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Texte à méditer :  L'histoire du monde est le tribunal du monde.
  
Schiller
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Hors des sentiers battus
L'amour comme sentiment social

  "L'amitié semble aussi constituer le lien des cités, et les législateurs paraissent y attacher un plus grand prix qu'à la justice même : en effet, la concorde, qui paraît bien être un sentiment voisin de l'amitié, est ce que recherchent avant tout les législateurs, alors que l'esprit de faction, qui est son ennemi, est ce qu'ils pourchassent avec le plus d'énergie. Et quand les hommes sont amis il n'y a plus besoin de justice, tandis que s'ils se contentent d'être justes ils ont en outre besoin d'amitié, et la plus haute expression de la justice est, dans l'opinion générale, de la nature de l'amitié."


Aristote, Éthique à Nicomaque, VIII, 1, 1155 a 22-28, tr. fr. Jules Tricot, Vrin, p. 383.


 

  "L'homme est un être qui aime son prochain et qui vit en société. Que parmi ces liens d'affection, les uns soient plus éloignés, les autres tout proches de nous, cela ne fait rien à la chose : toute affection est précieuse pour elle-même et non pas seulement pour les services qu'on en tire. Si donc l'affection pour les concitoyens est précieuse pour elle-même, il faut nécessairement en dire autant pour les gens de même nation et de même race, en sorte qu'il en va pareillement de l'affection pour tous les hommes. De fait, les sauveteurs sont ainsi disposés à l'égard du prochain qu'ils accomplissent le plus souvent leurs sauvetages non pas en vue d'une récompense, mais parce que la chose vaut d'être faite pour elle-même. Qui donc, voyant un homme écrasé par une bête, ne s'efforcerait, s'il le pouvait, d'arracher à la bête sa victime ? Qui refuserait d'indiquer la route à un homme égaré ? Ou de venir en aide à quelqu'un qui meurt de faim ? Ou, s'il a découvert une source dans un désert aride, ne la ferait connaître par des signaux à ceux qui suivent la même route ? Qui donc enfin n'entendrait avec horreur, comme contraires à la nature humaine, des propos tels que ceux-ci : « Moi mort, que la terre soit livrée aux flammes » ! ou : « Que m'importe le reste, mes affaires à moi prospèrent. » De toute évidence, il y a en nous un sentiment de bienveillance et d'amitié pour tous les hommes, qui manifeste que ce lien d'humanité est chose précieuse par elle-même."

 

Stobée, Anthologion, tr. fr. Festugière, in Le Dieu cosmique, Les Belles Lettres, 1983, p. 307.


 

