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Texte à méditer :  

Là où se lève l'aube du bien, des enfants et des vieillards périssent, le sang coule.   Vassili Grossman


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Hors des sentiers battus
Le conflit des désirs ; désir et conflit

  "L'objet du désir humain n'est pas de jouir une fois seulement, et pendant un instant, mais de ménager pour toujours la voie de son désir futur. Et donc, les actions volontaires et les penchants humains ne visent pas seulement à procurer une vie heureuse, mais encore à la garantir ; et ils diffèrent seulement dans la voie qu'ils suivent. […]
  C'est pourquoi je place au premier rang, à titre de penchant universel de tout le genre humain, un désir inquiet d'acquérir puissance après puissance, désir qui ne cesse seulement qu'à la mort. Et la cause de cela n'est pas toujours que l'on espère une jouissance plus grande que celle qu'on vient déjà d'atteindre, ou qu'on ne peut se contenter d'une faible puissance, mais qu'on ne peut garantir la puissance et les moyens de vivre bien dont on dispose dans le présent sans en acquérir plus. C'est ce qui fait que les rois dont la puissance est la plus grande orientent leurs efforts en vue de la garantir, à l'intérieur par les lois, et à l'extérieur par les guerres. Et, quand cela est accompli, un nouveau désir succède à l'ancien : pour les uns, c'est le désir de gloire acquise lors d'une conquête ; pour les autres c'est le désir d'une vie facile et de plaisirs sensuels ; chez d'autres encore, c'est le désir d'être admirés ou flattés pour leur excellence dans tel ou tel art ou pour une autre aptitude de l'esprit.

  La compétition pour les richesses, l’honneur, le commandement conduit à la lutte, à l’hostilité et à la guerre ; il en est ainsi parce que, pour satisfaire son désir, le moyen dont dispose un concurrent est de tuer, de soumettre, de supplanter ou d’éliminer l’autre."

 

Thomas Hobbes, Léviathan, 1651, I, 11, tr. fr. Gérard Mairet, Folio Essais, 2000, p. 187-189.

 

  "The object of mans desire, is not to enjoy once onely, and for one instant of time; but to assure for ever, the way of his future desire. And therefore the voluntary actions, and inclinations of all men, tend, not only to the procuring, but also to the assuring of a contented life; and differ onely in the way […]
  So that in the first place, I put for a generall inclination of all mankind, a perpetuall and restlesse desire of Power after power, that ceaseth onely in Death. And the cause of this, is not alwayes that a man hopes for a more intensive delight, than he has already attained to; or that he cannot be content with a moderate power: but because he cannot assure the power and means to live well, which he hath present, without the acquisition of more. And from hence it is, that Kings, whose power is greatest, turn their endeavours to the assuring it a home by Lawes, or abroad by Wars: and when that is done, there succeedeth a new desire; in some, of Fame from new Conquest; in others, of ease and sensuall pleasure; in others, of admiration, or being flattered for excellence in some art, or other ability of the mind.

  Competition of Riches, Honour, command, or other power, enclineth to Contention, Enmity, and War: because the way of one Competitor, to the attaining of his desire, is to kill, subdue, supplant, or repell the other. Particularly, competition of praise, enclineth to a reverence of Antiquity. For men contend with the living, not with the dead; to these ascribing more than due, that they may obscure the glory of the other.

 

Thomas Hobbes, Leviathan Leviathan, or The Matter, Forme, & Power of a Common-wealth Ecclesiasticall and Civill, 1651, part I, chapter 11.

