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Texte à méditer :  Une vie sans examen ne mérite pas d'être vécue.  Socrate
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Hors des sentiers battus
Les cadres sociaux de la mémoire

  "En quel sens [peut-on dire] que la mémoire dépend de l'entourage social [?] À 9 ou 10 ans, un enfant possède beaucoup de souvenirs, récents et même assez anciens. Que lui en resterait-il, s'il était brusquement séparé des siens, transporté dans un pays où on ne parle pas sa langue, où ni dans l'aspect des gens et des lieux, ni dans les coutumes, il ne retrouverait rien de ce qui lui était familier jusqu'à ce moment ? L'enfant a quitté une société pour passer dans une autre. Il semble que, du même coup, il ait perdu la faculté de se souvenir dans la seconde de tout ce qu'il a fait, de tout ce qui l'a impressionné, et qu'il se rappelait sans peine, dans la première. Pour que quelques souvenirs incertains et incomplets reparaissent, il faut que, dans la société où il se trouve à présent, on lui montre tout au moins des images qui reconstituent un moment autour de lui le groupe et le milieu d'où il a été arraché.
  Cet exemple n'est qu'un cas limite. Mais si nous examinions d'un peu plus près de quelle façon nous nous souvenons, nous reconnaîtrions que, très certainement, le plus grand nombre de nos souvenirs nous reviennent lorsque nos parents, nos amis, ou d'autres hommes nous les rappellent. On est assez étonné lorsqu'on lit les traités de psychologie où il est traité de la mémoire, que l'homme y soit considéré comme un être isolé. Il semble que, pour comprendre nos opérations mentales, il soit nécessaire de s'en tenir à l'individu, et de sectionner d'abord tous les liens qui le rattachent à la société, de ses semblables. Cependant c'est dans la société que, normalement, l'hom­me acquiert ses souvenirs, qu'il se les rappelle, et, comme on dit, qu'il les reconnaît et les localise. Comptons, dans une journée, le nombre de souvenirs que nous avons évoqués à l'occasion de nos rapports directs et indirects avec d'autres hommes. Nous verrons que, le plus souvent, nous ne faisons appel à notre mémoire que pour répon­dre à des questions que les autres nous posent, ou que nous supposons qu'ils pour­raient nous poser, et que d'ailleurs, pour y répondre, nous nous plaçons à leur point de vue, et nous nous envisageons comme faisant partie du même groupe ou des mêmes groupes qu'eux. Mais pourquoi ce qui est vrai d'un grand nombre de nos souvenirs ne le serait-il pas de tous ? Le plus souvent, si je me souviens, c'est que les autres m'incitent à me souvenir, que leur mémoire vient au secours de la mienne, que la mienne s'appuie sur la leur. Dans ces cas au moins, le rappel des souvenirs n'a rien de mystérieux. Il n'y a pas à chercher où ils sont, où ils se conservent, dans mon cerveau, ou dans quelque réduit de mon esprit où j'aurais seul accès, puisqu'ils me sont rappelés du dehors, et que les groupes dont je fais partie m'offrent à chaque instant les moyens de les reconstruire, à condition que je me tourne vers eux et que j'adopte au moins temporairement leurs façons de penser. Mais pourquoi n'en serait-il pas ainsi dans tous les cas ?

  C'est en ce sens qu'il existerait une mémoire collective et des cadres sociaux de la mémoire, et c'est dans la mesure où notre pensée individuelle se replace dans ces cadres et participe à cette mémoire qu'elle serait capable de se souvenir."

 

Maurice Halbwachs, Les Cadres sociaux de la mémoire, 1925, Avant-propos, Albin Michel, 1994, p. V-VI.


 

