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Hors des sentiers battus
L'animal et son territoire

  "Durant les mois d'été de 1918 à 1920, alors que je suivais la vie de Calopteryx[1], personne ne montra d'intérêt à la possession par le mâle adulte d'un « territoire », une zone plus ou moins étendue de la rive du fleuve. Mais ces dernières années, l'importance de cette situation a de plus en plus été prise en compte et a fait l'objet d'enquêtes spécifiques.
  C'est un facteur qui n'est pas apparu tout de suite dans la recherche sur les libellules, mais dans un tout autre domaine, celui des oiseaux. Aristote et Pline mentionnent la revendication des oiseaux sur des territoires particuliers, mais on n'y prêta guère attention ; on n'en prêta guère plus quand Altum fit le point sur la question en 1868. Cela n'a pas vraiment été pris en considération par les biologistes jusqu'à ce que l'ornithologue britannique, E. Howard (depuis 1907, mais surtout en 1920) expose une théorie selon laquelle les oiseaux couveurs possèdent un territoire afin effet de préserver l'espèce – et montre ainsi qu'il s'agissait d'un facteur d'évolution déterminant.
  La théorie du territoire a subi plusieurs changements importants, et est interprétée différemment aujourd'hui par les différents biologistes. Mais le point décisif est qu'un ensemble massif de faits singuliers ont été progressivement reconnus comme formant une toute nouvelle image du territoire, en intégrant le concept de but. […]
  Avec la théorie de Howard, la recherche sur ce nouveau concept fit un grand pas en avant, et nous noterons ses caractéristiques les plus importantes car elles se sont révélées extrêmement fructueuses. L'assurance d'un territoire défini, généralement autour du nid, est d'une grande importance pour les oiseaux dans la préservation de l'espèce, car elle décide de la répartition des membres de l'espèce sur une grande surface, et augmente ainsi la possibilité pour de nombreux couples de se former. Elle accroît également les liens des membres du couple l'un avec l'autre et contribue ainsi positivement à l'élevage des jeunes ; et, dans une certaine mesure, fournit un garde-manger privé à la fois pour le couple et ses petits.
  Comme on l'a dit, des détails furent modifiés : la première théorie avancée fut remplacée par une série d'idées importantes concernant la valeur qu'ont de nombreux phénomènes de la vie sociale chez les animaux pour préservation de l'espèce : ces idées ont fécondé la discussion scientifique, elles ont conduit à de nouvelles expériences et à une extension étonnante de nos connaissances factuelles. La prise de conscience que le territoire est un fait biologique a contribué à attirer toute l'attention sur les sphères subjectives de sa possession et de sa défense, et a fait de la chose la plus subjective de toutes, l'expérience et les impulsions sociales de l'individu, un champ de recherche objective nouvelle.
  Depuis lors, un élan particulier a été donné à la définition du territoire chez les reptiles et les poissons et à l'analyse approfondie sous tous ses aspects de ce facteur de possession du territoire. Enfin, le biologiste enquêtant sur la vie des libellules, par exemple, a été confronté au cours de la dernière décennie à un climat scientifique entièrement transformé : prenant conscience de l'importance des territoires, il peut suivre avec des yeux nouveaux la distribution du Calopteryx le long d'un ruisseau, d'Aeschna, au bord d'un étang, ou de Gomphus au bord des lacs suisses. Il découvre ici, loin de toutes les structures vertébrées, quelque chose comme des territoires, et confirme ainsi une fois de plus que ces insectes doivent être classés assez haut parmi les formes animales. Il découvre également que les structures sociales de ce type dépassent les limites des différents groupes taxonomiques. Certes, les libellules recherchent chaque jour un nouveau territoire, alors que les vertébrés en possèdent et en défendent un seul pendant une période relativement longue ; mais le territoire d'un jour reste malgré tout l'une des formes les plus simples de la « possession de l'espace ».
  Bien sûr, il existe de nombreux types de libellules, représentant autant de tendances évolutives différentes, et les observations de Moore sur le grand genre Aeschna (l'un des Anisoptera) rendent probable le fait que leurs batailles, leurs rencontres bruissantes et leurs combats sauvages dans les airs sont motivés bien plus par la pulsion d'accouplement que par la défense d'un territoire. Il semble que, pour de nombreux genres plus importants, de tels affrontements aient été causés par l'absence de distinction entre les sexes. Je ne pense pas, cependant, que cela exclut la possession d'un territoire par le mâle. La répartition des libellules le long d'un bout de talus est souvent remarquablement régulière, surtout lorsqu'il y a plus qu'assez de repaires favorables à aller voir, ce qui suggère au moins un contrôle temporaire sur un domaine.

