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Hors des sentiers battus
La permanence et l'objectivité du monde selon Hannah Arendt

  "Le refus du monde comme phénomène politique n'est possible que s'il est admis que le monde ne durera pas ; mais dans cette hypothèse, il est presque inévitable que le refus du monde, sous une forme ou sous une autre, se mette à dominer la scène politique. C'est ce qui arriva après la chute de l'Empire romain et, encore que pour de tout autres raisons, sous des formes très différentes et peut-être plus désolées encore, c'est ce qui semble se produire de nos jours. Le renoncement chrétien aux choses de ce monde n'est nullement la seule conclusion que l'on puisse tirer de la conviction que l'artifice humain, produit de mains mortelles, est aussi mortel que ses auteurs. Au contraire, cela peut ainsi intensifier la jouissance et la consommation des choses de ce monde, tous rapports dans lesquels le monde n'est pas principalement conçu comme koinon, comme bien commun à tous. Seule dépend entièrement de la durée, l'existence d'un domaine public dont la conséquence est de transformer le monde en une communauté d'objets rassemble les hommes et les relie les uns aux autres. Si monde doit contenir un espace public, on ne peut pas l'édifier pour la durée de vie des hommes mortels.
  À défaut de cette transcendance qui les fait accéder à une immortalité terrestre virtuelle, aucune politique sens strict, aucun monde commun, aucun domaine public ne sont possibles. Car, à la différence du bien commun tel que l'entendait le christianisme – le salut de l'âme, préoccupation commune de tous –, le monde commun est ce qui nous accueille à notre naissance, ce que nous laissons derrière nous en mourant. Il transcende notre vie aussi bien dans le passé que dans l'avenir ; il était là avant nous, il survivra au bref séjour que nous y faisons. Il est ce que nous avons en commun non seulement avec nos contemporains, mais aussi avec ceux qui sont passés et avec ceux qui viendront après nous. Mais ce monde commun ne peut résister au va-et-vient des générations que dans la mesure où il paraît en public. C'est la publicité du domaine public qui sait absorber et éclairer d'âge en âge tout ce que les hommes peuvent vouloir arracher aux ruines naturelles du temps. Durant des siècles – mais cela est fini à présent – des hommes sont entrés dans le domaine public parce qu'ils voulaient que quelque chose d'eux-mêmes ou quelque chose qu'ils avaient en commun avec d'autres fût plus durable que leur vie terrestre."

 

Hannah Arendt, La Condition de l'homme moderne, 1958, Chapitre II, tr. Georges Fradier, Pocket, p. 94-96.