  "Les souvenirs, alors même qu'ils reproduisent de simples états affectifs (ce sont d'ailleurs les plus rares, et les moins nettement localisés), mais surtout lorsqu'ils reflètent les événements de notre vie, ne nous mettent pas seulement en rapport avec notre passé, mais nous reportent à une époque, nous replacent dans un état de la société dont il existe, autour de nous, bien d'autres vestiges que ceux que nous découvrons en nous-mêmes. De même que nous précisons nos sensations en nous guidant sur celles des autres, de même nous complétons nos souvenirs en nous aidant, au moins en partie, de la mémoire des autres. Ce n'est pas seulement parce qu'à mesure que le temps s'écoule, l'intervalle s'élargit entre telle période de notre existence et le moment présent, que beaucoup de souvenirs nous échappent ; mais nous ne vivons plus au milieu des mêmes personnes : bien des témoins qui auraient pu nous rappeler des événements anciens disparaissent. Il suffit, quelquefois, que nous changions de lieu, de profession, que nous passions d'une famille dans une autre, que quelque grand événement tel qu'une guerre ou une révolution transforme profondément le milieu social qui nous entoure, pour que, de périodes entières de notre passé, il ne nous reste qu'un bien petit nombre de souvenirs. Au contraire, un voyage dans le pays où s'est écoulée notre jeunesse, la rencontre soudaine d'un ami d'enfance a pour effet de réveiller et « rafraîchir » notre mémoire : nos souvenirs n'étaient pas abolis ; mais ils se conservaient dans la mémoire des autres, et dans l'aspect inchangé des choses."

 

Maurice Halbwachs, Les Cadres sociaux de la mémoire, 1925, Chapitre I, Albin Michel, 1994, p. 20-21.


 

  "Les cadres dont nous parlons, et qui nous permettraient de reconstruire nos souvenirs après qu'ils ont disparu, ne sont pas, nous l'avons dit, purement individuels : ils sont communs aux hommes d'un même groupe. Si donc ils s'étendent à tous les événements récents, s'ils les comprennent tous, si bien qu'on peut prendre indifféremment l'un de ceux-ci, n'importe lequel, comme point de repère, si tous se trouvent sur le même plan, c'est que le groupe dans son ensemble les retient tous, c'est que les faits les plus récents présentent tous, pour lui, une importance à peu près équivalente. On en aperçoit bien les raisons. D'abord, comme les groupes n'ont, dans l'espace, qu'une stabilité relative, comme sans cesse certains de leurs membres s'éloignent d'eux, un fait qui concerne un individu n'intéresse le groupe que pendant un certain temps, tant que les individus sont rapprochés, et que l'acte ou l'état de l'un réagit ou peut réagir sur la manière d'être et les démarches des autres. Les transformations du groupe ne résultent d'ailleurs pas seulement de ce qu'il se sépare de tels ou tels de ses membres : mais le rôle et la situation des individus changent sans cesse dans une même société. Qu'un fait se produise, qui détermine un ébranlement notable dans l'état perceptif ou affectif de l'un d'eux. Tant que les conséquences matérielles ou les répercussions psychiques de ce fait se font sentir dans le groupe, celui-ci le retient, le met en bonne place dans l'ensemble de ses représentations. Du moment où l'événement considéré, a en quelque sorte épuisé son effet social, le groupe s'en désintéresse, alors même que l'individu en ressent encore le contre-coup. Un deuil, tant qu'il est récent, n'est en ce sens un fait social qu'aussi longtemps que d'autres préoccupations plus importantes ne réclament point l'attention du groupe. Lorsque le deuil est ancien, il ne compte plus que pour l'individu qui en a été affecté : il sort de la conscience immédiate de la société. Mais il en est de même de faits beaucoup moins importants. Je viens de faire un voyage, et je me rappelle avec une grande précision les visages et les propos des personnes qui étaient avec moi en chemin de fer, et tous les incidents du trajet. Dans quelques jours, la plupart de ces souvenirs rejoindront dans l'oubli tous ceux qui les ont précédés, et qui n'étaient pas moins insignifiants. S'ils me demeurent ainsi présents pendant une courte durée, c'est que mes compagnons et moi formions une petite société, qui a survécu à notre séparation jusqu'au moment où chacun de nous s'est confondu dans d'autres groupes, et même un peu au delà: nous pouvions nous rencontrer, ou retrouver des amis communs, dans la ville où nous avons débarqué ; nous nous sommes observés, nous avons échangé (les paroles : nos actes et notre conduite, dans les jours qui suivent, ont pu en être modifiés ; eux, comme nous, avons donc (les raisons positives de nous intéresser encore quelque temps les uns aux autres. Qu'on songe, à ce propos, à la multitude de faits individuels qu'enregistrent chaque jour les journaux, et qui seront si vite et si complètement oubliés : pendant un jour, pendant quelques heures, ils n'en auront pas moins été dans l'esprit de tous les membres du groupe, c'est-à-dire dans la conscience sociale, au premier plan, au même titre que des événements beaucoup plus graves, tels qu'une guerre, une crise politique, une découverte qui transforme les mœurs, etc., mais qui sont beaucoup plus anciens. Il y a, comme disait Ruskin, des livres qu'il est bon de lire à une heure déterminée, parce qu'ils perdent très vite leur intérêt, et d'autres qu'on peut relire tout le temps, et à toute heure : « books for the hour, and books for all time. » Remarquons que l'on n'apportera pas moins d'attention et de curiosité à parcourir un journal qu'à se plonger dans la lecture d'un livre d'histoire : c'est que, sur le moment, et pour une très courte période, les événements rapportés dans l'un et dans l'autre peuvent aussi bien conditionner nos actes, altérer notre condition, et qu'il importe donc au même degré de les connaître. Dans le cas des faits récents, d'ailleurs, la société n'a pas assez de perspective pour les classer par ordre d'importance : elle les accueille donc et les retient tous, et ne peut dès lors les ranger que suivant l'ordre où ils se sont produits. Ainsi, si l'individu retient si fidèlement toute la suite et le détail des événements qui remplissent les derniers jours, les dernières heures qu'il vient de vivre, ce n'est point parce que les images correspondantes n'ont pas encore eu le temps de s'éloigner de la conscience, et de passer dans cette région de l'esprit où se conserveraient, à l'état inconscient, et hors de la prise directe de notre volonté, tous les souvenirs antérieurs, c'est, plutôt, parce que tous ces événements sont rattachés par des rapports logiques, c'est que nous pouvons passer de l'un à l'autre par une série de raisonnements, comme toutes les fois qu'il s'agit de faits qui intéressent l'ensemble de notre groupe. […]
  Les hommes et les objets que nous avons vus le plus récemment, ceux qui nous entourent, qui vivent et se trouvent dans nos environs immédiats, forment avec nous une société au moins temporaire. Ils agissent ou peuvent agir sur nous, et nous sur eux. Ils font partie de nos préoccupations quotidiennes. C'est pourquoi nous nous souvenons si bien du passé le plus récent, malgré les ruptures d'équilibre inattendues et les brusques changements d'orientation qui interrompent la continuité de la vie sociale."

