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Texte à méditer :  

Là où se lève l'aube du bien, des enfants et des vieillards périssent, le sang coule.   Vassili Grossman


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Hors des sentiers battus
L'amour comme possession ; posséder l'être aimé

  "Tout ce qu'on appelle amour. – Convoitise et amour : quelle différence dans ce que nous éprouvons en entendant chacun de ces deux mots ! – et cependant, il pourrait bien s'agir de la même pulsion, sous deux dénominations différentes, la première fois calomniée du point de vue de ceux qui possèdent déjà, chez qui la pulsion s'est quelque peu apaisée et qui craignent désormais pour leur « avoir » ; l'autre fois du point de vue de celui qui est insatisfait et assoiffé, et donc glorifiée sous la forme du « bien ». Notre amour du prochain - n'est-il pas une aspiration à une nouvelle possession ? Et de même notre amour du savoir, de la vérité et de manière générale toute l'aspiration à des nouveautés ? Nous nous lassons progressivement de l'ancien, de ce dont nous nous sommes déjà assuré la possession et recommençons à tendre les mains ; même le plus beau des paysages, une fois que l'on y a vécu trois mois, n'est plus certain de notre amour, et n'importe quelle côte lointaine excite notre convoitise : la possession rétrécit le plus souvent l'objet possédé. Le plaisir que nous prenons à nous-mêmes veut tellement se maintenir qu'il ne cesse de métamorphoser quelque chose de nouveau en nous-mêmes, - c'est cela même que l'on appelle posséder. Se lasser d'une chose que l'on possède, cela veut dire : se lasser de soi-même. (On peut également souffrir de la surabondance, - le désir de rejeter, de distribuer peut aussi s'attribuer la désignation honorifique d' « amour ».) Lorsque nous voyons quelqu'un souffrir, nous saisissons volontiers l'occasion qui s'offre alors de prendre possession de lui ; c'est ce que fait par exemple le bienfaiteur compatissant, et lui aussi appelle « amour » le désir de possession nouvelle qui s'est éveillé en lui, et y prend plaisir comme à l'invitation à une conquête nouvelle. Mais c'est l'amour des sexes qui trahit le plus clairement sa nature d'aspiration à la possession : l'amoureux veut la possession exclusive et inconditionnée de la personne qu'il désire avec ardeur, il veut exercer un pouvoir inconditionné sur son âme comme sur son corps, il veut être l'unique objet de son amour et habiter et gouverner l'âme de l'autre comme ce qu'il y a de plus haut et de plus désirable. Si l'on prête attention au fait que cela ne veut rien dire d'autre que soustraire à tout le monde un bien, un bonheur et une jouissance de grande valeur : si l'on considère que l'amoureux vise à appauvrir et à spolier tous les autres concurrents et aimerait devenir le dragon de son propre trésor, le plus impitoyable et le plus égoïste de tous les « conquérants » et de tous les prédateurs : si l'on considère enfin que le reste du monde tout entier paraît à l'amoureux indifférent, pâle, dénué de valeur, et qu'il est prêt à faire tous les sacrifices, à renverser tout ordre, à faire passer tout intérêt au second plan : on ne manquera pas de s'étonner que cette convoitise et cette injustice sauvages de l'amour des sexes aient été glorifiées et divinisées comme elles l'ont été à toutes les époques, au point que l'on ait tiré de cet amour le concept d'amour entendu comme le contraire de l'égoïsme alors qu'il est peut-être justement l'expression la plus naïve de l'égoïsme. Ce sont manifestement les non-possédants assoiffés de désir qui ont ici fixé l'usage linguistique, - ils ont toujours été en trop grand nombre. Ceux à qui possession et satisfaction avaient été accordées en abondance en ce domaine ont bien laissé échapper de temps en temps un mot au sujet du « démon enragé », tel le plus aimable et le plus aimé de tous les Athéniens, Sophocle : mais Éros s'est toujours moqué de ces médisants, - ils furent toujours précisément les êtres qu'il chérit le plus. – Il y a bien çà et là sur terre une espèce de prolongement de l'amour dans lequel cette aspiration avide qu'éprouvent deux personnes l'une pour l'autre fait place à un désir et à une convoitise nouvelle, à une soif supérieure et commune d'idéal qui les dépasse : mais qui connaît cet amour ? Qui l'a vécu ? Son véritable nom est amitié."