 



  "Si deux hommes désirent la même chose alors qu'il n'est pas possible qu'ils en jouissent tous les deux, ils deviennent ennemis : et dans leur poursuite de cette fin (qui est, principalement, leur propre conservation, mais parfois seulement leur agrément), chacun s'efforce de détruire ou de dominer l'autre. Et de là vient que, là où l'agresseur n'a rien de plus à craindre que la puissance individuelle d'un autre homme, on peut s'attendre avec vraisemblance, si quelqu'un plante, sème, bâtit, ou occupe un emplacement commode, à ce que d'autres arrivent tout équipés, ayant uni leurs forces, pour le déposséder et lui enlever non seulement le fruit de son travail, mais aussi la vie ou la liberté. Et l'agresseur à son tour court le même risque à l'égard d'un nouvel agresseur.
  Du fait de cette défiance de l'un à l'égard de l'autre, il n'existe pour nul homme aucun moyen de se garantir qui soit aussi raisonnable que le fait de prendre les devants, autrement dit, de se rendre maître, par la violence ou par la ruse, de la personne de tous les hommes pour lesquels cela est possible, jusqu'à ce qu'il n'aperçoive plus d'autre puissance assez forte pour le mettre en danger. Il n'y a rien là de plus que n'en exige la conservation de soi-même, et en général on estime cela permis. […]

  Il apparaît clairement par là qu'aussi longtemps que les hommes vivent sans un pouvoir commun qui les tienne tous en respect, ils sont dans cette condition qui se nomme guerre, et cette guerre est guerre de chacun contre chacun."

 

Thomas Hobbes, Léviathan, 1651, tr. fr. François Tricaud, Éd. Sirey, 1971, p. 122-124.

 

  "If any two men desire the same thing, which neverthelesse they cannot both enjoy, they become enemies; and in the way to their End, (which is principally their owne conservation, and sometimes their delectation only,) endeavour to destroy, or subdue one an other. And from hence it comes to passe, that where an Invader hath no more to feare, than an other mans single power; if one plant, sow, build, or possesse a convenient Seat, others may probably be expected to come prepared with forces united, to dispossesse, and deprive him, not only of the fruit of his labour, but also of his life, or liberty. And the Invader again is in the like danger of another.

  And from this diffidence of one another, there is no way for any man to secure himselfe, so reasonable, as Anticipation; that is, by force, or wiles, to master the persons of all men he can, so long, till he see no other power great enough to endanger him: And this is no more than his own conservation requireth, and is generally allowed. Also because there be some, that taking pleasure in contemplating their own power in the acts of conquest, which they pursue farther than their security requires; if others, that otherwise would be glad to be at ease within modest bounds, should not by invasion increase their power, they would not be able, long time, by standing only on their defence, to subsist. And by consequence, such augmentation of dominion over men, being necessary to a mans conservation, it ought to be allowed him. […]

  Hereby it is manifest, that during the time men live without a common Power to keep them all in awe, they are in that condition which is called Warre; and such a warre, as is of every man, against every man.

 

Thomas Hobbes, Leviathan Leviathan, or The Matter, Forme, & Power of a Common-wealth Ecclesiasticall and Civill, 1651, part I, chapter 13.