 

Maurice Halbwachs, Les Cadres sociaux de la mémoire, 1925, Chapitre IV, Albin Michel, 1994, p. 130-132 et p. 136.


 

  "Pour localiser un souvenir, il faut, en définitive, le rattacher à un ensemble d'autres souvenirs dont on connaît la place dans le temps. Les psychologues associationnistes ont soutenu que, pour opérer ce rapprochement, on n'a besoin que d'évoquer, partant de ce souvenir, ceux qui ont été en contiguïté dans le temps ou l'espace avec lui. A quoi on a objecté qu'on ne peut penser à un rapport de contiguïté entre deux termes que si on les connaît déjà l'un et l'autre ; cela revient à dire que l'attention se porte alors sur ces deux termes, parmi beaucoup d'autres, et qu'il n'est pas possible de localiser un souvenir si la suite chronologique des termes dont il fait partie ne se présente pas à nous. Mais, nous l'avons vu, ce qui rattache les uns aux autres des souvenirs récents, ce n'est point qu'ils sont contigus dans le temps, c'est qu'ils font partie d'un ensemble de pensées communes à un groupe, au groupe des hommes avec lesquels nous sommes en rapport en ce moment, ou nous avons été en rapport le jour ou les jours précédents. Il suffit donc, pour que nous les évoquions, que nous nous placions au point de vue de ce groupe, que nous adoptions ses intérêts, et que nous suivions la pente de ses réflexions. Mais il en est exactement de même lorsque nous cherchons à localiser des souvenirs anciens. Nous devons les replacer dans un ensemble de souvenirs communs à d'autres groupes, groupes plus étroits et plus durables, tels que notre famille. Pour évoquer cet ensemble, il suffit, là encore, que nous adoptions l'attitude commune aux membres de ce groupe, que notre attention se porte sur les souvenirs qui sont toujours au premier plan de sa pensée, et à partir desquels il est habitué, au moyen d'une logique qui lui est propre, à retrouver ou reconstruire tous ses autres souvenirs. Il n'y a pas de différence, à cet égard, entre les souvenirs récents et les souvenirs anciens. Il n'y a pas plus lieu de parler ici d'association par ressemblance que, dans le cas des souvenirs récents, d'association par contiguïté. Certes, les souvenirs de famille se ressemblent en ce qu'ils se rapportent à une même famille. Mais ils diffèrent sous beaucoup d'autres rapports. La ressemblance n'est, dans ce cas, que le signe d'une communauté d'intérêts et de pensées. Ce n'est point parce qu'ils sont semblables qu'ils peuvent s'évoquer en même temps. C'est plutôt parce qu'un même groupe s'y intéresse, et est capable de les évoquer en même temps, qu'ils se ressemblent.
  Ce qui fait que les psychologues ont imaginé d'autres théories pour expliquer la localisation des souvenirs, c'est que, de même que les hommes font partie en même temps de beaucoup de groupes différents, de même le souvenir d'un même fait peut prendre place dans beaucoup de cadres, qui relèvent de mémoires, collectives distinctes. S'en tenant à l'individu, ils ont constaté que les souvenirs pouvaient s'associer, dans sa pensée, de bien des manières. Alors, ou bien ils ont classé ces associations en quelques groupes très généraux, sous les rubriques de la ressemblance et de la contiguïté, ce qui n'était pas une explication. Ou bien ils ont rendu compte de la diversité des associations par la diversité des individus, telle qu'elle résulte de leurs dispositions physiologiques naturelles ou acquises : hypothèse très compliquée, difficilement vérifiable, qui nous écarte du domaine psychologique, et qui n'est en somme, elle aussi, qu'une constatation. En réalité il est exact que les souvenirs se présentent sous forme de systèmes. C'est parce qu'ils sont associés dans l'esprit qu'ils s'évoquent, et que les uns permettent de reconstruire les autres. Mais ces divers modes d'association des souvenirs résultent des diverses façons dont les hommes peuvent s'associer, On ne comprend bien chacun d'eux, tel qu'il se présente dans la pensée individuelle, que si on le replace dans la pensée du groupe correspondant. On ne comprend bien quelle est leur force relative, et comment ils se combinent dans la pensée individuelle, qu'en rattachant l'individu aux groupes divers dont il fait en même temps partie.

  Certes chacun, suivant son tempérament particulier et les circonstances de sa vie, a une mémoire qui n'est celle d'aucun autre. Elle n'en est pas moins une partie et comme un aspect de la mémoire du groupe, puisque de toute impression et de tout fait, même qui vous concerne en apparence le plus exclusivement, on ne garde un souvenir durable que dans la mesure où on y a réfléchi, c'est-à-dire où on l'a rattaché aux pensées qui nous viennent du milieu social. On ne peut en effet réfléchir sur les événements de son passé sans raisonner à propos d'eux ; or, raisonner, c'est rattacher en un même système d'idées nos opinions, et celles de notre entourage ; c'est voir dans ce qui nous arrive une application particulière de faits dont la pensée sociale nous rappelle à tout moment le sens et la portée qu'ils ont pour elle. Ainsi les cadres de la mémoire collective enferment et rattachent les uns aux autres nos souvenirs les plus intimes. Il n'est pas nécessaire que le groupe les connaisse. Il suffit que nous ne puissions les envisager autrement que du dehors, c'est-à-dire en nous mettant à la place des autres, et que, pour les retrouver, nous devions suivre la même marche qu'à notre place ils auraient suivie."

 

Maurice Halbwachs, Les Cadres sociaux de la mémoire, 1925, Chapitre IV, Albin Michel, 1994, p. 143-145.


 

  "L'individu évoque ses souvenirs en s'aidant des cadres de la mémoire sociale. En d'autres termes les divers groupes en lesquels se décompose la société sont capables à chaque instant de reconstruire leur passé. Mais, nous l'avons vu, le plus souvent, en même temps qu'ils le reconstruisent, ils le déforment. Certes, il y a bien des faits, bien des détails de certains faits, que l'individu oublierait, si les autres n'en gardaient point le souvenir pour lui. Mais, d'autre part la société ne peut vivre que si, entre les individus et les groupes qui la composent, il existe une suffisante unité de vues. La multiplicité des groupes humains et leur diversité résultent d'un accroissement des besoins aussi bien que des facultés intellectuelles et organisatrices de la société. Elle s'accommode de ces conditions, comme elle doit s'accommoder de la durée limitée de la vie individuelle. Il n'en est pas moins vrai que la nécessité où sont les hommes de s'enfermer dans des groupes limités, famille, groupe religieux, classe sociale (pour ne parler que de ceux-ci), bien que moins inéluctable et moins fatale que la nécessité d'être enfermé dans une durée de vie déterminée, s'oppose au besoin social d'unité, au même titre que celle-ci au besoin social de continuité. C'est pourquoi la société tend à écarter de sa mémoire tout ce qui pourrait séparer les individus, éloigner les groupes les uns des autres, et qu'à chaque époque elle remanie ses souvenirs de manière à les mettre en accord avec les conditions variables de son équilibre."

