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Hors des sentiers battus
Violence et domination / oppression

  "D'après les défenseurs de l'État, sans le pouvoir gouvernemental les mauvais violenteraient les bons et les domineraient ; tandis qu'aujourd'hui il permet aux bons de maîtriser les méchants.
  Mais, en l'affirmant, les défenseurs de l'ordre des choses actuel décident d'avance l'indiscutabilité du principe qu'ils veulent prouver. En disant que le sans le pouvoir gouvernemental les méchants domineraient les bons, ils considèrent comme démontré que les bons sont ceux qui aujourd'hui sont au pouvoir, et les méchants ceux qui se soumettent. Mais c'est justement cela qu'il faudrait prouver. Ce ne serait vrai que si, dans notre société, les choses se passaient comme elles se passent, ou plutôt comme on suppose qu'elles se passent en Chine, c'est-à-dire que ce soient toujours les bons quii arrivent au pouvoir et qu'ils soient renversés aussitôt qu'ils cessent d'être les meilleurs.
  C'est ce que l'on suppose en Chine, mais qui n'est pas en réalité. D'ailleurs cela ne peut pas être, car, pour renverser le pouvoir de l'oppresseur, il ne suffit pas d'en avoir le droit, il faut encore en avoir la force. De sorte que ce n'est qu'une supposition en ce qui concerne la Chine, et, dans notre monde chrétien, il n'y a même pas lieu à supposition. Ce sont ceux qui se sont emparés du pouvoir, et non les meilleurs, qui le gardent pour eux et pour leurs héritiers.
  Pour acquérir le pouvoir et le conserver, il faut aimer le pouvoir. Et l'ambition ne s'accorde pas avec la bonté, mais, au contraire, avec l'orgueil, la ruse, la cruauté.
  Sans l'exaltation de soi-même et l'humiliation d'autrui, sans l'hypocrisie et la fourberie, sans les prisons, les forteresses, les exécutions, les assassinats, aucun pouvoir ne peut naître ni se maintenir.
  « Si on supprimait le gouvernement, le méchant dominerait le bon », disent les défenseurs de l'État. Les Égyptiens ont vaincu les Juifs ; les Perses, les Égyptiens ; les Macédoniens, les Perses ; les Romains, les Grecs ; les Barbares, les Romains : est-ce que réellement les vainqueurs valaient mieux que les vaincus ? Et de même, lors de la transmission du pouvoir dans un État, passe-t-il toujours au meilleur ? Lorsque a été renversé Louis XVI et que le pouvoir a passé à Robespierre, puis à Napoléon : qui était au pouvoir, le meilleur ou le pire ? Qui étaient les meilleurs, les versaillais ou les communards ? Charles Ier ou Cromwell ? Et lorsqu'on a tué le tsar Pierre III et que Catherine est devenue l'impératrice d'une partie de la Russie et Pougatchev le souverain de l'autre, lequel d'entre eux était le méchant ? lequel le bon ?
  Dominer veut dire violenter, violenter veut dire faire ce que ne veut pas celui sur lequel est commise la violence et certes ce que ne voudrait pas supporter celui qui la commet ; par conséquent, être au pouvoir veut dire faire à autrui ce que nous ne voudrions pas qu'on nous fit, c'est-à-dire faire du mal.
  Se soumettre veut dire préférer la patience à la violence, et préférer la patience à la violence veut dire être bon ou moins méchant que ceux qui font aux autres ce qu'ils ne voudraient pas qu'on leur fit.
  Par conséquent, selon toutes probabilités, ce ne sont pas les meilleurs, mais les pires qui ont toujours été au pouvoir et qui y sont encore. Il peut y avoir des méchants parmi ceux qui se soumettent au pouvoir, mais il est impossible que les meilleurs dominent les pires."

 

Léon Tolstoï, Le Salut est en vous, 1893, chapitre IX, tr. fr. Ély Halpérine-Kaminsky, in Inutilité de la violence, Petite Bibliothèque Payot, 2022, p. 40-42.