  "Pour moi, il ne fait aucun doute que l'amour humain universel a son fondement ou sa préfigura­tion dans ces dispositions amicales, souvent déjà pleines d'amour, qui naissent inévitablement au sein de relations pratico-sociales, étroites ou larges : inévitablement, parce qu'une telle cohésion ne pourrait être maintenue en vie et en fonc­tion par aucune espèce de considération utilitaire, de contrainte extérieure ou de règle morale, si aux liens relationnels tissés par ces puissances ration­nelles ne venaient en plus se mêler des sentiments sociaux, à savoir, qu'on se veut mutuellement du bien et qu'on se lie volontiers. Si vraiment l'homo homini lupus était la règle – ce qu'on ne saurait écarter par optimisme et bienveillance morale – personne, tout simplement, ne supporterait psychiquement de vivre en contact étroit et durable avec des hommes envers qui il serait disposé de la sorte. De même que le droit à lui tout seul, si spé­cifique et rigoureuse qu'en soit l'application, ne parviendrait jamais à maintenir la cohésion d'une société sans le complément d'actes moraux volon­taires inspirés par la bonté et la bienséance, l'esprit de conciliation et la bonne volonté, de la même façon, ces vertus inaccessibles, alliées au droit, ne donneraient toujours pas une société viable si elles n'étaient secondées par les penchants affectifs, par un climat d'amour et d'amabilité, sans lequel la promiscuité et l'étroitesse sociologiques, les contacts mutuels constants seraient quelque chose de tout à fait insupportable. Les sentiments d'amitié entre voisins, si peu d'illusions qu'il y ait se faire sur leur fiabilité, leur étendue et leur profondeur, constituent cependant pour chaque groupe un ciment indispensable, moins peut-être au sens d'un liant positif, que dans la mesure où, sans eux, des conditions de vie en société, notam­ment pour des personnalités déjà différenciées, deviendraient nécessairement un enfer. En effet, les dispositions aimables et cordiales entre les humains se développant dans une relation sur un espace restreint ne sont généralement pas la cause de cette relation ; c'est, à l'inverse, de cette rela­tion établie pour des raisons quelconques, que va naître pareille disposition. Et cela, non pas, comme le dit cette banalité inexplicable, de l' « accoutumance » à vivre ensemble ; bien au contraire on ne parviendrait jamais à cette cohabi­tation durable et justement à cette accoutumance, si ne se formait pas relativement vite entre les par­ties, sorte de mesure de protection organique contre les difficultés et les frottements de la vie en commun, au sein même de celle-ci, cette disposi­tion apaisante. Si donc les formes et les lignes de force des sociétés naissent absolument en tant que nécessités d'un procès de vie finalisé, ces senti­ments d'amour ou semblables à de l'amour relè­vent alors de la même genèse à téléologie sociale. Ils sont tissés dans la praxis de la vie sociale comme les pulsions sexuelles primaires le sont dans la praxis de la vie sexuelle. Et de même que ce dernier affect, par un retournement complet du sens, donne naissance à l'amour authentique, de même il semble qu'on doive l'amour humain uni­versel à ces sentiments vitaux pour la société­ – non pas bien sûr dans un parallélisme mécanique avec le phénomène érotico-individuel, mais, en tenant compte de modalités et d'atténuations décisives, selon le même modèle fondamental. Ce serait tomber dans la psychologie associative la plus banale que d'interpréter l'amour humain uni­versel comme un simple élargissement progressif de ces éléments de la vie sociale. Dans sa figure la plus pure, il a plutôt coupé les ponts derrière soi avec toute espèce de téléologie, il est élan interne du sentiment, étranger à la pratique, qui peut bien sûr être ramené vers une relation à la vie et s'exté­rioriser dans des actions ; il est disposition immanente du sujet, non pas envers un autre sujet déterminé ou beaucoup d'autres mais envers le genre humain en général, partout où il se réalise dans l'individu. Il existe une fonction psychique formative, localisée au plus profond, que l'on peut seulement désigner en tant qu'abstraction, comme concentration ou canalisation d'une énergie de la conscience sur certains éléments de son objet res­pectif, les autres constituant certes avec ceux-là une unité factuelle, mais sans être touchés maintenant par le rayonnement de la conscience ; et qu'ils ne soient pas remarqués n'est pas dû à une contingence mais au fait que l'énergie psychique n'a d'affinité que pour les premiers, lui permettant de former à partir d'eux une nouvelle unité fac­tuelle représentant désormais la totalité de l'objet. Cette fonction peut être agissante dans tous les registres possibles de l'intellectualité, comme ceux de l'exaltation religieuse, de l'affectivité ou de la force créatrice. À l'occasion, elle peut aussi, à l'intérieur du sentiment dont nous parlons ici, présenter un trait intellectualiste, mais c'est là une enflure et une inauthenticité du sentiment dans sa pureté ; il est, sous cette forme abstraite, une pro­duction totalement sui generis. Ce qui indique le plus clairement sa liberté par rapport aux enchaî­nements praticovitaux et sa nature de pur état du sujet, c'est qu'il n'est pas dirigé vers des individus particuliers, mais vers tous les individus. Vraisemblablement, sans la socialité et la condi­tionnalité affective, il ne serait pas davantage apparu que l'érotique sans la sexualité. Ce sentiment, déjà devenu suprasingulier au sein de la vie sociale, pénètre maintenant totalement dans le sujet et rejaillit de lui comme d'une source première, tandis que dans sa préfiguration, il n'était qu'une vague soulevée par le fleuve vital de la société dans sa continuité et réabsorbée en lui. Cette métamorphose en une disposition du sujet, complètement diffuse au sein de celui-ci et donc dans l'attente d'une activité illimitée – cette méta­morphose sans doute ne se produit que rarement et tardivement à partir de ces préfigurations sociales, mais cela n'est pas une preuve contre cette corréla­tion, pas plu que ne témoigne contre notre inter­prétation de l'amour le fait que lui aussi parvienne tardivement peut-être, rarement en tout cas, à la pure conquête de soi-même à partir de sa préfiguration vitalo-sexuelle. Si plat et terne que puisse paraître cet amour pour tous les hommes en géné­ral, comparé à l'érotique, il vit cependant lui aussi de la même conversion fondamentale : ses préfigu­rations sociales sont servantes, sont de simples moyens, vis-à-vis de la centralité de la vie sociolo­gique ; là où, par contre, l'amour humain universel ressortit authentiquement au sentiment, à l'être, il réside au centre du sujet, valeur autoportée, auto­suffisante, ne dépendant d'aucun but dont il découlerait, mais répandant constamment autour de soi un doux éclat et une chaleur qui n'émanent que de lui."