 

Maurice Halbwachs, Les Cadres sociaux de la mémoire, 1925, Conclusion, Albin Michel, 1994, p. 289-290.


 

  "Supposons maintenant que nous ayons fait un voyage avec un groupe de compa­gnons que nous n'avons plus revus depuis. Notre pensée était alors à la fois très près et très loin d'eux. Nous causions avec eux. Avec eux, nous nous intéressions aux détails de la route et aux divers incidents du voyage. Mais, en même temps, nos réflexions suivaient un cours qui leur échappait. Nous apportions avec nous, en effet, des sentiments et des idées qui avaient leur origine dans d'autres groupes, réels ou imaginaires : c'est avec d'autres personnes que nous nous entretenions intérieurement; parcourant ce pays, nous le peuplions en pensée d'autres êtres : tel lieu, telle circons­tance prenaient alors à nos yeux une valeur qu'ils ne pouvaient avoir pour ceux qui nous accompagnaient. Plus tard, nous rencontrerons peut-être un de ceux-ci et il fera allusion à des particularités de ce voyage dont il se souvient et dont nous devrions nous souvenir, si nous étions demeurés en rapport avec ceux qui le firent avec nous et qui, entre eux, en ont souvent parlé depuis. Mais nous avons oublié tout ce qu'il évoque et dont il s'efforce en vain de nous faire souvenir. En revanche, nous nous rappellerons ce que nous éprouvions alors à l'insu des autres, comme si ce genre de souvenir avait marqué plus profondément son empreinte dans notre mémoire parce qu'il ne concernait que nous. Ainsi, dans ce cas, d'une part les témoignages des autres seront impuissants à reconstituer notre souvenir aboli ; d'autre part, nous nous souviendrons, en apparence sans l'appui des autres, d'impressions que nous n'avons communiquées à personne.
  En résulte-t-il que la mémoire individuelle, en tant qu'elle s'oppose à la mémoire collec­tive, soit une condition nécessaire et suffisante du rappel et de la reconnais­sance des souve­nirs ? En aucune façon. Car, si ce premier souvenir s'est aboli, s'il ne nous est plus possible de le retrouver, c'est que, depuis longtemps, nous ne faisons plus partie du groupe dans la mémoire duquel il se conservait. Pour que notre mémoire s'aide de celle des autres, il ne suffit pas que ceux-ci nous apportent leurs témoignages : il faut encore qu'elle n'ait pas cessé de s'accorder avec leurs mémoires et qu'il y ait assez de points de contact entre l'une et les autres pour que le souvenir qu'ils nous rappellent puisse être reconstruit sur un fondement commun. Il ne suffit pas de reconstituer pièce à pièce l'image d'un événement passé pour obtenir un souvenir. Il faut que cette reconstruction s'opère à partir de données ou de notions communes qui se trouvent dans notre esprit aussi bien que dans ceux des autres, parce qu'elles passent sans cesse de ceux-ci à celui-là et réciproquement, ce qui n'est possible que s'ils ont fait partie et continuent à faire partie d'une même société. Ainsi seulement, on peut comprendre qu'un souvenir puisse être à la fois reconnu et reconstruit. Que m'importe que les autres soient encore dominés par un sentiment que j'éprouvais avec eux autrefois, que je n'éprouve plus aujourd'hui ? Je ne puis plus le réveiller en moi, parce que, depuis longtemps, il n'y a plus rien de commun entre moi et mes anciens compagnons. Il n'y a pas à s'en prendre à ma mémoire, ni à la leur. Mais une mémoire collective plus large, qui comprenait à la fois la mienne et la leur, a disparu."

 

Maurice Halbwachs, La Mémoire collective, 1950 (posthume), Albin Michel, 1997, p. 62-63.


