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Texte à méditer :   Les hommes normaux ne savent pas que tout est possible.   David Rousset
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Hors des sentiers battus
Amour et liberté

  "S'il suffisait d'aimer, les choses seraient trop simples. Plus on aime et plus l'absurde se consolide. Ce n'est point par manque d'amour que Don Juan va de femme en femme. Il est ridicule de le représenter comme un illuminé en quête de l'amour total. Mais c'est bien parce qu'il les aime avec un égal emportement et chaque fois avec tout lui-même, qu'il lui faut répéter ce don et cet approfondissement. De là que chacune espère lui apporter ce que personne ne lui a jamais donné. Chaque fois, elles se trompent profondément et réussissent seulement à lui faire sentir le besoin de cette répétition. « Enfin, s'écrie l'une d'elles, je t'ai donné l'amour. » S'étonnera-t-on que Don Juan en rie : « Enfin ? non, dit-il, mais une fois de plus. » Pourquoi faudrait-il aimer rarement pour aimer beaucoup ? […]
  Est-il pour autant égoïste ? À sa façon sans doute. Mais là encore, il s'agit de s'entendre. Il y a ceux qui sont faits pour vivre et ceux qui sont faits pour aimer. Don Juan du moins le dirait volontiers. Mais ce serait par un raccourci comme il peut en choisir. Car l'amour dont on parle ici est paré des illusions de l'éternel. Tous les spécialistes de la passion nous l'apprennent, il n'y a d'amour éternel que contrarié. Il n'est guère de passion sans lutte. Un pareil amour ne trouve de fin que dans l'ultime contradiction qui est la mort. Il faut être Werther ou rien. Là encore, il y a plusieurs façons de se suicider dont l'une est le don total et l'oubli de sa propre personne. Don Juan, autant qu'un autre, sait que cela peut être émouvant. Mais il est un des seuls à savoir que l'important n'est pas là. Il le sait aussi bien : ceux qu'un grand amour détourne de toute vie personnelle s'enrichissent peut-être, mais appauvrissent à coup sûr ceux que leur amour a choisis. Une mère, une femme passionnée, ont nécessairement le cœur sec, car il est détourné du monde. Un seul sentiment, un seul être, un seul visage, mais tout est dévoré. C'est un autre amour qui ébranle Don Juan, et celui-là est libérateur. Il apporte avec lui tous les visages du monde et son frémissement vient de ce qu'il se connaît périssable. Don Juan a choisi d'être rien.

  Il s'agit pour lui de voir clair. Nous n'appelons amour ce qui nous lie à certains êtres que par référence à une façon de voir collective et dont les livres et les légendes sont responsables. Mais de l'amour, je ne connais que ce mélange de désir, de tendresse et d'intelligence qui me lie à tel être. Ce composé n'est pas le même pour tel autre. Je n'ai pas le droit de recouvrir toutes ces expériences du même nom. Cela dispense de les mener des mêmes gestes. L'homme absurde multiplie encore ici ce qu'il ne peut unifier. Ainsi découvre-t-il une nouvelle façon d'être qui le libère au moins autant qu'elle libère ceux qui l'approchent. Il n'y a d'amour généreux que celui qui se sait en même temps passager et singulier. Ce sont toutes ces morts et toutes ces renaissances qui font pour Don Juan la gerbe de sa vie. C'est la façon qu'il a de donner et de faire vivre. Je laisse à juger si l'on peut parler d'égoïsme."

 

Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe, 1942, Folio essais, 1989, p. 99 et p. 103-104.


 