 

Georg Simmel, "Fragment sur l'amour", 1909, in Philosophie de l'amour, tr. fr. Sabine Cornille et Philippe Ivernel, Rivages poche, 1991, p. 205-210.


 

  "Toute hostilité disparaît, momentanément ou durablement, dans la foule. Tant que la formation collective se maintient, les individus se comportent comme s'ils étaient taillés sur le même patron, supportent toutes les particularités de leurs voisins, se considèrent comme leurs égaux et n'éprouvent pas pour eux la moindre aversion. Conformément à nos conceptions théoriques, une pareille restriction du narcissisme ne peut résulter que de l'action d'un seul facteur : de l'attachement libidineux à d'autres personnes. L'égoïsme ne trouve une limite que dans l'amour des autres, dans l'amour objectal. On nous demandera, à ce propos, si une simple association d'intérêts, sans intervention d'un élément libidineux quelconque, n'est pas de nature à déterminer une tolérance réciproque et le respect pour les autres. À cette question, il est facile de répondre qu'il ne peut s'agir dans ce cas d'une limitation permanente du narcissisme, car dans les asso­ciations de ce genre, la tolérance ne dure pas plus longtemps que l'avantage immédiat qu'on retire de la collaboration avec les autres. La valeur pratique de cette question est d'ailleurs moindre qu'on ne serait tenté de le croire, l'expérience ayant montré que, même dans les cas de simple collaboration, des relations libidineuses s'établissent régulièrement entre les camarades, et que ces relations survivent aux avantages purement pratiques que chacun retire de cette collaboration. Nous retrouvons dans les relations sociales des hommes les faits que la recherche psychanalytique nous a permis d'observer au cours du développement de la libido individuelle. La libido se rattache à la satisfaction des grands besoins vitaux et choisit pour ses premiers objets les personnes dont l'intervention contribue à cette satisfaction. Et dans le développement de l'humanité, comme dans celui de l'indi­vidu, c'est l'amour qui s'est révélé le principal, sinon le seul facteur de la civilisation, en déterminant le passage de l'égoïsme à l'altruisme. Et cela est vrai aussi bien de l'amour sexuel pour la femme, avec toutes les nécessités qui en découlent de ménager ce qui lui est cher, que de l'amour désexualisé, homosexuel et sublimé pour d'autres hom­mes, qui naît du travail commun.
  C'est ainsi que, si nous observons dans la foule des limitations de l'égoïsme narcissique qui ne se manifestent pas en dehors d'elle, nous devons y voir une preuve irréfutable qu'une formation collec­tive est caractérisée avant tout et essentiellement par l'établissement de nouveaux liens affectifs entre les membres de cette formation.

