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Texte à méditer :  La raison du plus fort est toujours la meilleure.
  
La Fontaine
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Hors des sentiers battus
Le désir du désir de l'autre

  "Les deux aspects de la conscience de soi, celui qui pose et celui qui supprime, sont donc liés l'un à l'autre de façon immédiate. La conscience de soi se pose par négation de l'altérité et elle est conscience pratique. Ainsi, alors que, dans la conscience proprement dite, appelée aussi théorique, les déterminations de cette conscience et celles de l'objet se modifiaient en elles-mêmes, c'est maintenant la conscience même qui, par son activité, produit pour elle-même cette modification. Elle a conscience que c'est à elle qu'incombe cette activité supprimante. Le concept de conscience de soi contient la détermination de la différence non encore réalisée. Dans la mesure où cette différence, absolument parlant, se manifeste en elle, elle a le sentiment d'une altérité en elle-même, d'une négation d'elle-même, c'est-à-dire le sentiment d'un manque, un besoin.
  Ce sentiment qu'elle a de son altérité contredit à son égalité avec elle-même. La tendance est la nécessité sentie de supprimer cette contradiction. La négation ou altérité se représente à elle comme conscience, comme une réalité extérieure, distincte d'elle, mais déterminée par la conscience de soi, 1° comme conforme à la tendance, et 2° comme une réalité en elle-même négative et dont la subsistance doit être supprimée par le soi et posée dans l'égalité avec lui.

  Ainsi l'activité du désir supprime l'altérité de l'objet, sa subsistance, absolument parlant, et elle l'unit au sujet, ce qui entraîne la satisfaction du désir. Par conséquent, 1° ce désir est conditionné par un objet extérieur qui, en face de lui, subsiste indifférent, c'est-à-dire par la conscience, — 2° son activité ne produit la satisfaction qu'en supprimant l'objet. La conscience de soi n'aboutit ainsi qu'au sentiment qu'elle a d'elle-même.
  Dans le désir, la conscience de soi se comporte à l'égard d'elle-même comme une réalité singulière. Elle renvoie à un objet qui est dépourvu de soi, qui, en lui-même, est autre chose que la conscience de soi. Eu égard à l'objet, cette conscience ne réussit à s'atteindre dans son égalité à elle-même que par la suppression de cet objet. Absolument parlant, 1° le désir est destructeur  ; — 2° dans la satisfaction du désir, on n'aboutit, par conséquent, qu'au sentiment qu'a de lui-même l'être-pour-soi du sujet en tant que réalité singulière, au concept indéterminé du sujet lié à l'objectivité."

 

Hegel, Propédeutique philosophique, Deuxième cours, § 25 à 28, tr. fr. Maurice de Gandillac, Éditions de Minuit, 1963, p. 96-97.


 

  "L'être même de l'homme, l'être conscient de soi, implique… et présuppose le Désir. Par conséquent, la réalité humaine ne peut se constituer et se maintenir qu'à l'intérieur d'une réalité biologique, d'une vie animale. Mais si le Désir animal est la condition nécessaire de la Conscience de soi, il n'en est pas la condition suffisante. À lui seul, ce Désir ne constitue que le Sentiment de soi.
  À l'encontre de la connaissance qui maintient l'homme dans une quiétude passive, le Désir le rend inquiet et le pousse à l'action. Étant née du Désir, l'action tend à le satisfaire, et elle ne peut le faire que par la « négation », la destruction ou tout au moins la transformation de l'objet désiré : pour satisfaire la faim, par exemple, il faut détruire ou, en tout cas, transformer la nourriture. Ainsi, toute action est « négatrice ». Loin de laisser le donné tel qu'il est, l'action le détruit  ; sinon dans son être, du moins dans sa forme donnée. Et toute « négativité-négatrice » par rapport au donné est nécessairement active. Mais l'action négatrice n'est pas purement destructive. Car si l'action qui naît du Désir détruit, pour le satisfaire, une réalité objective, elle crée à sa place, dans et par cette destruction même, une réalité subjective. L'être qui mange, par exemple, crée et maintient sa propre réalité par la suppression de la réalité autre que la sienne, par la transformation d'une réalité autre en réalité sienne, par l'« assimilation », l'« intériorisation » d'une réalité « étrangère », « extérieure ». D'une manière générale, le Moi du Désir est un vide qui ne reçoit un contenu positif réel que par l'action négatrice qui satisfait le Désir en détruisant, transformant et « assimilant » le non-Moi désiré. Et le contenu positif du Moi, constitué par la négation, est une fonction du contenu positif du non-Moi nié. Si donc le Désir porte sur un non-Moi « naturel », le Moi sera « naturel » lui aussi. Le Moi créé par la satisfaction active d'un tel Désir aura la même nature que les choses sur lesquelles porte ce Désir : ce sera un Moi « chosiste », un Moi seulement vivant, un Moi animal. Et ce Moi naturel, fonction de l'objet naturel, ne pourra se révéler à lui-même et aux autres qu'en tant que Sentiment de soi. Il ne parviendra jamais à la Conscience de soi.