  "Voici, par exemple, une femme qui s'est rendue à un premier rendez-vous. Elle sait fort bien les intentions que l'homme qui lui parle nourrit à son égard. Elle sait aussi qu'il lui faudra prendre tôt ou tard une décision. Mais elle n'en veut pas sentir l'urgence : elle s'attache seulement à ce qu'offre de respectueux et de discret l'attitude de son partenaire. Elle ne saisit pas cette conduite comme une tentative pour réaliser ce qu'on nomme « les premières approches » : elle borne ce comportement à ce qu'il est dans le présent, elle ne veut pas lire dans les phrases qu'on lui adresse autre chose que leur sens explicite, si on lui dit : « Je vous admire tant », elle désarme cette phrase de son arrière-fond sexuel, elle attache aux discours et à la conduite de son interlocuteur des significations immédiates qu'elle envisage comme des qualités objectives.
  L'homme qui lui parle lui semble sincère et respectueux comme la table est ronde ou carrée, comme la tenture murale est bleue ou grise. Et les qualités attachées à la personne qu'elle écoute se sont ainsi figées dans une permanence chosiste qui n'est autre que la projection dans l'écoulement temporel de leur strict présent. C'est qu'elle n'est pas au fait de ce qu'elle souhaite : elle est profondément sensible au désir qu'elle inspire, mais le désir cru et nu l'humilierait et lui ferait horreur. Pourtant, elle ne trouverait aucun charme à un respect qui serait uniquement du respect. Il faut, pour la satisfaire, un sentiment qui s'adresse tout entier à sa personne, c'est-à-dire à sa liberté plénière et qui soit une reconnaissance de sa liberté. Mais il faut en même temps que ce sentiment soit tout entier désir, c'est-à-dire qu'il s'adresse à son corps en tant qu'objet. Cette fois donc, elle refuse de saisir le désir pour ce qu'il est, elle ne lui donne même pas de nom, elle ne le reconnaît que dans la mesure où il se transcende vers l'admiration, l'estime, le respect et où il s'absorbe tout entier dans les formes plus élevées qu'il produit, au point de n'y figurer plus que comme une sorte de chaleur et de densité.

  Mais voici qu'on lui prend la main. Cet acte de son interlocuteur risque de changer la situation en appelant une décision immédiate : abandonner cette main, c'est consentir de soi-même au flirt, c'est s'engager. La retirer, c'est rompre cette harmonie trouble et instable qui fait le charme de l'heure. Il s'agit de reculer le plus possible l'instant de la décision. On sait ce qui se produit alors : la jeune femme abandonne sa main, mais ne s'aperçoit pas qu'elle l'abandonne. Elle ne s'en aperçoit pas parce qu'il se trouve par hasard qu'elle est, à ce moment, tout esprit. Elle entraîne son interlocuteur jusqu'aux régions les plus élevées de la spéculation sentimentale, elle parle de la vie, de sa vie, elle se montre sous son aspect essentiel : une personne, une conscience. Et pendant ce temps, le divorce du corps et de l'âme est accompli; la main repose inerte entre les mains chaudes de son partenaire : ni consentante ni résistante; une chose."


Jean-Paul Sartre, L'Être et le néant, 1943, Partie I, chapitre II, § II, Gallimard tel, p. 94-95


 