  La question qui se pose et s'impose ici est de savoir de quel genre sont ces nouveaux liens affectifs. Dans la théorie psychanalytique des névroses, nous nous sommes occupés jusqu'à présent, d'une façon à peu près exclusive, des tendances érotiques qui, dans leurs fixations à des objets, poursuivent encore des buts sexuels directs. Il est évi­dent qu'en ce qui concerne la foule, il ne peut pas être question de buts sexuels. Nous nous trouvons ici en présence de tendances érotiques qui, sans rien perdre de leur énergie, ont dévié de leurs buts primitifs. Or, même dans le cadre de la fixation sexuelle ordinaire à des objets, nous avons observé des phénomènes qui peuvent être interprétés comme une déviation de l'instinct de son but sexuel. Nous avons décrit ces phénomènes comme autant de degrés de l'état amou­reux et nous avons vu qu'ils comportaient une certaine limitation du Moi."

 

Sigmund Freud, "Psychologie des foules et analyse du Moi", 1921, tr. fr. J. Hesnard, in Essais de psychanalyse, Petite Bibliothèque Payot, 1972, p. 123-124.


 

  "Cet amour qui fonda la famille continue d'exercer son empire au sein de la civilisation aussi bien sous sa forme primitive, en tant que ne renonçant pas à la satisfaction sexuelle directe, que sous sa forme modifiée en tant que tendresse inhibée quant au but. Il perpétue sous ces deux formes sa fonction qui est d'unir les uns aux autres un plus grand nombre d'êtres humains et de les unir de façon plus énergique que ne réussit à le faire l'intérêt d'une communauté fondée sur le travail. L'impréci­sion avec laquelle le langage use du terme « amour » est justifiée du point de vue génétique. On nomme amour la relation entre l'homme et la femme qui en raison de leurs besoins sexuels ont fondé une famille, mais amour aussi les sentiments positifs existant au sein de la famille entre parents et enfants, entre frères et sœurs, bien que nous devions dépeindre ces dernières relations comme amour inhibé quant au but, soit comme tendresse.
  Mais à l'origine, cet amour inhibé était justement des plus sensuels et il l'est demeuré dans l'inconscient des hommes. Pleinement sensuel ou inhibé, et débordant le cadre de la famille, l'amour va s'emparer sous ses deux formes d'objets jusqu'ici étrangers, et établir avec eux de nouvelles liaisons : génital, il conduit à la formation de nouvelles familles ; inhibé quant au but, à des « amitiés » qui importent fort à la civilisation parce qu'elles échappent à maintes restrictions frappant le premier, par exemple à son exclusivité."

 

Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation, 1930, PUF, tr. fr. Ch. et J. Odier, 1973, p. 53-54.


 

  "Qui ne voit que la cohésion sociale est due, en grande partie, à la nécessité pour une société de se défendre contre d'autres, et que c'est d'abord contre tous les autres hommes qu'on aime les hommes avec lesquels on vit ? Tel est l'instinct primitif. Il est encore là, heureusement dissimulé sous les apports de la civilisation ; mais aujourd'hui encore nous aimons naturellement et directement nos parents et nos concitoyens, tandis que l'amour de l'humanité est indirect et acquis. À ceux-là nous allons tout droit, à celle-ci nous ne venons que par un détour ; car c'est seulement à travers Dieu, en Dieu, que la religion convie à aimer le genre humain; comme aussi c'est seulement à travers la Raison, dans la Raison par où nous communions tous, que les philosophes nous font regarder l'humanité pour nous montrer l'éminente dignité de la personne humaine, le droit de tous au respect. Ni dans un cas ni dans l'autre nous n'arrivons à l'humanité par étapes, en traversant la famille et la nation. Il faut que, d'un bond, nous nous soyons transportés plus loin qu'elle et que nous l'ayons atteinte sans l'avoir prise pour fin, en la dépassant. Qu'on parle d'ailleurs le langage de la religion ou celui de la philosophie, qu'il s'agisse d'amour ou de respect, une autre morale, c'est un autre genre d'obligation."

 

Henri Bergson, Les Deux sources de la morale et de la religion, 1932, Chapitre I, GF, 2012, p. 110-111.