  "Les hommes qui jouissent des privilèges des classes dirigeantes se persuadent et persuadent aux autres, uniquement parce qu'il est des cas de violence sans supplices et sans assassinats, que ces avantages dont ils jouissent ne sont pas la conséquence de martyres et d'exécutions, mais celle de quelques causes générales et mystérieuses. Cependant, si les hommes qui voient l'injustice de tout cela (comme les ouvriers, aujourd'hui) donnent la plus grande partie du produit de leur travail aux capitalistes, aux propriétaires fonciers, et payent les impôts sachant à quel mauvais usage ils sont destinés, il est évident qu'ils le font, non pour obéir à certaines lois abstraites dont ils n'ont aucune idée, dont ils n'ont même jamais entendu parler, mais parce qu'ils savent qu'on les frappera et qu'on les tuera s'ils s'y refusent.
  Et, si l'on n'est pas obligé d'emprisonner, d'assommer et d'exécuter chaque fois que le propriétaire perçoit ses fermages, chaque fois que ceux qui ont besoin de pain doivent le payer trois fois ce qu'il vaut, chaque fois que l'ouvrier est obligé de se contenter d'un salaire insuffisant alors que le patron gagne deux fois plus, et chaque fois que le pauvre en est réduit à donner ses derniers roubles pour payer les taxes et les impôts, cela résulte de ce que, d'une façon ou d'une autre, on a déjà tellement assommé et tué les hommes pour leurs anciennes tentatives d'indépendance, qu'ils s'en souviennent pour toujours. De même qu'un tigre dompté, qui, dans sa cage, ne prend pas la viande qu'on lui met sous la gueule et qui saute par-dessus le bâton lorsqu'on le lui ordonne, agit ainsi parce qu'il se souvient de la barre de fer rougi, ou du jeûne dont on a châtié sa désobéissance, de même les hommes qui se soumettent à ce qui est contraire à leur intérêt et à ce qu'ils regardent comme injuste, se souviennent de ce qu'ils ont souffert lorsqu'ils ont voulu résister.
 
Quant aux hommes qui profitent des avantages résultant des violences antérieures, ils oublient souvent et aiment à oublier comment ces avantages ont été acquis. Cependant il suffit de relire l'histoire, non pas celle des exploits des divers souverains, mais la véritable, celle de l'oppression de la majorité par la minorité, pour s'apercevoir que tous les privilèges des riches ne sont basés que sur les verges, les prisons, les bagnes, les exécutions.
 
On peut citer des cas d'oppression, rares il est vrai, qui n'ont pas pour but de procurer des avantages aux classes dirigeantes, mais on peut dire hardiment que dans notre société, où, pour chaque homme vivant dans l'aisance, il en est dix usés par le travail, envieux, avides et souvent souffrant cruellement avec leurs familles, tous les privilèges des riches, tout leur luxe, tout leur superflu n'est acquis et assuré que par les mauvais traitements, les emprisonnements, les exécutions."

 

Léon Tolstoï, Le Salut est en vous, 1893, chapitre IX, tr. fr. Ély Halpérine-Kaminsky, in Inutilité de la violence, Petite Bibliothèque Payot, 2022, p. 96-98.


 