  "Pourquoi l'amant veut-il être aimé ? Si l'amour, en effet, était pur désir de possession physique, il pourrait être, en bien des cas, facilement satisfait. Le héros de Proust, par exemple, qui installe chez lui sa maîtresse, peut la voir et la posséder à toute heure du jour et a su mettre dans une totale dépendance matérielle, devrait être tiré d'inquiétude. On sait pourtant qu'il est, au contraire, rongé de souci. C'est par cette conscience qu'Albertine échappe à Marcel, lors même qu'il est à côté d'elle et c'est pourquoi il ne connaît de répit que s'il la contemple pendant son sommeil. Il est donc certain que l'amour veut captiver la « conscience ». Mais pourquoi le veut-il ? Et comment ?
  Cette notion de « propriété » par quoi on explique si souvent l'amour ne saurait être première, en effet.  Pourquoi voudrai-je m'approprier autrui si ce n'est si ce n'était justement en tant qu'Autrui me fait être ? Mais cela implique justement un certain mode d'appropriation : c'est de la liberté de l'autre en tant que telle que nous voulons nous emparer. Et non par volonté de puissance : le tyran se moque de l'amour ; il se contente de la peur. S'il recherche l'amour de ses sujets c'est par politique et s'il trouve un moyen plus économique de les asservir, il l'adopte aussitôt.  Au contraire, Celui qui veut être aimé ne désire pas l'asservissement de l'être aimé. Il ne tient pas à devenir l'objet d'une passion débordante et mécanique. Il ne veut pas posséder un automatisme, et si on veut l'humilier, il suffit de lui représenter la passion de l'aimé comme le résultat d'un déterminisme psychologique : l'amant se sentira dévalorisé dans son amour et dans son être. Si Tristan et Iseult sont affolés par un filtre, ils intéressent moins ; et il arrive que l'asservissement total de l'être aimé tue l'amour de l'amant. Le but est dépassé : l'amant se retrouve seul si l'aimé s'est transformé en automate. Ainsi l'amant ne désire-t-il pas posséder l'aimé comme on possède une chose ; il réclame un type spécial d'appropriation. Il veut posséder une liberté comme liberté.
  Mais, d'autre part, il ne saurait se satisfaire de cette forme éminente de la liberté qu'est l'engagement libre et volontaire. Qui se contenterait d'un amour qui se donnerait comme pure fidélité à la foi jurée ? Qui donc accepterait de s'entendre dire : « Je vous aime parce que je me suis librement engagé à vous aimer et que je ne veux pas me dédire ; je vous aime par fidélité à moi-même ? » Ainsi l'amant demande le serment et s'irrite du serment. Il veut être aimé par une liberté et réclame que cette liberté comme liberté ne soit plus libre. Il veut à la fois que la liberté de l'Autre se détermine elle-même à devenir amour – et cela, non point seulement au commencement de l'aventure, mais à chaque instant – et, à la fois, que cette liberté soit captive par elle-même, qu'elle se retourne sur elle-même, comme dans la folie, comme dans le rêve, pour vouloir sa captivité. Et cette captivité doit être démission libre et enchaînée à la fois entre nos mains. Ce n'est pas le déterminisme passionnel que nous désirons chez autrui, dans l'amour, ni une liberté hors d'atteinte mais une liberté qui joue le déterminisme passionnel et qui se prend à son jeu. Et, pour lui-même, l'amant ne réclame pas d'être cause de cette modification radicale de la liberté, mais d'en être l'occasion unique et privilégiée."

 

Jean-Paul Sartre, L'Être et le Néant, 1943, Partie III, chapitre III, § 1, Gallimard, p. 434-435, Gallimard tel, 2003, p. 406-407.


 

  

 

  "PEUT-ON AIMER SUR COMMANDE ?

  Parmi les idées de base de l'amour, [on trouve l'idée que] l'amour ne se commande pas, qu'il n'est pas soumis à la volonté individuelle.
  C'est une idée dont le pedigree philosophique est si long, et qui semble tellement conforme à des intuitions communes, qu'elle est l'une des plus facilement affirmées sans être réfléchies.
  Elle a sa mythologie, celle qui raconte l'his­toire et décrit les pouvoirs des dieux de l'amour, Éros en version grecque et Cupidon en version romaine.
  Cupidon est souvent représenté comme un très jeune enfant espiègle et dépourvu de sagesse. Il possède un arc et des flèches qui ensorcellent les humains lorsqu'ils en sont touchés. Ils suc­combent alors aux aléas absurdes des passions qu'on ne contrôle pas.
  Ce petit dieu de l'amour frappe ses cibles aveu­glément, par caprice, ce qui conduit à mettre ensemble des partenaires qui ne se conviennent pas.
  Il les rend esclaves de l'amour, thème repris par toute une tradition philosophique qui, à l'instar de Hume, insiste sur la force des passions.
  Toutes ces histoires doivent nous conduire à penser qu'aimer n'est pas quelque chose qu'on décide et qu'on fait mais quelque chose qui nous arrive. […]
  De nombreux aspects de l'amour, même le plus romantique, sont clairement des affaires de choix.
  « On choisit de se rendre à un rendez-vous amoureux, de s'engager dans une relation sexuelle, de vivre ensemble, de se marier et ainsi de suite, sans le faire nécessairement dans cet ordre. »
  Cependant, le sentiment amoureux lui-même ne semble absolument pas être une affaire de choix. On ne peut pas se dire : « Bon, et si j'avais des sentiments amoureux pour Lola ou Kevin à partir de maintenant ? »
  De la même manière on ne peut pas mettre fin au sentiment amoureux parce que cela nous arrange, parce qu'on l'a décidé, en fixant une date limite comme on peut le faire pour cesser de fumer : « Je m'arrête de fumer le 31 décembre et d'aimer Lola le 1er janvier. »
  Phénoménologiquement, ce qui se passe c'est qu'on s'aperçoit qu'on est amoureux ou qu'on n'aime plus.
  Cela nous tombe dessus pour ainsi dire, comme si nous étions frappés par une flèche de ce Cupi­don aux yeux bandés.
  Comment clarifier philosophiquement ce mélange complexe d'action et de passion, ce mixte entre ce qu'on fait et ce qui nous arrive en amour ?  […]
  Kant a provoqué une sorte de révolution en phi­losophie morale en exprimant ses réserves à l'égard des commandements d'aimer bibliques : « Tu aime­ras le Seigneur ton Dieu ... Tu aimeras ton prochain comme toi-même. »
  Pour Kant, l'amour en tant que sentiment ne peut pas se commander. Nous ne pouvons pas aimer notre prochain simplement parce que la Bible nous ordonne de le faire.
  C'est bien pourquoi il n'existe pas à propre­ment parler de devoir d'aimer. Il serait absurde en effet d'obliger les gens à faire ce qui n'est nullement en leur pouvoir de faire ou de ne pas faire.
  Ce qui implique aussi qu'il ne peut pas y avoir d'amour moral dans la mesure où ce qui est moral doit nécessairement nous apparaître sous la forme d'un devoir, d'un impératif.
  Après cette attaque dévastatrice contre un idée morale ou religieuse commune, et conformément à sa méthode faite d'analyse et de synthèse, d'affirmations et de repentirs partiels, Kant essaie quand même de trouver une place pour l'amour en morale.