 

  "Nos devoirs sociaux visent la cohésion sociale ; bon gré mal gré, ils nous composent une attitude qui est celle de la discipline devant l'ennemi. C'est dire que l'homme auquel la société fait appel pour le discipliner a beau être enrichi par elle de tout ce qu'elle a acquis pendant des siècles de civilisation, elle a néanmoins besoin de cet instinct primitif qu'elle revêt d'un si épais verni. Bref, l'instinct social que nous avons aperçu au fond de l'obligation sociale vise toujours — l'instinct étant relativement immuable — une société close, si vaste soit-elle. Il est sans doute recouvert d'une autre morale que par là même il soutient et à laquelle il prête quelque chose de sa force, je veux dire de son caractère impérieux. Mais lui-même ne vise pas l'humanité. C'est qu'entre la nation, si grande soit-elle, et l'humanité, il y a toute la distance du fini à l'indéfini, du clos à l'ouvert. On se plaît à dire que l'apprentissage des vertus civiques se fait dans la famille, et que de même, à chérir sa patrie, on se prépare à aimer le genre humain. Notre sympathie s'élargirait ainsi par un progrès continu, grandirait en restant la même, et finirait par embrasser l'humanité entière. C'est là un raisonnement a priori, issu d'une conception purement intellectualiste de l'âme. On constate que les trois groupes auxquels nous pouvons nous attacher comprennent un nombre croissant de personnes, et l'on en conclut qu'à ces élargissements successifs de l'objet aimé correspond simplement une dilatation progressive du sentiment. Ce qui encourage d'ailleurs l'illusion, c'est que, par une heureuse rencontre, la première partie du raisonnement se trouve être d'accord avec les faits : les vertus domestiques sont bien liées aux vertus civiques, pour la raison très simple que famille et société, confondues à l'origine, sont restées en connexion. Mais entre la société où nous vivons et l'humanité en général il y a, nous le répétons, le même contraste qu'entre le clos et l'ouvert ; la différence entre les deux objets est de nature, et non plus simplement de degré. Que sera-ce, si l'on va aux états d'âme, si l'on compare entre eux ces deux sentiments, attachement à la patrie, amour de l'humanité ? Qui ne voit que la cohésion sociale est due, en grande partie, à la nécessité pour une société de se défendre contre d'autres, et que c'est d'abord contre tous les autres hommes qu'on aime les hommes avec lesquels on vit ? Tel est l'instinct primitif. Il est encore là, heureusement dissimulé sous les apports de la civilisation ; mais aujourd'hui encore nous aimons naturellement et directement nos parents et nos concitoyens, tandis que l'amour de l'humanité est indirect et acquis. À ceux-là nous allons tout droit, à celle-ci nous ne venons que par un détour ; car c'est seulement a travers Dieu, en Dieu, que la religion convie l'homme à aimer le genre humain ; comme aussi c'est seulement à travers la Raison, dans la Raison par où nous communions tous, que les philosophes nous font regarder l'humanité pour nous montrer l'éminente dignité de la personne humaine, le droit de tous au respect. Ni dans un cas ni dans l'autre nous n'arrivons a l'humanité par étapes, en traversant la famille et la nation. Il faut que, d'un bond, nous nous soyons transportés plus loin qu'elle et que nous l'ayons atteinte sans l'avoir prise pour fin, en la dépassant. Qu'on parle d'ailleurs le langage de la religion ou celui de la philosophie, qu'il s'agisse d'amour ou de respect, c'est une autre morale, c'est un autre genre d'obligation, qui viennent se superposer à la pression sociale. […]
  Tandis que la première est d'autant plus pure et plus parfaite qu'elle se ramène mieux à des formules impersonnelles, la seconde, pour être pleinement elle-même, doit s'incarner dans une personnalité privilégiée qui devient un exemple. La généralité de l'une tient à l'universelle acceptation d'une loi, celle de l'autre la commune imitation d'un modèle.