  Calopteryx défend son territoire avec beaucoup plus de vigueur, et parmi les libellules suisses, ce genre montre la différence la plus évidente entre les sexes. Le mâle évite donc les confusions faites par Aeschna, et peut sans doute distinguer les rivaux des partenaires potentiels à distance de façon beaucoup plus exacte. À cet égard, les deux genres sont à des extrêmes opposés, et nous pouvons nous attendre à de nombreuses différences nuancées entre eux.
  Examinons maintenant l'un des rapports de Moore, qui concerne particulièrement Aeschna et Anax, le plus grand de nos genres de libellules : « À plusieurs reprises, l'effet d'une nouvelle arrivée au ruisseau a été observée. À ces occasions, de violents affrontements sont presque inévitablement observés. Dans certains cas, les deux insectes restent près de l'eau, mais les battements d'ailes des premiers occupants sont modifiés ou raccourcis. Si l'insecte nouvellement arrivé quitte l'eau pendant une courte période, les insectes originellement présents reprennent leurs battements d'ailes. Dans ces cas, la taille et la position du battement d'ailes de chaque libellule sont en partie, de toute façon, déterminées par celles des autres insectes. À d'autres occasions, après les premiers affrontements, l'un des insectes a été observé quittant l'eau. Il apparaît qu'au cours de la journée il y a compétition pour l'espace le long du ruisseau, et qu'une fois qu'une certaine densité approximative est atteinte, elle n'est pas dépassée ... Vraisemblablement l'apprentissage est impliqué : on a observé à plusieurs reprises que les insectes concernés avaient tendance à éviter le site des rencontres. » [...]
  À un œil non averti, ces libellules ne sembleraient guère être des insectes « sociaux ». Il est d'autant plus important de montrer que l'élément social est un fait fondamental parmi ces insectes si volontiers appelés « solitaires ». Il y a la reconnaissance des autres membres de l'espèce, le partenariat richement différencié des sexes, la répartition de l'espace disponible entre mâles potentiellement rivaux ; tous les détails que nous rencontrerons comme des facteurs importants de la vie sociale réelle. Ce premier regard sur un monde étrange - en plein milieu du nôtre - a donc été un précurseur utile à la question de savoir comment et dans quelle mesure les animaux vivent ensemble.
  Un mâle Calopteryx attend dans son petit territoire. Attend-il quelque chose ? Qui sait ? Mais nous savons qu'en lui il y a quelque chose qui l'a préparé à des rencontres avec des femmes et des mâles rivaux qu'il n'a jamais vus et à la manière dont il se comportera lors de telles rencontres. En d'autres termes, une libellule a la capacité innée de réagir à certaines situations dont elle n'a aucune expérience préalable. Quand nous observons la vie de ces insectes avec toute notre attention, c'est comme si nous entendions tous les instruments s'accorder pour le concert de la vie sociale entre les animaux. "

 

Adolf Portmann, Animals as social beings, 1953, Chapitre 1, Harper Torchbooks, p. 25-27, p. 29-30, tr. Fr. P.-J. Haution.


[1] Il s'agit d'une espèce de libellule, comme pour tous les noms cités.


 

  "D'après Rousseau, le bâtisseur de la première barrière fut le fondateur de la civilisation. Depuis H.E. Howard (1920) nous savons toutefois que beaucoup d'animaux défendent une certaine partie de leur domaine contre leurs semblables, et que, dans un certain sens, ils le délimitent d'une manière spécifique. Le territoire peut être la propriété d'un seul animal qui en repousse tous ses semblables ou seulement ses congénères du même sexe, mais il peut être aussi la propriété d'un petit groupe qui n'en éconduit que les membres étrangers au groupe.
  Éthologiquement un territoire est défini comme un espace dans lequel un animal ou un groupe domine généralement les autres, qui à leur tour peuvent devenir dominants ailleurs. La domination peut être exercée par différents moyens, par exemple menace, combat, chants territoriaux ou marquage chimique olfactif.

