v a plutôt une disposition et préparation à la douleur que de la douleur même. Il est vrai que cette perception quelquefois ne diffère de celle qu'il y a dans la douleur que du moins au plus, mais c'est que le degré est de l'essence de la douleur, car c'est une perception notable. On voit aussi cela par la différence qu'il y a entre l'appétit et la faim, car quand l'irritation de l'estomac devient trop forte, elle incommode, de sorte qu'il faut appliquer ici notre doctrine des perceptions trop petites pour être aperçues, car si ce qui se passe en nous lorsque nous avons de l'appétit et du désir était assez grossi, il nous causerait de la douleur. C'est pourquoi l'auteur infiniment sage de l'univers l'a fait pour notre bien, quand il a fait en sorte que nous soyons souvent dans l'ignorance et dans des perceptions confuses, c'est afin que nous agissions plus promptement par instinct, et que nous ne soyons pas incommodés par des sensations trop distinctes de quantités d'objets, qui ne nous reviennent pas tout à fait, et dont la nature n'a pu se passer pour obtenir ses fins. […] Combien de personnes qui, ayant l'odorat trop subtil, en sont incommodées, et combien verrions-nous d'objets dégoûtants si notre vue était assez perçante ? C'est aussi par cette adresse que la nature nous a donné des aiguillons du désir, comme des rudiments ou éléments de la douleur ou pour ainsi dire des demi-douleurs […] des petites douleurs inaperceptibles, afin que nous jouissions de l'avantage du mal sans en recevoir l'incommodité  : car autrement, si cette perception était trop distincte, on serait toujours misérable en attendant le bien, au lieu que cette continuelle victoire sur ces demi-douleurs, qu'on sent en suivant son désir et satisfaisant en quelque façon à cet appétit ou à cette démangeaison, nous donne quantité de demi-plaisirs dont la continuation et l'amas (comme dans la continuation de l'impulsion d'un corps pesant qui descend et qui acquiert de l'impétuosité) devient enfin un plaisir entier et véritable. Et dans le fond, sans ces demi-douleurs, il n'y aurait pas de plaisir, et il n'y aurait pas moyen de s'apercevoir que quelque chose nous aide et nous soulage en ôtant quelques obstacles qui nous empêchent de nous mettre à notre aise. C'est encore en cela qu'on reconnaît l'affinité du plaisir et de la douleur, que Socrate remarque dans le Phédon de Platon, lorsque les pieds lui démangent. […] Mais pour en revenir à l'inquiétude, c'est-à-dire les petites sollicitations imperceptibles qui nous tiennent toujours en haleine, ce sont des déterminations confuses, en sorte que souvent nous ne savons pas ce qui nous manque, au lieu que dans les inclinations et passions, nous savons au moins ce que nous demandons, quoique les déterminations confuses entrent aussi dans leur manière d'agir, et que les mêmes passions causent aussi cette inquiétude ou démangeaison. Ces impulsions sont comme autant de petits ressorts qui tâchent de se débander et qui font agir notre machine. […] C'est par là que nous ne sommes jamais indifférents, lorsque nous paraissons l'être le plus, par exemple de nous tourner à droite plutôt qu'à gauche au bout d'une allée. Car le parti que nous prenons vient des déterminations insensibles, mêlées des actions des objets et de l'intérieur du corps, qui nous fait trouver plus à notre aise dans l'une que dans l'autre manière de nous remuer. On appelle Unruhe en allemand, c'est-à-dire inquiétude, le balancier d'une horloge. On peut dire qu'il en est de même de notre corps, qui ne saurait jamais être parfaitement à son aise : parce que quand il le serait, une nouvelle impression des objets, un petit changement dans les organes, dans les vases et dans les viscères changera d'abord la balance et les fera faire quelque petit effort pour se remettre dans le meilleur état qu'il se peut ; ce qui produit un combat perpétuel qui fait pour ainsi dire l'inquiétude de notre horloge, de sorte que cette appellation est assez à mon gré."

 

Leibniz, Nouveaux essais sur l'entendement humain, 1704, II, 20, § 6, GF, 1990, p. 129-131.