  "Si c'était ici le lieu d'entrer en des détails, j'expliquerais facilement comment l'inégalité de crédit et d'autorité devient inévitable entre les particuliers sitôt que réunis en une même société ils sont forcés de se comparer entre eux et de tenir compte des différences qu'ils trouvent dans l'usage continuel qu'ils ont à faire les uns des autres. Ces différences sont de plusieurs espèces, mais en général la richesse, la noblesse ou le rang, la puissance et le mérite personnel, étant les distinctions principales par lesquelles on se mesure dans la société, je prouverais que l'accord ou le conflit de ces forces diverses est l'indication la plus sûre d'un État bien ou mal constitué. Je ferais voir qu'entre ces quatre sortes d'inégalité, les qualités personnelles étant l'origine de toutes les autres, la richesse est la dernière à laquelle elles se réduisent à la fin, parce qu'étant la plus immédiatement utile au bien-être et la plus facile à communiquer, on s'en sert aisément pour acheter tout le reste. Observation qui peut faire juger assez exactement de la mesure dont chaque peuple s'est éloigné de son institution primitive, et du chemin qu'il a fait vers le terme extrême de la corruption. Je remarquerais combien ce désir universel de réputation, d'honneurs et de préférences, qui nous dévore tous, exerce et compare les talents et les forces, combien il excite et multiplie les passions, et combien, rendant tous les hommes concurrents, rivaux ou plutôt ennemis, il cause tous les jours de revers, de succès et de catastrophes de toute espèce en faisant courir la même lice à tant de prétendants. Je montrerais que c'est à cette ardeur de faire parler de soi, à cette fureur de se distinguer qui nous tient presque toujours hors de nous-mêmes, que nous devons ce qu'il y a de meilleur et de pire parmi les hommes, nos vertus et nos vices, nos sciences et nos erreurs, nos conquérants et nos philosophes, c'est-à-dire une multitude de mauvaises choses sur un petit nombre de bonnes. Je prouverais enfin que si l'on voit une poignée de puissants et de riches au faîte des grandeurs et de la fortune, tandis que la foule rampe dans l'obscurité et dans la misère, c'est que les premiers n'estiment les choses dont ils jouissent qu'autant que les autres en sont privés, et que, sans changer d'état, ils cesseraient d'être heureux, si le peuple cessait d'être misérable."

 

Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, 1755, 2e partie, Le Livre de Poche, 1996, p. 129-130.



  "Dans tous les désirs que nous avons observés, il n'y avait pas seulement un objet et un sujet, il y avait un troisième terme, le rival, auquel on pourrait essayer, pour une fois, de donner la primauté. [...] Le rival désire le même objet que le sujet. Renoncer à la primauté de l'objet et du sujet pour affirmer celle du rival ne peut signifier qu'une chose. La rivalité n'est pas le fruit d'une convergence accidentelle des deux désirs sur le même objet. Le sujet désire l'objet parce que le rival lui-même le désire. En désirant tel ou tel objet, le rival le désigne au sujet comme désirable. Le rival est le modèle du sujet, non pas tant sur le plan superficiel des façons d'être, des idées, etc., que sur le plan plus essentiel du désir.
  En nous montrant en l'homme un être qui sait parfaitement ce qu'il désire, ou qui, s'il paraît ne pas le savoir a toujours un inconscient qui le sait pour lui, les théoriciens modernes ont peut-être manqué le domaine où l'incertitude humaine est la plus flagrante. Une fois que ses besoins primordiaux sont satisfaits, et parfois même avant, l'homme désire intensément, mais il ne sait pas exactement quoi, car c'est l'être qu'il désire, un être dont il se sent privé et dont quelqu'un d'autre lui paraît pourvu. Le sujet attend de cet autre qu'il lui dise ce qu'il faut désirer, pour acquérir cet être. Si le modèle, déjà doté, semble-t-il, d'un être supérieur désire quelque chose, il ne peut s'agir que d'un objet capable de conférer une plénitude d'être encore plus totale. Ce n'est pas par des paroles, c'est par son propre désir que le modèle désigne au sujet l'objet suprêmement désirable.

  Nous revenons à une idée ancienne mais dont les implications sont peut-être méconnues ; le désir est essentiellement mimétique, il se calque sur un désir modèle; il élit le même objet que ce modèle.
  Le mimétisme du désir enfantin est universellement reconnu. Le désir adulte n'est en rien différent, à ceci près que l'adulte, en particulier dans notre contexte culturel, a honte, le plus souvent, de se modeler sur autrui ; il a peur de révéler son manque d'être. Il se déclare hautement satisfait de lui-même ; il se présente en modèle aux autres ; chacun va répétant : « Imitez-moi » afin de dissimuler sa propre imitation.
  Deux désirs qui convergent sur le même objet se font mutuellement obstacle. Toute mimesis portant sur le désir débouche automatiquement sur le conflit. Les hommes sont toujours partiellement aveugles à cette cause de la rivalité. Le même, le semblable, dans les rapports humains, évoque une idée d'harmonie : nous avons les mêmes goûts, nous aimons les mêmes choses, nous sommes faits pour nous entendre. Que se passera-t-il si nous avons vraiment les mêmes désirs ?"