 

  "Quelquefois on se borne à remarquer que notre passé comprend deux sortes d'éléments : ceux qu'il nous est possible d'évoquer quand nous le voulons, et ceux qui, au contraire, n'obéissent pas à notre appel, si bien que, lorsque nous les cher­chons dans le passé, il semble que notre volonté se heurte à un obstacle. En réalité, des premiers on peut dire qu'ils sont dans le domaine commun, en ce sens que ce qui nous est ainsi familier, ou facilement accessible, l'est également aux autres. L'idée que nous nous représentons le plus aisément, faite d'éléments aussi personnels et particuliers que l'on voudra, c'est l'idée qu'ont les autres de nous, et les événements de notre vie qui nous sont toujours le plus présents ont aussi marqué dans la mémoire des groupes qui nous tiennent de plus près. Ainsi, les faits et notions que nous avons le moins de peine à nous rappeler sont du domaine commun, au moins pour un ou quelques milieux. Ces souvenirs sont donc à « tout le monde » dans cette mesure, et c'est parce que nous pouvons nous appuyer sur la mémoire des autres que nous sommes capables à tout moment, et quand nous le voulons, de nous les rappeler. Des se­conds, de ceux que nous ne pouvons pas nous rappeler à volonté, on dira volontiers qu'ils ne sont pas aux autres, mais à nous, parce qu'il n'y a que nous qui ayons pu les connaître. Si étrange et paradoxal que cela puisse paraître, les souvenirs qu'il nous est le plus difficile d'évoquer sont ceux qui ne concernent que nous, qui constituent notre bien le plus exclusif, comme s'ils ne pouvaient échapper aux autres qu'à la condition de nous échapper aussi à nous-mêmes.
  Dira-t-on qu'il nous arrive la même chose qu'à quelqu'un qui a enfermé son trésor dans un coffre-fort dont la serrure est si compliquée qu'il ne réussit plus à l'ouvrir, qu'il ne retrouve plus le mot du verrou, et qu'il doit s'en remettre au hasard pour le faire reparaître ? Mais il y a une explication à la fois plus naturelle et plus simple. Entre les souvenirs que nous évoquons à volonté et ceux sur lesquels il semble que nous n'ayons plus prise, on trouverait en réalité tous les degrés. Les conditions nécessaires pour que les uns et les autres reparaissent ne diffèrent que par le degré de complexité. Ceux-ci sont toujours à notre portée parce qu'ils se conservent dans des groupes où nous sommes libres de pénétrer quand nous le voulons, dans des pensées collectives avec lesquelles nous restons toujours en rapports étroits, si bien que tous leurs éléments, toutes les liaisons entre ces éléments et les passages les plus directs des uns aux autres nous sont familiers. Ceux-là nous sont moins et plus rarement accessibles, parce que les groupes qui nous les apporteraient sont plus éloignés, que nous ne sommes en contact avec eux que de façon intermittente. Il y a des groupes qui s'associent, ou qui se rencontrent souvent, si bien que nous pouvons passer de l'un à l'autre, être à la fois dans l'un et dans l'autre ; entre d'autres les rapports sont si réduits, si peu visibles, que nous n'avons ni l'occasion ni l'idée de suivre les routes effacées par lesquelles ils communiquent. Or, c'est sur de telles routes, sur de tels sentiers dérobés que nous retrouverions les souvenirs qui sont à nous, de même qu'un voyageur peut considérer comme n'étant qu'à lui une source, un groupe de rochers, un paysage qu'on n'atteint qu'à condition de sortir de la route, d'en rejoindre une autre par un chemin mal frayé et non fréquenté. Les amorces de ce chemin de traverse sont bien sur les deux routes, et on les connaît : mais il faut quelque attention, et peut-être quelque hasard pour qu'on les retrouve, et l'on peut parcourir un grand nombre de fois l'une et l'autre sans avoir l'idée de les chercher, surtout quand on ne peut pas compter, pour vous les signaler, sur les passants qui suivent telle de ces routes parce qu'ils ne se soucient pas d'aller où les conduirait l'autre."

 

Maurice Halbwachs, La Mémoire collective, 1950 (posthume), Albin Michel, 1997, p. 91-93.

 

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Date de création : 21/02/2019 @ 09:15
Dernière modification : 21/02/2019 @ 09:15
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