 

  "Désir, (Métaph. & Morale.) Espèce d'inquiétude dans l'âme, que l'on ressent pour l'absence d'une chose qui donnerait du plaisir si elle était présente, ou du moins à laquelle on attache une idée de plaisir. Le désir est plus où moins grand, selon que cette inquiétude est plus ou moins ardente. Un désir très faible s'appelle velléité.
  Je dis que le désir est un état d'inquiétude ; et quiconque réfléchit sur soi-même, en sera bientôt convaincu : car qui est-ce qui n'a point éprouvé dans cet état, ce que le sage dit de l'espérance (ce sentiment si voisin du désir), qu'étant différée elle fait languir le cœur ? Cette langueur est proportionnée à la grandeur du désir, qui quelquefois porte l'inquiétude à un tel point, qu'il fait crier avec Rachel : donnez-moi ce que je souhaite, donnez-moi des enfants, ou je vais mourir.

  Quoique le bien et le mal présent et absent agissent sur l'esprit, cependant ce qui détermine immédiatement la volonté, c'est l'inquiétude du désir fixé sur quelque bien absent quel qu'il soit ; ou négatif, comme la privation de la douleur à l'égard d'une personne qui en est actuellement atteinte ; ou positif, comme la jouissance d'un plaisir.
  L'inquiétude qui naît du désir, détermine donc la volonté ; parce que c'en est le principal ressort, et qu'en effet il arrive rarement que la volonté nous pousse à quelque action, sans que quelque désir l'accompagne. Cependant l'espèce d'inquiétude qui fait partie, ou qui est du moins une suite de la plupart des autres passions, produit le même effet ; car la haine, la crainte, la colère, l'envie, la honte, etc. ont chacune leur inquiétude, et par-là opèrent sur la volonté. On aurait peut-être bien de la peine à trouver quelque passion qui soit exempte de désir. Au milieu même de la joie, ce qui soutient l'action d'où dépend le plaisir présent, c'est le désir de continuer ce plaisir, et la crainte d'en être privé. La fable du rat de ville et du rat des champs, en est le tableau. Toutes les fois qu'une plus grande inquiétude vient à s'emparer de l'esprit, elle détermine aussitôt la volonté à quelque nouvelle action, et le plaisir présent est négligé."

 

Chevalier de Jaucourt, Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, tome 4, article "Désir", 1751.



  "Nous venons de faire voir en quoi consistent les différentes sortes de besoins, et comment ils sont la cause des degrés de vivacité, avec lesquels les facultés de l'âme s'appliquent à un bien, dont la jouissance devient nécessaire. Or, le désir n'est que l'action même de ces facultés, lorsqu'elles se dirigent sur la chose dont nous sentons le besoin.
  Tout désir suppose donc que la statue a l'idée de quelque chose de mieux, que ce qu'elle est dans le moment ; et qu'elle juge de la différence de deux états qui se succèdent. S'ils diffèrent peu, elle souffre moins, par la privation de la manière d'être qu'elle désire ; et j'appelle malaise, ou léger mécontentement, le sentiment qu'elle éprouve : alors l'action de ses facultés, ses désirs sont plus faibles. Elle souffre au contraire davantage, si la différence est considérable ; et j'appelle inquiétude, ou même tourment, l'impression qu'elle ressent : alors l'action de ses facultés, ses désirs sont plus vifs. La mesure du désir est donc la différence aperçue entre ces deux états ; et il suffit de se rappeler comment l'action des facultés peut acquérir, ou perdre de la vivacité, pour connaître tous les degrés, dont les désirs sont susceptibles.