  Pourquoi les saints ont-ils ainsi des imitateurs, et pourquoi les grands hommes de bien ont-ils entraîné derrière eux des foules ? Ils ne demandent rien, et pourtant ils obtiennent. Ils n'ont pas besoin d'exhorter ; ils n'ont qu'à exister ; leur existence est un appel. Car tel est bien le caractère de cette autre morale. Tandis que l'obligation naturelle est pression ou poussée, dans la morale complète et parfaite il y a un appel.
  La nature de cet appel, ceux-là seuls l'ont connue entièrement qui se sont trouves en présence d'une grande personnalité morale. Mais chacun de nous, à des heures où ses maximes habituelles de conduite lui paraissaient insuffisantes, s'est demandé ce que tel ou tel eût attendu de lui en pareille occasion. Ce pouvait être un parent, un ami, que nous évoquions ainsi par la pensée. Mais ce pouvait aussi bien être un homme que nous n'avions jamais rencontré, dont on nous avait simplement raconté la vie, et au jugement duquel nous soumettions alors en imagination notre conduite, redoutant de lui un blâme, fiers de son approbation. Ce pouvait même être, tirée du fond de l'âme à la lumière de la conscience, une personnalité qui naissait en nous, que nous sentions capable de nous envahir tout entiers plus tard, et à laquelle nous voulions nous attacher pour le moment comme fait le disciple au maître.
  À vrai dire, cette personnalité se dessine du jour où l'on a adopté un modèle : le désir de ressembler, qui est idéalement générateur d'une forme à prendre, est déjà ressemblance ; la parole qu'on fera sienne est celle dont on a entendu en soi un écho. Mais peu importe la personne.
  Constatons seulement que si la première morale avait d'autant plus de force qu'elle se dissociait plus nettement en obligations impersonnelles, celle-ci au contraire, d'abord éparpillée en préceptes généraux auxquels adhérait notre intelligence mais qui n'allaient pas jusqu'à ébranler notre volonté, devient d' autant plus entraînante que la multiplicité et la généralité des maximes vient mieux se fondre dans l'unité et l'individualité d'un homme."

 

Henri Bergson, Les Deux sources de la morale et de la religion, 1932, Chapitre I, GF, 2012, p. 109-113.