  Pour qu'il y ait Conscience de soi, il faut donc que le Désir porte sur un objet non naturel, sur quelque chose qui dépasse la réalité donnée. Or la seule chose qui dépasse ce réel donné est le Désir lui-même. Car le Désir pris en tant que Désir, c'est-à-dire avant sa satisfaction, n'est en effet qu'un néant révélé, qu'un vide irréel. Le Désir étant la révélation d'un vide, étant la présence de l'absence d'une réalité, est essentiellement autre chose que la chose désirée, autre chose qu'une chose, qu'un être réel statique et donné, se maintenant éternellement dans l'identité avec soi-même. Le Désir qui porte sur un autre Désir, pris en tant que Désir, créera donc, par l'action négatrice et assimilatrice qui le satisfait, un Moi essentiellement autre que le « Moi » animal. Ce Moi, qui se « nourrit » de Désirs, sera lui-même Désir dans son être même, créé dans et par la satisfaction de son Désir. Et puisque le Désir se réalise en tant qu'action négatrice du donné, l'être même de ce Moi sera action. Ce Moi sera non pas, comme le « Moi » animal, « identité » ou égalité avec soi-même, mais « négativité-négatrice ». Autrement dit, l'être même de ce Moi sera devenir, et la forme universelle de cet être sera non pas espace, mais temps. Son maintien dans l'existence signifiera donc pour ce Moi : « ne pas être ce qu'il est (en tant qu'être statique et donné, en tant qu'être naturel, en tant que « caractère inné ») et être (c'est-à-dire devenir) ce qu'il n'est pas »."

 

Alexandre Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, 1947, Gallimard, p. 11-12.


 

  "Le Désir humain, ou mieux encore : anthropogène, constituant un individu libre et historique conscient de son individualité, de sa liberté, de son histoire, et, finalement, de son historicité - le Désir anthropogène diffère donc du Désir animal (constituant un être naturel, seulement vivant et n'ayant qu'un sentiment de sa vie) par le fait qu'il porte non pas sur un objet réel, « positif », donné, mais sur un autre Désir. Ainsi, dans le rapport entre l'homme et la femme, par exemple, le Désir n'est humain que si l'un désire non pas le corps, mais le Désir de l'autre, s'il veut « posséder » ou « assimiler » le Désir pris en tant que Désir, c'est-à-dire s'il veut être « désiré » ou « aimé » ou bien encore : « reconnu » dans sa valeur humaine, dans sa réalité d'individu humain. De même, le Désir qui porte sur un objet naturel n'est humain que dans la mesure où il est « médiatisé » par le Désir d'un autre portant sur le même objet : il est humain de désirer ce que désirent les autres, parce qu'ils le désirent. Ainsi, un objet parfaitement inutile au point de vue biologique (tel qu'une décoration, ou le drapeau de l'ennemi) peut être désiré parce qu'il fait l'objet d'autres désirs. Un tel Désir ne peut être qu'un Désir humain, et la réalité humaine en tant que différente de la réalité animale ne se crée que par l'action qui satisfait de tels Désirs : l'histoire humaine est l'histoire des Désirs désirés. […]
  L'homme « s'avère » humain en risquant sa vie pour satisfaire son Désir humain, c'est-à-dire son Désir qui porte sur un autre Désir. Or désirer un Désir c'est vouloir se substituer soi-même à la valeur désirée par ce Désir. Car sans cette substitution on désirerait la valeur, l'objet désiré, et non le Désir lui-même. Désirer le Désir d'un autre, c'est donc en dernière analyse désirer que la valeur que je suis ou que je « représente » soit la valeur désirée par cet autre : je veux qu'il « reconnaisse » ma valeur comme sa valeur, je veux qu'il me reconnaisse comme valeur autonome. Autrement dit, tout Désir humain, anthropogène, générateur de la Conscience de soi, de la réalité humaine, est, en fin de compte, fonction du désir de la « reconnaissance ». Et le risque de la vie par lequel « s'avère » la réalité humaine est un risque en fonction d'un tel Désir."

 

Alexandre Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, 1947, Gallimard, 1962, p. 13.

 

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Date de création : 04/05/2021 @ 11:53
Dernière modification : 13/12/2023 @ 09:14
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