  Chez le hamster, le mâle et ra femelle sont des solitaires qui ne vivent ensemble qu'occasionnellement pendant ra saison de reproduction. Les femelles elles-mêmes ne vivent qu'un temps relativement réduit avec leurs petits. Chez beaucoup d'oiseaux, mais aussi chez quelques Mammifères, le couple défend son territoire, mais il existe également beaucoup d'animaux qui occupent un territoire en associations plus vastes : hardes, troupeaux ou grandes bandes, et le défendent contre les groupes étrangers. Il en est ainsi chez les loups, les hamadryas[1] et les rats, pour ne citer que quelques exemples. Les souris domestiques Mus musculus, les surmulots Rattus norvegicus et les rats noirs R. rattus, vivent dans des sociétés qui s'étendent au-delà de l'unité familiale, par le fait que les générations successives, restent ensemble. Ces animaux défendent en groupe leur territoire contre les étrangers d'autres groupes de leur espèce. […]
  Chez certains animaux la territorialité n'existe que pendant une certaine saison, chez les hirondelles et les étourneaux par exemple, à la saison des accouplements ; ensuite les oiseaux migrent en grands vols jusqu'à leur lieu d'hivernage. Là ils sont plus sociaux, évitant cependant des contacts trop étroits. Posés sur un hl électrique ils garderont une certaine distance entre eux. Il est évident que l'intolérance territoriale ne peut pas toujours être supprimée.
  Le comportement territorial assure un certain espace pour vivre ou un endroit de refuge, à un animal ou à un groupe d'animaux. Il est par exemple très important pour un passereau qu'aucun autre congénère ne couve dans les environs immédiats de son nid, car ce n'est que de cette façon qu'il peut trouver la quantité de nourriture nécessaire à sa nichée. Au-delà, s'impose la question de compétition pour les lieux de nidification ou de refuge. Par exemple les poissons-anémones ne défendent pas leurs anémones comme lieux de pâturage, mais comme endroit de refuge, et ceci est valable pour un bon nombre de poissons de récifs. Les animaux se répartissent plus régulièrement au travers du comportement territorial. Une pression est exercée sur les voisins, et en fin d'analyse cela sert finalement aussi à l'expansion de l'espèce. Finalement le résultat du comportement territorial est peut-être de prévenir la surexploitation d'un emplacement comme par exemple la surpâture. Ceci vaut aussi bien pour les individus, les couples ou les groupes plus importants qui s'opposent les uns les autres comme des unités intolérantes. Si des groupes se font pression les uns sur les autres, cela conduit également à la dispersion. Chez les singes en liberté, la territorialité du groupe est une caractéristique très fréquente, et l'analogie avec le comportement humain est frappante […] Les membres de différents groupes se menacent et se combattent entre eux, et il peut se déclarer de véritables batailles de groupes. […]
  Mâles et femelles peuvent participer de la même façon à la défense de leur territoire. Mais en premier lieu, c'est le plus souvent, et même exclusivement le mâle, qui possède le territoire. Ceci arrive le plus fréquemment pendant la période de reproduction, le reste du temps les animaux pouvant être relativement pacifiques. Ici I'objectif est la possession de la femelle. L'avantage sélectif de tels combats entre rivaux provient du fait que le plus fort, et par là le plus sain, arrive à procréer et, chez certains animaux, le plus fort assume le rôle de protecteur de la nichée. […]
  Pour éviter un malentendu, il doit être souligné que les espèces territoriales ne défendent pas toujours, contre leurs congénères, l'ensemble des lieux qu'ils visitent. De fait, une zone neutre peut exister dans un terrain qui est régulièrement fréquenté par un animal. Le lieu fréquenté mais non défendu par l'animal est appelé son domaine vital. Chez les otaries des Galapagos, Zalophus wollebaeki, les mâles défendent une certaine bande de rivage aussi bien aquatique que terrestre. Par contre en mer, les zones de pêche ne sont pas défendues. […] Parfois un animal défend l'ensemble de son domaine vital qui est alors petit et se confond avec le territoire. Le territoire n'est pas nécessairement une surface délimitée par des frontières rigides ; il peut s'agir aussi d'un système de cheminement avec quelques points fixes. Les surmulots ne poursuivent un congénère étranger qu'aux passages qu'ils ont marqués ; le rat noir par contre défend toute la surface qui est croisée par les chemins qui la sillonnent.
[…]
  Il est erroné de croire que les animaux territoriaux sont inlassablement en querelle avec leurs voisins. Les animaux en général, ne combattent que lors de l'établissement de leur territoire et, occasionnellement contre des étrangers, très rarement toutefois avec le voisin. Ils se connaissent et respectent mutuellement leur territoire. Ainsi, on n'observe chez l'otarie de Galapagos qu'une ébauche de combat entre deux voisins, mais de vives explications avec un intrus étranger.
  […] nous parlerons donc de territoire […] comme d'une surface sur laquelle un individu ou un groupe ne tolèrent pas des membres de leur même espèce, repoussant également tous les étrangers ou seulement ceux du même sexe. La propriété du territoire peut être limitée à des périodes de temps déterminées.
  Des marques naturelles sont souvent admises comme frontières de territoire. Chez l'épinoche on peut modifier expérimentalement les limites territoriales. Une touffe d'Elodea fraîchement plantée est aussitôt prise comme frontière par le poisson, même si elle réduit la dimension du territoire d'origine. […]
  Le lieu accaparé par un animal ou un troupeau est souvent délimité par un marquage particulier ; beaucoup de Mammifères font des marques odorantes, en déposant en des points déterminés autour du territoire, des sécrétions de glandes, des déjections, ou encore de l'urine. […]
  En dehors du marquage par les odeurs, il existe d'autres possibilités pour indiquer la propriété d'un territoire. On peut, par exemple, la proclamer par des appels ou des comportements très ostentatoires. Le mâle de l'otarie crie inlassablement pendant qu'il nage sans arrêt sur toute la longueur de sa partie de rivage. Aux frontières territoriales il grimpe de temps à autre sur la rive et crie vers le voisin qui réagit de la même manière  sans que pour cela il y ait combat. […] Les groupes de singes hurleurs Alouatta palliata marquent leur territoire par des concerts de cris, exécutés plus spécialement aux premières heures matinales. Enfin on connaît bien le chant territorial des passereaux.
  Beaucoup d'animaux paradent d'une manière fortement ostensible sur leur territoire et sont le plus souvent colorés de façon très voyante. Les exhibitions génitales de différents Primates, peuvent être interprétées comme un marquage visuel de territoire.
  La possession d'un territoire est souvent sous-jacente à l'apparition d'un comportement agressif. Les épinoches nagent en groupes paisibles sans livrée d'apparat jusqu'à ce qu'elles aient trouvé un endroit adéquat pour établir un territoire. Aussitôt qu'un poisson a trouvé un emplacement, son ventre devient rouge ; les autres mâles sont attaqués quand ils s'approchent trop près. Mais la disposition à l'attaque diminue avec l'éloignement de leur territoire […].
  Les individus les plus agressifs conquièrent, en général, des territoires mieux situés et plus vastes. […]
  Parfois les aires défendues sont très petites. Beaucoup d'oiseaux qui couvent en colonie, nichent exactement à la distance de becquetage des voisins.
  De nombreux animaux sont prêts à attaquer un congénère en dehors de leur territoire lorsqu'ils s'approchent de trop près. Ils semblent être entourés par un petit espace inviolable.  La « distance individuelle » lorsqu'elle est franchie par un individu de même espèce déclenchera un combat [...]."

