* *

Texte à méditer :  Deviens ce que tu es.
  
Pindare
* *
Figures philosophiques

Espace élèves

Fermer Cours

Fermer Méthodologie

Fermer Classes préparatoires

Espace enseignants

Fermer Sujets de dissertation et textes

Fermer Elaboration des cours

Fermer Exercices philosophiques

Fermer Auteurs et oeuvres

Fermer Méthodologie

Fermer Ressources en ligne

Fermer Agrégation interne

Hors des sentiers battus
La pluralité des mondes humains

  "Notre monde vient d'en trouver un autre (et qui nous garantit que c'est le dernier de ses frères, puisque les Démons, les Sibylles et nous, avons ignoré celui-ci jusqu'à cette heure ?) non moins grand, plein et membru que lui ; toutefois si nouveau et si enfant, qu'on lui apprend encore son a, b, c : il n'y a pas cinquante ans qu'il ne savait ni lettre, ni poids, ni mesure, ni vêtements, ni céréales, ni vignes. Il était encore tout nu, au giron et ne vivait que par les moyens de sa mère nourrice. Si nous concluons bien de notre fin, et ce poète de la jeunesse de son siècle, cet autre monde ne fera qu'entrer dans la lumière quand le nôtre en sortira. L'univers tombera en paralysie ; l'un des deux membres sera perclus, l'autre en vigueur.
  Bien crains-je que nous aurons bien fort hâté sa déclinaison et sa ruine par notre contagion et que nous lui aurons bien cher vendu nos opinions et nos arts. C'était un monde enfant ; si ne l'avons-nous pas fouetté et soumis à notre discipline par l'avantage de notre valeur et de nos forces naturelles, ni ne l'avons pratiqué par notre justice et bonté, ni subjugué par notre magnanimité. La plupart de leurs réponses et des négociations faites avec eux témoignent qu'ils ne nous devaient rien en clarté d'esprit naturelle et pertinence. L'épouvantable magnificence des villes de Cuzco et de Mexico, et, entre plusieurs choses pareilles, le jardin de ce Roi, où tous les arbres, les fruits et toutes les herbes, selon l'ordre et grandeur qu'ils ont en un jardin, étaient excellemment formées en or, comme, en son cabinet, tous les animaux qui naissaient en son État et en ses mers ; et la beauté de leurs ouvrages en pierreries, en plume, en coton, en la peinture, montrent qu'ils ne nous cédaient non plus en l'industrie. Mais, quant à la dévotion, l'observance des lois, bonté, libéralité, loyauté, franchise, il nous a bien servi de n'en avoir pas autant qu'eux ; ils se sont perdus par cet avantage, et vendus et trahis eux-mêmes. […]

  Au rebours, nous nous sommes servis de leur ignorance et inexpérience à les plier plus facilement vers la trahison, luxure, cupidité et vers toute sorte d'inhumanité et de cruauté, à l'exemple et sur le modèle de nos mœurs. Qui mit jamais à tel prix le service du commerce et du trafic ? Tant de villes rasées, tant de nations exterminées, tant de millions de peuples passés au fil de l'épée, et la plus riche et la plus belle partie du monde bouleversée pour la négociation des perles et du poivre ! Mécaniques victoires ! Jamais l'ambition, jamais les inimités publiques ne poussèrent les hommes les uns contre les autres à des hostilités aussi horribles et à d'aussi misérables calamités. "

 

Michel de Montaigne, Les Essais, 1580-1588, III, 6, "Des coches", orthographe modernisée par Claude Pinganaud, Arléa, 2002.