  Ils n'ont, par exemple, jamais plus de violence, que lorsque les facultés de la statue se portent à un bien, dont la privation produit une inquiétude d'autant plus grande, qu'il diffère davantage de la situation présente. En pareil cas, rien ne la peut distraire de cet objet : elle se le rappelle, elle l'imagine ; toutes ses facultés s'en occupent uniquement. Plus par conséquent elle le désire, plus elle s'accoutume à le désirer. En un mot, elle a pour lui ce qu'on nomme passion ; c'est-à-dire, un désir qui ne permet pas d'en avoir d'autres, ou qui du moins est le plus dominant.
  Cette passion subsiste, tant que le bien qui en est l'objet, continue de paraître le plus agréable, et que sa privation est accompagnée des mêmes inquiétudes. Mais elle est remplacée par une autre, si la statue a occasion de s'accoutumer à un nouveau bien auquel elle doit donner la préférence.
  Dès qu'il y a en elle jouissance, souffrance, besoin, désir, passion, il y a aussi amour et haine. Car elle aime une odeur agréable, dont elle jouit, ou qu'elle désire. Elle hait une odeur désagréable, qui la fait souffrir : enfin, elle aime moins une odeur moins agréable qu'elle voudrait changer contre une autre. Pour s'en convaincre, il suffit de considérer qu'aimer est toujours synonyme de jouir, ou de désirer ; et que haïr l'est également de souffrir du malaise, du mécontentement à la présence d'un objet.
  Comme il peut y avoir plusieurs degrés dans l'inquiétude, que cause la privation d'un objet aimable, et dans le mécontentement, que donne la vue d'un objet odieux ; il en faut également distinguer dans l'amour et dans la haine. Nous avons même des mots à cet usage : tels sont ceux de goût, penchant, inclination ; d'éloignement, répugnance, dégoût. Quoiqu'on ne puisse pas substituer à ces mots ceux d'amour et de haine, les sentiments qu'ils expriment, ne sont néanmoins qu'un commencement de ces passions : ils n'en diffèrent, que parce qu'ils sont dans un degré plus faible.
  Au reste, l'amour, dont notre statue est capable, n'est que l'amour d'elle-même, ou, ce qu'on nomme l'amour-propre. Car dans le vrai elle n'aime qu'elle ; puisque les choses qu'elle aime, ne sont que ses propres manières d'être.
  L'espérance et la crainte naissent du même principe que l'amour et la haine.
  L'habitude, où est notre statue d'éprouver des sensations agréables et désagréables, lui fait juger qu'elle en peut éprouver encore. Si ce jugement se joint à l'amour d'une sensation qui plaît, il produit l'espérance ; et s'il se joint à la haine d'une sensation qui déplaît, il forme la crainte. En effet, espérer, c'est se flatter de la jouissance d'un bien ; craindre, c'est se voir menacé d'un mal. Nous pouvons remarquer que l'espérance et la crainte contribuent à augmenter les désirs. C'est du combat de ces deux sentiments, que naissent les passions les plus vives.
  Le souvenir d'avoir satisfait quelques-uns de ses désirs, fait d'autant plus espérer à notre statue d'en pouvoir satisfaire d'autres ; que ne connaissant pas les obstacles, qui s'y opposent, elle ne voit pas pourquoi ce qu'elle désire, ne serait pas en son pouvoir, comme ce qu'elle a désiré en d'autres occasions. À la vérité, elle ne peut s'en assurer ; mais aussi elle n'a point de preuve du contraire. Si elle se souvient surtout que le même désir, qu'elle forme, a d'autres fois été suivi de la jouissance ; elle se flattera, à proportion que son besoin sera plus grand. Ainsi deux causes contribuent à sa confiance : l'expérience d'avoir satisfait un pareil désir, et l'intérêt, qu'il le soit encore. Dès lors elle ne se borne plus à désirer : elle veut ; car on entend par volonté, un désir absolu, et tel, que nous pensons qu'une chose désirée est en notre pouvoir."

 

Condillac, Traité des sensations, 1754, Chapitre III.


 

  "Lorsqu'un objet nous frappe par quelque sens que ce soit, que la sensation qu'il produit est agréable, et qu'il fait naître un désir, ce désir ne peut être que relatif à quelques-unes de nos qualités et a quelques-unes de nos manières de jouir ; nous ne pouvons désirer cet objet que pour le voir, pour le goûter, pour l'entendre, pour le sentir, pour le toucher, nous ne le désirons que pour satisfaire plus pleinement le sens avec lequel nous l'avons aperçu, ou pour satisfaire quelques-uns de nos autres sens en même temps, c'est-à-dire pour rendre !a première sensation encore plus agréable, ou pour en exciter une autre qui est une nouvelle manière de jouir de cet objet car, si dans le moment même que nous l'apercevons, nous pouvions en jouir pleinement et par tous les sens à la fois, nous ne pourrions rien désirer. Le désir ne vient donc que de ce que nous sommes mal situés par rapport à l'objet que nous venons d'apercevoir ; nous en sommes trop loin ou trop près nous changeons donc naturellement de situation, parce qu'en même temps que nous avons aperçu l'objet nous avons aussi aperçu la distance ou la proximité qui fait l'incommodité de notre situation, et qui nous empêche d'en jouir pleinement. Le mouvement que nous faisons en conséquence du désir, et le désir lui-même, ne viennent donc que de l'impression qu'a faite cet objet sur nos sens."

 

Buffon, Discours sur la nature des animaux, 1754, in Les quadrupèdes : animaux domestiques et animaux sauvages en France ; précédés du Discours sur la nature des animaux, Berche et Tralin, 1878, p. 10.