  "Si aimer signifie avoir une attitude aimante envers chacun, si l'amour est un trait de caractère, il doit se manifester non seulement dans notre relation à nos parents et amis, mais aussi dans nos contacts professionnels et dans nos relations d'affaires. Il n'existe pas de « division du travail » entre l'amour envers les siens et l'amour envers les étrangers. Au contraire, le premier conditionne le second. Prise au sérieux, cette vérité entraînerait ans aucun doute un changement profond dans les relations sociales auxquelles nous sommes accoutumés. Alors que l'idéal religieux de l'amour du prochain ne reçoit qu'une part minime d'hommages sincères, c'est le principe d'équité qui, au mieux, détermine nos relations. Être équitable, c'est s'abstenir de frauder et de tricher, tant dans l'échange des biens et des services que dans l'échange des senti­ments. « Je vous donne autant que vous me donnez » (qu'il s'agisse de l'amour ou de biens matériels), est la maxime éthique qui prévaut dans la société capitaliste. On peut même dire que le développement d'une éthique de l'équité est la contribution éthique particulière de la société capitaliste.
  Les raisons de ce fait tiennent à la véritable nature de la société capitaliste. Dans les sociétés pré-capitalistes, l'échange des biens était déterminé soit par la force directe, soit par la tradition soit encore par des liens per­sonnels d'amour ou de fraternité. Dans le capitalisme, le facteur déterminant entre tous est l'échange sur le mar­ché. Que nous ayons affaire au marché des biens, du tra­vail ou des services, chacun échange ce qu'Il a à vendre contre ce qu'il souhaite acquérir, suivant les conditions qui lui ont faite, ans user de la force ni de la fraude.
  L'éthique de l'équité prête elle-même à confusion avec l'éthique du Commandement suprême. La maxime « agissez envers les autres comme vous aime­riez que les autres agissent envers vous » peut être inter­prétée comme suit : « soyez équitables dans vos échan­ges avec les autres ». Mais en fait, dans son acception originelle, cette maxime était une version populaire du précepte biblique : « Aime ton prochain comme toi-même ». Or, il est clair que la conception judéo-chré­tienne de l'amour fraternel diffère entièrement de l'éthi­que de l'équité. Aimer son prochain, c'est se sentir responsable de lui et ne faire qu'un avec lui. Par contre, faire preuve d'équité, c'est ne pas se sentir responsable ni un, mais distant et séparé ; c'est respecter les droits de son prochain, mais sans nécessairement l'aimer. Ce n'est pas par hasard que le Commandement suprême est devenu aujourd'hui la maxime religieuse la plus popu­laire : parce qu'il peut être interprété en termes d'une éthique de l'équité, il est la seule maxime religieuse que chacun comprend et accepte de pratiquer. Mais la prati­que de l'amour exige que, dès le départ, nous reconnais­sions la différence entre l'équité et l'amour.
  Ici, cependant, se pose une question importante. Si toute notre organisation sociale et économique se fonde sur la recherche, par chacun, de son propre intérêt, sur un égotisme tempéré seulement par l'équité, comment encore entreprendre des affaires, comment agir dans le cadre de la société existante et en même temps pratiquer l'amour ? Celui-ci n'implique-t-il pas que l'on abandonne toutes les préoccupations de ce siècle et que l'on partage la vie du plus pauvre ? Cette question a été posée et a reçu des moines chrétiens, et de personnalités comme Tolstoï, Albert Schweitzer et Simone Weil, une réponse radicale. D'autres soutiennent la thèse d'une incompatibilité foncière entre l'amour et la vie normale dans notre société. Ils en arrivent à conclure que parler d'amour aujourd'hui, c'est en fin de compte participer à la mystification générale : dans le monde actuel, préten­dent-ils, seul un martyr ou un fou peuvent aimer, de sorte que toute discussion sur l'amour n'est autre chose qu'un sermon. Ce point de vue très respectable conduit facilement à une rationalisation du cynisme. Actuelle­ment, il est partagé de façon implicite par l'individu moyen qui raisonne comme suit : « J'aimerais être un bon chrétien, mais j'en serais réduit à mourir de faim si je prenais mon aspiration au sérieux ». Ce « radica­lisme » s'achève dans le nihilisme. Tant les « penseurs radicaux » que l'individu moyen sont des automates sans amour, et la seule différence entre eux est que ce dernier n'en est pas conscient, tandis que les premiers le savent et reconnaissent la « nécessité historique » de ce fait.
  J'ai la conviction que soutenir la thèse d'une incom­patibilité absolue entre l'amour et la vie « normale » n'est correct qu'en un sens abstrait. Sans doute le prin­cipe sous-tendant la société capitaliste et le principe de l'amour sont-ils incompatibles. Mais perçue concrète­ment, la société moderne est un phénomène complexe. Celui qui est préposé à la vente d'un produit inutile, par exemple, ne peut pas fonctionner économiquement sans mentir ; par contre, un travailleur qualifié, un chimiste ou un médecin le peuvent. De même, un cultivateur, un professeur, et bien des hommes d'affaires peuvent s'efforcer de pratiquer l'amour sans cesser pour autant de fonctionner économiquement. Même si l'on reconnaît que le principe du capitalisme est incompatible avec le principe de l'amour, on doit admettre que le capitalisme est en lui-même une structure complexe et sans cesse mouvante, qui s'accommode encore d'une bonne part de non-conformisme et de latitude personnelle. Est-ce à dire que, si le système social actuel se maintient indéfiniment, on puisse malgré tout espérer la réa­lisation de l'idéal d'amour fraternel ? Certainement pas. Dans le système actuel, ceux qui sont capables d'amour sont forcément des exceptions : l'amour est par néces­sité un phénomène marginal dans la société occidentale contemporaine. Non tellement parce que des occupa­tions nombreuses ne permettent pas une attitude aimante, mais parce que l'esprit d'une société centrée sur la production, avide de richesses, est tel que le non-­conformiste est le seul à pouvoir se défendre contre lui avec succès. Dès lors, si on prend l'amour au sérieux en le considérant comme la seule réponse rationnelle au problème de l'existence, on est forcé de conclure que des changements importants et radicaux dans la structure de notre société sont indispensables pour que l'amour devienne un phénomène social, et non plus marginal, hautement individuel. Dans le cadre modeste de cet ouvrage, nous ne pouvons que suggérer l'orientation de ces changements. Notre société est dirigée par une bureaucratie administrative, par des politiciens profes­sionnels ; les individus sont mus par la propagande, leur but est de produire et de consommer plus, comme fins en soi. Toutes les activités sont subordonnées à des objectifs économiques, les moyens sont devenus des fins ; l'homme est un automate - bien nourri, bien vêtu, mais sans préoccupation majeure pour sa qualité et sa fonction spécifiquement humaines. Pour que l'homme soit en mesure d'aimer, il faut qu'il réintègre la place suprême qui lui revient. Plutôt que de servir la machine, il doit être servi par elle. Il doit être habilité à partager l'expérience, à partager le travail, plutôt que, dans le meilleur des cas, à partager les profits. La société doit être organisée de telle façon que la nature sociale, la nature aimante de l'homme, ne soit pas disjointe de son existence sociale, mais ne fasse qu'un avec elle. S'il est vrai, comme j'ai tenté de le montrer, que l'amour est la seule réponse saine et satisfaisante au problème de l'existence humaine, alors toute société qui contrecarre le développement de l'amour doit à la longue périr de sa propre contradiction avec les exigences fondamentales de la nature humaine. Non, parler de l'amour, ce n'est pas « prêcher », car c'est parler d'un besoin ultime et réel en chaque être humain. Que ce besoin ait été obscurci n'implique nullement qu'il n'existe pas. Analyser la nature de l'amour, c'est découvrir son absence générale aujourd'hui et critiquer les conditions sociales qui en sont responsables. La foi dans la possibilité de l'amour comme phénomène social, et non comme phénomène individuel d'exception, est une foi rationnelle qui se fonde sur l'intuition de la véritable nature de l'homme."