  "C'est le langage et les expériences humaines fondamentales qu'il recouvre, bien plus que la théorie, qui nous enseignent que les choses de ce monde parmi lesquelles s'écoule la vita activa sont de natures très diverses et qu'elles sont produites par des activités très différentes. Considérés comme parties du monde, les produits de l'œuvre garantissent la permanence, la durabilité, sans lesquelles il n'y aurait point de monde possible. C'est à l'intérieur de ce monde de choses durables nous trouvons les biens de consommation par lesquels la vie s'assure des moyens de subsistance. Nécessaires au corps et produites par son travail, mais dépourvues de stabilité propre, ces choses faites pour une consommation incessante, apparaissent et disparaissent dans un milieu d'objets qui ne sont pas consommés, mais utilisés et habités, et auxquels en les habitant, nous nous habituons. Comme tels, ils donnent naissance à la familiarité du monde, à ses coutumes, à ses rapports usuels entre l'homme et les choses aussi bien qu'entre l'homme et les hommes. Les objets d'usage sont au monde humain ce que les biens de consommation sont à la vie. C'est d'eux que les biens de consommation reçoivent leur caractère d'objets ; et le langage, qui n'autorise pas l'activité de travail à former quoi que ce soit d'aussi ferme, d'aussi non verbal qu'un substantif, suggère que très probablement nous ne saurions même pas ce qu'est un objet sans avoir devant nous « l'œuvre de nos mains. »
  Distincts à la fois des biens de consommation et des objets d'usage, il y a enfin les « produits » de l'action et de la parole qui ensemble forment le tissu des relations et affaires humaines. Laissés à eux-mêmes, non seulement la tangibilité des objets leur fait défaut [mais] ils sont encore moins durables, plus futiles que ce que nous produisons pour la consommation. Leur réalité dépend entièrement de la pluralité humaine, de la constante présence d'autrui qui peut voir, entendre et donc témoigner de leur existence. Agir et parler sont encore des manifestations extérieures de la vie humaine, laquelle ne connaît qu'une seule activité qui, encore que liée de bien des façons au monde extérieur, ne s'y manifeste pas nécessairement et pour être réelle n'a besoin d'être vue, ni entendue, ni utilisée, ni consommée : c'est l'activité de la pensée.
  Toutefois, considérées dans leur appartenance-au-monde, l'action, la parole et la pensée ont beaucoup plus de rapport commun qu'elles n'en ont avec l'œuvre ou avec le travail. Elles ne « produisent » pas, elles ne produisent rien, elles sont aussi futiles que la vie. Pour devenir choses de ce monde, pour devenir exploits, faits, événements, systèmes de pensée ou d'idées, il leur faut d'abord être vues, entendues, mises en mémoire puis transformées, réifiées pour ainsi dire en objets : poèmes, écrits ou livres, tableaux ou statues, documents et monuments de toute sorte. Pour être réel et continuer d'exister, tout le monde factuel des affaires humaines dépend premièrement de la présence d'un autrui qui voit, entend et se souvient, et secondement de la transformation de l'intangible en objet concret. Sans la mémoire, et sans la réification dont la mémoire a besoin pour s'accomplir et qui fait bien d'elle la mère de tous les arts, les activités vivantes d'action, de parole et de pensée perdraient leur réalité à chaque pause et disparaîtraient comme si elles n'avaient jamais été. La matérialisation qu'elles doivent subir afin de demeurer au monde a pour rançon que la « lettre » toujours remplace ce qui naquit de l' « esprit », ce qui en vérité exista un instant comme esprit. Il leur faut payer cette rançon parce qu'essentiellement, elles ne sont pas de ce monde, et qu'elles ont donc besoin d'une activité de nature entièrement différente ; pour leur réalité et leur matérialisation elles dépendent de l'ouvrage qui construit tous les objets de l'artifice humain.

  La réalité et la solidité du monde humain reposent avant tout sur le fait que nous sommes environnés de choses plus durables que l'activité qui les a produites, plus durables même, en puissance, que la vie de leurs auteurs. La vie humaine, en tant qu'elle bâtit un monde, est engagée dans un processus constant de réification, et les choses produites, qui à elles toutes forment l'artifice humain, sont plus ou moins du-monde selon qu'elles ont plus ou moins de permanence dans le monde."

 

Hannah Arendt, La Condition de l'homme moderne, 1958, Chapitre III, tr. Georges Fradier, Pocket, p. 149-151.



  "Le monde, la maison humaine édifiée sur terre et fabriquée avec les matériaux que la nature terrestre livre aux mains humaines, ne consiste pas en choses que l'on consomme, mais en choses dont on se sert. Si la nature et la terre constituent généralement la condition de la vie humaine, le monde et les choses du monde sont la condition dans laquelle cette vie spécifiquement humaine peut s'installer sur terre. La nature, aux yeux de l'animal laborans, est la grande pourvoyeuse de toutes les « bonnes choses » qui appartiennent également à tous ses enfants, lesquels « les lui prennent » et « s'y mêlent » dans le travail et la consommation[1]. La même nature, aux yeux de l'homo faber, le constructeur du monde, « ne fournit que les matériaux presque sans valeur en eux-mêmes »[2], et dont toute la valeur réside dans l'œuvre accomplie sur eux. Sans prendre ses biens à la nature pour les consommer, sans se défendre contre les processus naturels de la croissance et du déclin, l'animal laborans ne survivrait pas. Mais si nous n'étions installés au milieu d'objets qui par leur durée peuvent servir et permettre d'édifier un monde dont la permanence s'oppose à la vie, cette vie ne serait pas humaine.
  Plus la vie devient facile dans une société de consommateurs ou de travailleurs, plus il devient difficile de rester conscient des forces de nécessité auxquelles elle obéit même quand le labeur et l'effort, manifestations extérieures de la nécessité, deviennent à peine sensibles. Le danger est qu'une telle société, éblouie par l'abondance de sa fécondité, prise dans le fonctionnement béat d'un processus sans fin, ne soit plus capable de reconnaître sa futilité – la futilité d'une vie qui « ne se fixe ni ne se réalise en un sujet permanent qui dure après que son labeur est passé »[3]."