  "Rappeler les traces que la domination imprime durablement dans les corps et les effets qu'elle exerce à travers elles, ce n'est pas apporter des armes à cette manière particulièrement vicieuse, de ratifier la domination qui consiste à assigner aux femmes la responsabilité de leur propre oppression, en suggérant, comme on le fait parfois, qu'elles choisissent d'adopter des pratiques soumises (« les femmes sont leurs pires ennemies ») ou même qu'elles aiment leur propre domination, qu'elles « jouissent » des traitements qui leur sont infligés, par une sorte de masochisme constitutif de leur nature. Il faut admettre à la fois que les dispositions « soumises » dont on s'autorise parfois pour « blâmer la victime » sont le produit des structures objectives, et que ces structures ne doivent leur efficacité qu'aux dispositions qu'elles déclenchent et qui contribuent à leur reproduction. Le pouvoir symbolique ne peut s'exercer sans la contribution de ceux qui le subissent et qui ne le subissent que parce qu'ils le construisent comme tel. Mais, évitant de s'arrêter à ce constat comme le constructivisme idéaliste, ethnométhodologique ou autre), il faut prendre acte et rendre compte de la construction sociale des structures cognitives qui organisent les actes de construction du monde et de ses pouvoirs. Et apercevoir ainsi clairement que cette construction pratique, loin d'être l'acte intellectuel conscient, libre, délibéré d'un « sujet » isolé, est elle­-même l'effet un pouvoir, inscrit durablement dans le corps des dominés sous la forme de schèmes de perception et de disposit­ions (à admirer, à respecter, à aimer, etc.) qui rendent sensible à certaines manifestations symboliques du pouvoir.
  S'il est vrai que, lors même qu'elle paraît reposer sur la force nue, celle des armes ou celle de l'argent, la reconnaissance de la domination suppose toujours un acte de connaissance, cela n'implique pas pour autant que l'on soit fondé à la décrire dans le langage de la conscience, par un « biais » intellectualiste et scolastique qui, comme chez Marx (et surtout chez ceux qui, après Lukács, parlent de « fausse conscience »), porte à attendre l'affranchissement des femmes de l'effet automatique de la « prise de conscience », en ignorant, faute d'une théorie dispositionnelle des pratiques, l'opacité et l'inertie qui résultent de l'inscription les structures sociales dans les corps.

  […]
  Ces distinctions critiques n'ont rien de gratuit : elles impliquent en effet que la révolution symbolique qu'appelle le mouvement féministe ne peut se réduire à une simple conversion des consciences et des volontés. Du fait que le fondement de la violence symbolique réside non dans des consciences mystifiées qu'il suffirait d'éclairer mais dans des dispositions ajustés au structures de domination dont elles sont le produit, on ne peut attendre une rupture de la relation de complicité que les victi­mes de la domination symbolique accordent aux dominant que d'une transformation radicale des conditions sociales de production des disposition qui portent les dominés à prendre sur les dominants et sur eux-mêmes le point de vue même des dominants. La violence symbolique ne s'accomplit qu'à travers un acte de connaissance et de méconnaisance pratique qui s'effectue en deçà de la conscience et de la volonté et qui confère leur « pouvoir hypnotique » à toutes ses manifestations, injoncti­ons, suggestions, séductions, menaces, reproches, ordres ou rappels à l'ordre. Mais un rapport de domination qui ne fonc­tionne qu'à travers la complicité des dispositions dépend pro­fondément, pour sa perpétuation ou sa transformation, de la perpétuation ou de la transformation des structures dont ces dis­positions sont le produit (et en particulier de la structure d'un marché des biens symboliques dont la loi fondamentale est que les femmes y sont traitées comme des objets qui circulent de bas en haut)."

 

Pierre Bourdieu, La Domination masculine, 1998, Seuil, p. 45-48.

 

 

  "Oxymore qui brouille les frontières entre le matériel et le spirituel, la force et le droit, le corps et l'esprit, le concept de violence symbolique s'applique à toutes les formes « douces » de domination qui parviennent à obtenir l'adhésion des dominés. « Douces » par rapport aux formes brutales fondées sur la force physique ou armée (même si la violence physique est toujours aussi symbolique). « Violence » parce que, si « douces » soient-elles, ces formes de domination n'en exercent pas moins une véritable violence sur ceux qui la subissent, engendrant la honte de soi et des siens, l'autodénigrement, l'autocensure ou l'auto-exclusion. « Symbolique », parce qu'elle s'exerce dans la sphère des significations ou, plus précisément, du sens que les dominés donnent au monde social et à leur place dans ce monde."

 

Gérard Mauger, "Sur la violence symbolique", 2006, in Pierre Bourdieu, théorie et pratique, La Découverte, p. 90.

 

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Date de création : 26/03/2024 @ 14:08
Dernière modification : 12/04/2024 @ 07:55
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