  "Mais le plus souvent nous nous détournons, comme d'une médecine amère, de cette vérité, que souffrir, c'est l'essence même de la vie ; que dès lors la souffrance ne s'infiltre pas en nous du dehors, que nous portons en nous-mêmes l'intarissable source d'où elle sort. Cette peine qui est inséparable de nous, au contraire nous sommes toujours à lui chercher quelque cause étrangère, et comme un prétexte ; semblables à l'homme libre qui se fait une idole, pour ne rester pas sans maître. Sans nous lasser, nous courons de désir en désir ; en vain chaque satisfaction obtenue, en dépit de ce qu'elle promettait, ne nous satisfait point, le plus souvent ne nous laisse que le souvenir d'une erreur honteuse ; nous continuons à ne pas comprendre, nous recommençons le jeu des Danaïdes ; et nous voilà à poursuivre encore de nouveaux désirs : "Tant que l'objet de nos désirs est loin, il nous semble au-dessus de tout ; l'atteignons-nous, c'est un autre objet que nous souhaitons ; et la soif de vivre qui nous tient bouche béante est toujours égale à elle-même." (Lucrèce, De natura, III, vers 1080). Et cela va toujours ainsi, à l'infini, à moins, chose plus rare, et qui déjà réclame quelque force de caractère, à moins que nous ne nous trouvions en face d'un désir que nous ne pouvons ni satisfaire ni abandonner ; alors nous avons ce que nous cherchions, un objet que nous puissions en tout instant accuser, à la place de notre propre essence, d'être la source de nos misères ; dès lors, nous sommes en querelle avec notre destinée, mais réconciliés avec notre existence même, plus éloignés que jamais de reconnaître que cette existence même a pour essence la douleur, et qu'un vrai contentement est chose impossible. De toute cette suite de réflexions naît une humeur un peu mélancolique, l'air d'un homme qui vit avec un seul grand chagrin, et qui dès lors dédaigne le reste, petites douleurs et petits plaisirs ; c'est un état plus noble, que cette chasse perpétuelle à des fantômes toujours changeants, qui est l'occupation de la plupart."

 

Arthur Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, 1819, Livre IV, §58, PUF, p. 402-403.



  "Le désir n'est nullement lié à la Loi, et ne se définit par aucun manque essentiel. […] le désir est strictement immanent à un plan auquel il ne préexiste pas, à un plan qu'il faut construire […]. Sur le   plan de consistance, même la rareté […] et le ralentissement ou le tarissement des flux, font partie du désir, et de la pure vie du désir, sans témoigner d'aucun manque. Comme dit Lawrence, la chasteté est un flux. […] Désir : qui, sauf les prêtres, voudrait l'appeler « manque » ? […] On peut l'appeler autrement. Par exemple : grâce. Désirer n'est pas du tout une chose facile, mais justement parce qu'il (le désir) donne, au lieu de manquer, parce qu'il est « vertu qui donne ». […]  [Dire cela] est-ce méconnaître la misère de ceux qui manquent effectivement de quelque chose ? […] Ceux qui manquent réellement n'ont aucun plan de consistance possible qui leur permettrait de désirer. Ils en sont empêchés de mille manières. Et dès qu'ils en construisent un, ils ne manquent de rien sur ce plan. […] Le manque renvoie à une positivité du désir, et pas le désir à une négativité du manque."

 

Gilles Deleuze, Dialogues (avec Claire Parnet), 1996, Flammarion, p. 108.

 