 

Hannah Arendt, La Condition de l'homme moderne, 1958, Chapitre III, tr. G. Fradier, Pocket, p. 185-186.


[1] Locke, Second traité du gouvernement civil, section 28.
[2] Ibid., section 43.
[3] Adam Smith, La Richesse des nations, I, 295.



  "Parmi les objets qui donnent à l'artifice humain la stabilité sans laquelle les hommes n'y trouveraient point de patrie, il y en a qui n'ont strictement aucune utilité et qui, en outre, parce qu'ils sont uniques, ne sont pas échangeables et défient par conséquent l'égalisation au moyen d'un dénominateur commun tel que l'argent ; si on les met sur le marché, on ne peut fixer leurs prix qu'arbitrairement. Bien plus, les rapports que l'on a avec une œuvre d'art ne consistent certainement pas à « s'en servir » ; au contraire, pour trouver sa place convenable dans le monde, l'œuvre d'art doit être soigneusement écartée du contexte des objets d'usage ordinaires. Elle doit être de même écartée des besoins et des exigences de la vie quotidienne, avec laquelle elle a aussi peu de contacts que possible. Que l'œuvre d'art ait toujours été inutile, ou qu'elle ait autrefois servi aux prétendus besoins religieux comme les objets d'usages ordinaires servent aux besoins ordinaires, c'est une question hors de propos ici. Même si l'origine historique de l'art était d'un caractère exclusivement religieux ou mythologique, le fait est que l'art a glorieusement résisté à sa séparation d'avec la religion, la magie et le mythe.
  En raison de leur éminente permanence, les œuvres d'art sont de tous les objets tangibles les plus intensément du monde ; leur durabilité est presque invulnérable aux effets corrosifs des processus naturels puisqu'elles ne sont pas soumises à l'utilisation qu'en feraient les créatures vivantes, utilisation qui, en effet, loin d'actualiser leur finalité - comme la finalité d'une chaise lorsqu'on s'assied dessus - ne peut que les détruire. Ainsi leur durabilité est-elle d'un ordre plus élevé que celle dont tous les objets ont besoin afin d'exister ; elle peut atteindre à la permanence à travers les siècles. Ainsi leur durabilité est-elle d'un ordre plus élevé que celle dont tous les objets ont besoin afin d'exister ; elle peut atteindre à la permanence à travers les siècles. Dans cette permanence, la stabilité même de l'artifice humain qui, habité et utilisé par les mortels, ne saurait être absolu, acquiert une représentation propre. Nulle part la durabilité absolue du monde des objets n'apparaît avec tant de clarté, nulle part, par conséquent, ce monde d'objets ne se révèle de façon aussi spectaculaire comme la patrie non mortelle d'êtres mortels. Tout se passe comme si la stabilité du-monde se faisait transparente dans la permanence de l'art, de sorte qu'un pressentiment d'immortalité, non pas celle de l'âme ni de la vie, mais d'une chose immortelle accomplie par des mains mortelles, devient tangible et présent pour resplendir et qu'on le voie, pour chanter et qu'on l'entende, pour parler à qui voudra lire."

 

Hannah Arendt, La Condition de l'homme moderne, 1958, Chapitre IV, tr. Georges Fradier, Pocket, p. 222-223.


 

  "La culture concerne les objets et est un phéno­mène du monde ; le loisir concerne les gens et est un phénomène de la vie. Un objet est culturel selon la durée de sa permanence ; son caractère durable est l'exact opposé du caractère fonctionnel, qualité qui le fait disparaître à nouveau du monde phénoménal par utilisation et par usure. Le grand utilisa­teur et consommateur des objets est la vie elle-même, la vie de l'individu et la vie de la société comme tout. La vie [...] exige que chaque chose soit fonctionnelle, et satisfasse certains besoins. La culture se trouve menacée quand tous les objets et choses du monde, pro­duits par le présent ou par le passé, sont traités comme de pures fonctions du processus vital de la société, comme s'ils n'étaient là que pour satisfaire quelque besoin. Et pour cet utilitarisme de la fonction, cela ne joue pratiquement pas que les besoins en question soient d'un ordre élevé ou inférieur."

 

Hannah Arendt, La Crise de la culture, 1961, tr. fr. Barbara Cassin, Folio essais, 1989, p. 266-267.

 


Date de création : 21/03/2023 @ 10:48
Dernière modification : 03/04/2023 @ 08:56
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