 

Nietzsche, Le Gai savoir, 1882, Livre 1er, § 14, tr. fr. Patrick Wotling, GF, 2020, p. 73-75.

 

  "Tout ce que l'on nomme amour. – Cupidité et amour : quels sentiments, ô combien différents, ne nous suggère pas chacun de ces termes ! et cependant il se pourrait que ce soit la même impulsion, doublement désignée, tantôt de façon calomnieuse du point de vue des repus, en qui cette impulsion a déjà trouvé quelque assouvissement, et qui craignent désormais pour leur « avoir » ; tantôt du point de vue des insatisfaits, des assoiffés, et par conséquent glorifiée, en tant que « bonne » impulsion. Notre amour du prochain n'est-il pas impulsion à acquérir une nouvelle propriété ? Et tout de même notre amour du savoir, de la vérité ? Et de façon absolue toute impulsion vers des réalités nouvelles ? Peu à peu dégoûtés de l'ancien, de ce que nous possédons en toute sécurité, nous tendons nos mains pour saisir du nouveau ; même le plus beau paysage où nous venons de passer trois mois n'est plus tout à fait sûr de notre amour, et quelque plus lointain rivage excite notre envie : le bien possédé se déprécie généralement du fait de la possession. Notre plaisir à nous-mêmes se veut tellement intense qu'il transforme sans cesse en nous-mêmes quelque chose de nouveau — et c'est là en quoi consiste la possession. (Être sursaturé d'une possession revient à être sursaturé de soi-même. On peut souffrir aussi du trop-plein — le désir aussi de rejeter, de partager peut se couvrir du nom honorable d' « amour ».) Lorsque nous voyons souffrir quelqu'un, nous saisissons volontiers l'occasion offerte de prendre possession de lui : c'est là par exemple ce que fait l'homme charitable et compatissant, lui aussi croit éprouver de l' « amour » dès qu'il désire une nouvelle possession, et il y trouve du plaisir comme à l'appel d'une nouvelle conquête. Mais c'est l'amour des sexes qui se trahit le plus nettement comme impulsion à posséder un bien propre : l'amant veut la possession exclusive de la personne qu'il désire, il veut exercer une puissance non moins exclusive sur son âme que sur son corps, il veut être aimé d'elle à l'exclusion de tout autre, habiter et dominer cette âme comme ce qu'il y aurait de suprême et de plus désirable pour elle. Si l'on songe que tout ceci ne revient à rien de moins que d'exclure le reste du monde de la jouissance d'un bien et d'un bonheur précieux : que l'amant vise à l'appauvrissement et à la privation de tous les autres concurrents et ne demande qu'à devenir le dragon de son trésor, le « conquérant », l'exploiteur le plus dénué de scrupules et le plus égoïste : et qu'enfin aux yeux de l'amant même le monde entier paraît indifférent, décoloré, sans valeur et qu'il est prêt à tout sacrifier, à troubler n'importe quel ordre, à fouler au pied tout autre intérêt ; on aura de quoi s'étonner que cette cupidité et cette injustice sauvages de l'amour sexuel aient pu être glorifiées et divinisées à ce degré, ainsi que cela s'est fait à n'importe quelle époque, que même l'on soit allé jusqu'à tirer de cette sorte d'amour la notion de l'amour en tant que le contraire de l'égoïsme, alors qu'il s'agit peut-être de l'expression la plus désinvolte de ce dernier. Là ce sont apparemment les non-possédants, les inassouvis — sans doute furent-ils toujours en trop grand nombre — qui ont contribué aux expressions usuelles du langage. Quant à ceux à qui, en ce domaine, le sort avait réservé beaucoup de possession et de satisfaction, sans doute ont-ils laissé échapper çà et là quelque mot au sujet du « démon furieux », tel le plus aimable et le plus aimé des Athéniens, Sophocle : mais Eros a toujours raillé pareils blasphémateurs — d'autant qu'il s'agissait justement de ses plus grands favoris. Sans doute se trouve-t-il çà et là sur la terre une sorte de prolongement de l'amour au cours duquel cette convoitise cupide et réciproque entre deux personnes a cédé à une nouvelle convoitise, à une nouvelle cupidité, à la soif supérieure commune d'un idéal qui les transcende : mais qui donc connaît cet amour ? Qui l'a éprouvé ? Son vrai nom est amitié."