 

Irenäus Eibl-Eibesfeldt, Éthologie, biologie du comportement, 3e édition, 1984, tr. fr. A. Lehmann et R.G. Busnel, Ophrys, p. 400-409.


[1] Le Babouin hamadryas (Papio hamadryas), ou hamadryas, est un babouin des régions arides qui se rencontre de part et d'autre de la mer Rouge et dans la Corne de l'Afrique ([Djibouti, Éthiopie, Érythrée Somalie).



  "Les animaux sont des produits d'un territoire.
  Presque toutes les molécules d'un blaireau proviennent d'une zone inférieure à une soixantaine d'hectares autour de son terrier natal. Après avoir été expulsé à travers le canal vaginal maternel dans les profondeurs de la terre, il pénètre dans la pénombre des bois par un autre tunnel, fait de terre celui-là. Il rentrera dans son gîte souterrain par le même tunnel ou un semblable. Il est probable qu'il y mourra entouré de la même terre. Son corps sera incorporé aux parois du terrier et nourrira les vers, qui à leur tour deviendront partie intégrante du corps des blaireaux de la génération suivante ou de celle d'après. On peut donc s'attendre à une résonance profonde féconde entre le terroir et l'animal. Et c'est bien c'est que l'on constate. Rares sont les animaux à bien s'exporter. [...]
  Qu'est-ce qu'on animal ? C'est une conversation ininterrompue avec la terre dont il provient et qui le constitue."

 

Charles Foster, Dans la peau d'une bête, 2016, tr. fr. Thierry Piélat, Le Livre de
Poche, 2018, p. 45 et p. 47.

 

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Date de création : 16/10/2020 @ 08:22
Dernière modification : 03/02/2021 @ 10:39
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