 

René Girard, La Violence et le Sacré, 1972, chapitre VI, Grasset, p. 216-217.



  "Mais pourquoi donc l'homme est-il d'abord tenté d'être violent à l'encontre de l'autre homme ? La question la plus grave qui se pose à l'homme est de comprendre cette inclination inscrite dans sa nature et qui le conduit, s'il n'y prend garde, à faire preuve de malveillance et de violence à l'encontre d'autrui, à vouloir sa mort. S'interrogeant sur cette inclination naturelle de l'homme à la malveillance, Kant en vient à répondre qu'elle est déterminée par « l'amour de soi », c'est-à-dire par l'égoïsme. Quand on agit, « on se heurte toujours au cher moi, qui toujours finit par ressortir. »
  Lorsque deux êtres se rencontrent en voulant chacun faire prévaloir leurs propres besoins, leurs propres désirs, leurs propres intérêts, c'est inévitablement l'affrontement et celui-ci risque fort de provoquer la violence. La violence, c'est le choc de deux égoïsmes, l'affrontement de deux narcissismes. Tout homme est semblable à Narcisse, ce jeune homme de la légende grecque qui, regardant son image reflétée dans l'eau, s'est épris de lui-même. Il n'aime que lui et ne s'intéresse aux autres que pour les mépriser. De par sa nature, dans sa relation à autrui, l'homme est spontanément jaloux des autres hommes. Il ne cesse d'apprécier son propre bonheur par comparaison avec le bonheur d'autrui. Par amour de soi, l'homme se compare constamment aux autres en voulant leur être supérieur.

  Déjà Spinoza, dans son Éthique, avait souligné que l'envie et la jalousie étaient les principales affections naturelles qui déterminent le comportement de l'homme lorsque celui-ci ne vit pas sous la conduite de la raison. « Par cela seul que nous imaginons que quelqu'un tire d'une chose de la joie, nous aimerons cette chose et désirerons en tirer de la joie. Mais nous imaginons que l'obstacle à cette joie vient de ce qu'un autre en tire de la joie ; nous ferons donc effort pour qu'il n'en ait plus la possession. » Pour cela, nous entrerons en conflit avec l'autre et, si nécessaire, nous n'hésiterons pas à recourir à la violence contre lui : « Dans la mesure où les hommes sont animés les uns contre les autres d'Envie ou de quelque affection de Haine, ils sont contraires les uns aux autres et, par suite, d'autant plus à craindre que leur pouvoir est plus grand que celui des autres individus de la Nature. »
  Mais, selon Kant, la raison de l'homme lui fait découvrir qu'il existe en lui une autre loi que la « loi de l'amour de soi », c'est « la loi morale ». En tant qu'être raisonnable, l'homme doit agir avec la volonté de se conformer aux prescriptions de la loi morale. Cette loi anéantit les prétentions de l'amour de soi, elle récuse les exigences de l'égoïsme. La volonté ne doit donc être déterminée que par la loi morale, alors que l'inclination naturelle de l'homme, sa disposition première, est de déterminer sa volonté par la loi de l'amour de soi. La loi morale ne peut être respectée qu'au préjudice de ce penchant naturel à l'égoïsme. C'est pourquoi « la loi morale se présente d'abord comme interdiction ». Dès lors, « l'effet de la loi morale n'est donc que négatif ». Ce qui caractérise le devoir moral qui oblige l'homme, c'est la volonté de faire preuve de bienveillance envers l'autre homme alors même que ses premiers sentiments naturels inclinent à la malveillance."

 

Jean-Marie Muller, "Philosophie de la non-violence", in Faut-il s'accommoder de la violence ?, 2000, Éditions Complexe, p. 340-341.


 

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Date de création : 26/03/2020 @ 13:37
Dernière modification : 26/03/2024 @ 12:21
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