 

Erich Fromm, L'Art d'aimer, 1956, 4e partie, tr. fr. J.-L. Laroche et Françoise Tcheng, Desclée de Brouwer, 1995, p. 149-153.



  "Dans la savane obscure, les feux de campement brillent. Autour du foyer, seule protection contre le froid qui descend, derrière le frêle paravent de palmes et de branchages hâtivement planté dans le sol du côté d'où on redoute le vent ou la pluie ; auprès des hottes emplies des pauvres objets qui constituent toute une richesse terrestre ; couchés à même la terre qui s'étend alentour, hantée par d'autres bandes également hostiles et craintives, les époux, étroitement enlacés, se perçoivent comme étant l'un pour l'autre le soutien, le réconfort, l'unique secours contre les difficultés quotidiennes et la mélancolie rêveuse qui, de temps à autre, envahit l'âme nambikwara[1].
  Le visiteur qui, pour la première fois, campe dans la brousse avec les indiens, se sent pris d'angoisse et de pitié devant le spectacle de cette humanité si totalement démunie, écrasée, semble-t-il, contre le sol d'une terre hostile par quelque implacable cataclysme, nue, grelottante auprès des feux vacillants. Il circule à tâtons parmi les broussailles, évitant de heurter une main, un bras, un torse, dont on devine les chauds reflets à la lueur des feux. Mais cette misère est animée de chuchotements et de rires. Les couples s'étreignent comme dans la nostalgie d'une unité perdue ; les caresses ne s'interrompent pas au passage de l'étranger. On devine chez tous une immense gentillesse, une profonde insouciance, une naïve et charmante satisfaction animale, et, rassemblant ces sentiments divers, quelque chose comme l'expression la plus émouvante et la plus véridique de la tendresse humaine."

 

Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, 1955, Pocket, 2001, p. 345.


[1] Il s'agit du nom d'une des tribus d'indiens d'Amazonie (dans le nord-ouest du Brésil, sur le plateau du Mato- Grosso) que Lévi-Strauss étudie (avec les Caduvéos et les Bororos). Les Nambikwara sont les indiens les plus « primitifs » qu'il rencontre.


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Date de création : 28/03/2022 @ 08:36
Dernière modification : 28/03/2022 @ 09:27
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