 

Nietzsche, Le Gai savoir, 1882, § 14, tr. fr. Pierre Klossowski, Folio essais, 1982, p. 64-65.


 

  "Cette notion de « propriété » par quoi on explique si souvent l'amour ne saurait être première, en effet.  Pourquoi voudrai-je m'approprier autrui si ce n'était justement en tant qu'autrui me fait être ? Mais cela implique justement un certain mode d'appropriation : c'est de la liberté de l'autre en tant que telle que nous voulons nous emparer. Et non par volonté de puissance : le tyran se moque de l'amour ; il se contente de la peur. S'il recherche l'amour de ses sujets c'est par politique et s'il trouve un moyen plus économique de les asservir, il l'adopte aussitôt.  Au contraire, celui qui veut être aimé ne désire pas l'asservissement de l'être aimé. Il ne tient pas à devenir l'objet d'une passion débordante et mécanique. Il ne veut pas posséder un automatisme, si on veut l'humilier, il suffit de lui représenter la passion de l'aimé comme le résultat d'un déterminisme psychologique : l'amant se sentira dévalorisé dans son amour et dans son être. Si Tristan et Iseult sont affolés par un filtre, ils intéressent moins ; et il arrive que l'asservissement total de l'être aimé tue l'amour de l'amant. Le but est dépassé : l'amant se retrouve seul si l'aimé s'est transformé en automate. Ainsi l'amant ne désire-t-il pas posséder l'aimé comme on possède une chose ; il réclame un type spécial d'appropriation. Il veut posséder une liberté comme liberté.
  Mais d'autre part, il ne saurait se satisfaire de cette forme éminente de la liberté qu'est l'engagement libre et volontaire. Qui se contenterait d'un amour qui se donnerait comme pure fidélité à la foi jurée ? Qui donc accepterait de s'entendre dire : « je vous aime parce que je me suis librement engagé à vous aimer et que je ne veux pas me dédire ; je vous aime par fidélité à moi-même » ? Ainsi l'amant demande le serment et s'irrite du serment. Il veut être aimé par une liberté et réclame que cette liberté comme liberté ne soit plus libre. Il veut à la fois que la liberté de l'Autre se détermine elle-même à devenir Amour – et cela non point au commencement de l'aventure – mais à chaque instant – et à la fois que cette liberté soit captivée par elle-même, qu'elle se retourne sur elle-même, comme dans la folie, comme dans le rêve, pour vouloir sa captivité. Et cette captivité doit être démission libre et enchaînée à la fois entre nos mains. Ce n'est pas le déterminisme passionnel que nous désirons chez autrui, dans l'amour, ni une liberté hors d'atteinte : mais c'est une liberté qui joue le déterminisme passionnel et se prend à son jeu."

 

Jean-Paul SartreL'Être et le néant, 1943, Gallimard tel, 1976, p. 407.

 

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Date de création : 23/02/2022 @ 15:47
Dernière modification : 23/02/2022 @ 15:47
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