"Il nous importe de rappeler brièvement les rapports intimes existant entre le Mythe comme tel, comme forme originelle de l'esprit, et le Temps. Car, outre les fonctions spécifiques qu'il remplit dans les sociétés archaïques, et sur lesquelles nous pouvons nous dispenser de nous arrêter ici, le mythe est important aussi par les révélations qu'il nous apporte sur la structure du Temps. Comme on s'accorde à l'admettre aujourd'hui, un mythe raconte des événements qui ont eu lieu in principio, c'est-à-dire « aux commencements », dans un instant primordial et atemporel, dans un laps de temps sacré. Ce temps mythique, ou sacré est qualitativement différent du temps profane, de la durée continue et irréversible dans laquelle s'insère notre existence quotidienne et désacralisée. En racontant un mythe, on réactualise en quelque sorte le temps sacré dans lequel ont été accomplis les événements dont on parle. (C'est pourquoi, d'ailleurs, dans les sociétés traditionnelles, on ne peut pas raconter les mythes n'importe quand et n'importe comment : on ne peut les réciter que durant les saisons sacrées, dans la brousse et pendant la nuit, ou autour du feu avant ou après les rituels, etc.). En un mot, le mythe est censé se passer dans un temps – si on nous permet l'expression – intemporel, dans un instant sans durée, comme certains mystiques et philosophes se représentent l'éternité.
Cette constatation est importante, car il s'ensuit que la récitation des mythes n'est pas sans conséquences pour celui qui les récite et pour ceux qui les écoutent. Par le simple fait de la narration d'un mythe, le temps profane est – au moins symboliquement – aboli : conteur et auditoire sont projetés dans un temps sacré et mythique. Nous avons essayé de montrer ailleurs que l'abolition du temps profane par l'imitation des modèles exemplaires et par la réactualisation des évènements mythiques, constitue comme une note spécifique de toute société traditionnelle, et que cette note suffit, à elle seule, à différencier le monde archaïque de nos sociétés modernes. Dans les sociétés traditionnelles on s'efforçait, consciemment et volontairement, d'abolir périodiquement le Temps, d'effacer le passé et de régénérer le Temps par une série de rituels qui réactualisaient en quelque sorte la cosmogonie. […] un mythe arrache l'homme de son temps à lui, de son temps individuel, chronologique, « historique » – et le projette, au moins symboliquement, dans le Grand Temps, dans un instant paradoxal qui ne peut pas être mesuré parce qu'il n'est pas constitué par une durée. Ce qui revient à dire que le mythe implique une rupture du Temps et du monde environnant ; il réalise une ouverture vers le Grand Temps, vers le Temps sacré."
Mircea Eliade, Images et symboles, 1952, chapitre II, Gallimard tel, 1990, p. 73-75.
"Pas plus que l'espace, le Temps n'est, pour l'homme religieux, homogène ni continu. Il y a les intervalles de Temps sacré, le temps des fêtes (en majorité, des fêtes périodiques) ; il y a, d'autre part, le Temps profane, la durée temporelle ordinaire dans laquelle s'inscrivent les actes dénués de signification religieuse. Entre ces deux espèces de Temps, il existe, bien entendu, une solution de continuité ; mais, par le moyen des rites, l'homme religieux peut « passer » sans danger de la durée temporelle ordinaire au Temps sacré.
Une différence essentielle entre ces deux qualités de Temps nous frappe d'abord : le Temps sacré est par sa nature même réversible, dans le sens qu'il est, à proprement parler, un Temps mythique primordial rendu présent. Toute fête religieuse, tout Temps liturgique, consiste dans la réactualisation d'un événement sacré qui a eu lieu dans un passé mythique, « au commencement. » Participer religieusement à une fête implique que l'on sort de la durée temporelle « ordinaire » pour réintégrer le Temps mythique réactualisé par la fête même. Le Temps sacré est par suite indéfiniment récupérable, indéfiniment répétable."
Mircea Eliade, Le Sacré et le Profane, 1957, éd. Gallimard, Folio essais, 2001, p. 63.
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