 

  "Il est temps […] que l'anthropologie rende justice au mouvement généreux qui l'a fait éclore en jetant sur le monde un regard plus ingénu, à tout le moins nettoyé d'un voile dualiste que l'évolution des sociétés industrialisées a rendu en partie désuet et qui fut la cause de maintes distorsions dans l'appréhension de cosmologies par trop différentes de la nôtre. Celles-­ci étaient réputées énigmatiques, et donc dignes de l'attention savante, en ce que les démarcations entre les humains et les « objets naturels » y paraissaient floues, voire inexistantes — un scandale logique auquel il convenait de mettre un terme. Mais l'on ne s'était guère avisé que la frontière était à peine plus nette chez nous, malgré tout l'appareillage épistémologique mobilisé afin de garantir son étanchéité. La situation est en train de changer, fort heureusement, et il est désormais difficile de faire comme si les non-­humains n'étaient pas partout au cœur de la vie sociale, qu'ils prennent la forme d'un singe avec qui l'on communique dans un laboratoire, de l'âme d'une igname visitant en rêve celui qui la cultive, d'un adversaire électronique à battre aux échecs ou d'un bœuf traité comme substitut d'une personne dans une prestation cérémonielle. Tirons-­en les conséquences  : l'analyse des interactions entre les habitants du monde ne peut plus se cantonner au seul secteur des institutions régissant la vie des hommes, comme si ce que l'on décrétait extérieur à eux n'était qu'un conglomérat anomique d'objets en attente de sens et d'utilité. Bien des sociétés dites « primitives » nous invitent à un tel dépassement, elles qui n'ont jamais songé que les frontières de l'humanité s'arrêtaient aux portes de l'espèce humaine, elles qui n'hésitent pas à inviter dans le concert de leur vie sociale les plus modestes plantes, les plus insignifiants des animaux. L'anthropologie est donc confrontée à un défi formidable : soit disparaître avec une forme épuisée d'humanisme, soit se métamorphoser en repensant son domaine et ses outils de manière à inclure dans son objet bien plus que l'anthropos, toute cette collectivité des existants liée à lui et reléguée à présent dans une fonction d'entourage. Ou, pour le dire en termes plus conventionnels, l'anthropologie de la culture doit se doubler d'une anthropologie de la nature, ouverte à cette partie d'eux-­mêmes et du monde que les humains actualisent et au moyen de laquelle ils s'objectivent."

 

Philippe Descola, Par-delà nature et culture, 2005, Gallimard nrf, p. 14-15.


 

  "Quant à « vision du monde », c'est une formule que j'essaye d' éviter, même si cela est difficile, car, pour un public non averti, l'expression est ce qui se rappro­che le plus de ce que j'appelle une ontologie. Mais il y a une différence de taille et c'est elle qui justifie ma réticence. En effet la « vision du monde» suppose qu'il y a un seul monde, une seule nature, un seul système d'objets, dont chaque culture aurait une per­ception particulière. Or, je suis persuadé au contraire qu'il n'existe pas un monde qui serait une totalité autosuffisante et déjà constituée, en attente de repré­sentation selon différents points de vue, mais plutôt une diversité de processus de mondiation, c'est-à-dire d'actualisation de la myriade de qualités, de phéno­mènes et de relations qui peuvent être objectivés ou non par des humains, selon la manière dont les dif­férents types de filtres ontologiques dont ils sont dotés leur permettent de discriminer entre ce que leur envi­ronnement proche ou lointain offre à leur perception directe et indirecte. Ces filtres ontologiques, ce sont des systèmes d'inférence quant à la nature des êtres et à leur propriété que les modes d'identification auto­risent. Un filtre ontologique naturaliste ne fera pas advenir un esprit du gibier tandis qu'un filtre ontolo­gique animiste ne fera pas advenir un quark. De ce fait, une fois que le mouvement de mondiation est mis en branle dans un régime ontologique, il ne pro­pose pas une « vision du monde », c'est-à-dire une ver­sion parmi d'autres d'une réalité transcendante à laquelle seule la Science, ou Dieu, pourrait avoir un accès intégral ; il produit un monde au sens propre, saturé de sens et fourmillant de causalités multiples, qui chevauche sur ses marges d'autres mondes du même genre qui ont été actualisés d'autres manières par d'autres actants."

 

Philippe Descola, La Composition des mondes, 2014, Champs essais, 2017, p. 238-239.
 

 

Retour au menu sur le monde

 


Date de création : 10/01/2023 @ 08:46
Dernière modification : 20/01/2023 @ 08:02
Catégorie :
Page lue 1636 fois


Imprimer l'article Imprimer l'article

Recherche



Un peu de musique
Contact - Infos
Visites

   visiteurs

   visiteurs en ligne

^ Haut ^