  Il distingue l'amour pathologique qui est une émotion ou un sentiment que nous ne pouvons pas décider de déclencher ou d'interrompre à volonté, et l'amour pratique, qui dépend de nous car il exige seulement que nous respections les personnes comme des « fins en soi » (c'est-à-dire sans essayer de les exploiter à nos propres fins exclusivement) et que nous nous soucions de leur bien.
  Compris comme le commandement de se soucier du bien d'autrui, c'est-à-dire comme un élan conatif, l'injonction « Aime ton prochain comme toi-même » ne pose pas de problème conceptuel.

  Mais ceux qui n'ont pas été convaincu par la théorie conative de l'amour seront aussi réticents à admettre cette « solution » à la question de savoir s'il est possible d'aimer sur commande.
  Il faudrait peut-être examiner à nouveau les deux propositions de Kant : « L'amour patholo­gique ne se commande pas », « L'amour pratique peut répondre à un ordre, une injonction ».
  Premièrement, la proposition « L'amour pathologique ne se commande pas » n'est pas entièrement convaincante. Il se pourrait qu'on puisse développer des stratégies pour que le début et la fin de l'amour pathologique au moins dépendent de nous en partie. On peut se mettre en position d'aimer en multipliant les rencontres, en faisant semblant d'aimer, en accomplissant tous les gestes rituels de l'amour comme Pascal le suggérait pour la croyance en Dieu. On peut provoquer la fin de l'amour pathologique de la même manière.
  Deuxièmement, la proposition « L'amour pra­tique peut répondre à un ordre, une injonction » semble correcte. L'amour pratique, c'est-à-dire œuvrer pour le bien d'autrui, peut même être considéré comme un devoir moral.
  Reste à savoir si aimer et œuvrer pour le bien d'autrui sont équivalents, si aider autrui signifie l'aimer. Ce n'est pas évident.
  On peut aider autrui parce qu'on attend de l'aide en retour de façon purement égoïste. On peut aider autrui parce que c'est une règle du métier qu'on exerce, médecin, enseignant, mas­seur, etc.
  Dans ces cas, et dans de nombreux autres, on œuvre au bien d'autrui sans nécessairement l'ai­mer."

 

Ruwen Ogien, Philosopher ou faire l'amour, 2014, Grasset, p. 210-213 et p. 218-220.

 

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Date de création : 04/01/2022 @ 09:55
Dernière modification : 05/05/2022 @ 12:16
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