  "On nous objecte qu'en soustrayant le désir au manque et à la loi, nous ne pouvons plus invoquer qu'un état de nature, un désir qui serait réalité naturelle et spontanée. Nous disons tout au contraire : il n'y a de désir qu'agencé ou machiné. […] Que chacun, groupe ou individu, construise le plan d'immanence où il mène sa vie et son entreprise, c'est la seule affaire importante. Hors de ces conditions, vous manquez en effet de quelque chose, mais vous manquez précisément des conditions qui rendent un désir possible. […] Si vous ligotez quelqu'un, et si vous lui dites « Exprime-toi », il pourra dire tout au plus qu'il ne veut pas être ligoté. Telle est sans doute la seule spontanéité du désir : ne pas vouloir être exploité, asservi, assujetti. Mais on n'a jamais fait un désir avec des non-vouloirs. Ne pas vouloir être asservi est une proposition nulle. En revanche tout agencement exprime et fait un désir en construisant le plan qui le rend possible, et, le rendant possible, l'effectue. […]. En parlant de désir, nous ne pensions pas plus au plaisir et à ses fêtes. Certainement le plaisir est agréable, certainement nous y tendons de toutes nos forces. Mais, sous la forme la plus aimable ou la plus indispensable, il vient plutôt interrompre le processus du désir comme constitution d'un champ d'immanence. Rien de plus significatif que l'idée d'un plaisir-décharge ; le plaisir obtenu, on aurait au moins un peu de tranquillité avant que le désir renaisse : il y a beaucoup de haine, ou de peur à l'égard du désir, dans le culte du plaisir. Le plaisir est l'assignation de l'affect, l'affection d'une personne ou d'un sujet, il est le seul moyen pour une personne de « s'y retrouver » dans le processus de désir qui la déborde. Les plaisirs, même les plus artificiels, ou les plus vertigineux, ne peuvent être que de re-territorialisation. Si le désir n'a pas le plaisir pour norme, ce n'est pas au nom d'un Manque intérieur qui serait impossible à combler, mais au contraire en vertu de sa positivité, c'est-à-dire du plan de consistance qu'il trace au cours de son procès. C'est la même erreur qui rapporte le désir à la Loi du manque et à la Norme du plaisir. C'est quand on continue de rapporter le désir au plaisir, à un plaisir à obtenir, qu'on s'aperçoit du même coup qu'il manque essentiellement de quelque chose. Au point que, pour rompre ces alliances toutes faites entre désir-plaisir-manque, nous sommes forcés de passer par de bizarres artifices, avec beaucoup d'ambiguïté. […] l'amour courtois implique des épreuves qui repoussent le plaisir, ou du moins repoussent la terminaison du coït. Ce n'est certes pas une manière de privation. C'est la constitution d'un champ d'immanence, où le désir construit son propre plan, et ne manque de rien, pas plus qu'il ne se laisse interrompre par une décharge qui témoignerait de ce qu'il est trop lourd pour lui-même. L'amour courtois a deux ennemis, qui se confondent : la transcendance religieuse du manque, l'interruption hédoniste qu'introduit le plaisir comme décharge. C'est le processus immanent du désir qui se remplit de lui-même, c'est le continuum des intensités, la conjugaison des flux, qui remplacent et l'instance-loi, et l'interruption-plaisir. […] [dans l'agencement masochiste] l'organisation des humiliations et des souffrances […] apparaît moins comme un moyen de conjurer l’angoisse et d’atteindre ainsi à un plaisir supposé interdit, que comme un procédé, particulièrement retors, pour constituer un corps sans organes et développer un procès continu du désir que le plaisir, au contraire, viendrait interrompre."

 

Gilles Deleuze, Dialogues (avec Claire Parnet), 1977, Flammarion, 1996, p. 118-120.



  "DÉSIR. Puissance de jouir et d'agir.
  On ne confondra pas le désir avec le manque, qui n'est que son échec, sa limite ou sa frustration. Le désir, en lui‑même, ne manque de rien (c'est l'impuissance, non la puissance, qui manque de quelque chose). Pourquoi faudrait‑il manquer de nourriture pour désirer manger ? Ce serait confondre la faim, qui est une souffrance, avec l'appétit, qui est une force et, déjà, un plaisir. Pourquoi faudrait-il être « en manque », comme on dit, pour désirer faire l'amour. […] Le désir n'est pas manque, malgré Platon [...], mais puissance : c'est puissance de jouir et jouissance en puissance. Le plaisir est son acte [...] Il est la force, en chacun de nous, qui nous meut et nous émeut : c'est notre puissance d'exister, comme dit Spinoza, de ressentir et d'agir. [...] Le désir n'est pas un accident, ni une faculté parmi d'autres. C'est notre être même, considéré dans « sa puissance d'agir ou sa force d'exister » (agendi potenti sive existendi vis, III, déf. générale des affects). C'est dire qu'il serait absurde ou mortifère de vouloir supprimer le désir. On ne peut que le transformer, que l'orienter, que le sublimer parfois, et tel est le but de l'éducation. Tel est aussi, et plus spécialement, le but de l'éthique. Il s'agit de désirer un peu moins ce qui n'est pas ou qui ne dépend pas de nous, et un peu plus ce qui est ou qui en dépend: il s'agit d'espérer un peu moins, d'aimer et d'agir un peu plus. C'est libérer le désir du néant qui le hante, en l'ouvrant au réel qui le porte."

 

Comte‑Sponville, Dictionnaire philosophique, 2001, article "Désir", coll. Perspective critique, PUF, p. 160‑161.

 

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Date de création : 06/12/2018 @ 08:46
Dernière modification : 13/11/2020 @ 13:30
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