"La question est embarrassante de savoir si, sans l'âme le temps existerait ou non ; car, s'il ne peut y avoir rien qui nombre, il n'y aura rien de nombrable, par suite pas de nombre ; car est nombre ou le nombre ou le nombrable. Mais si rien ne peut par nature compter que l'âme, et dans l'âme, il ne peut y avoir de temps sans l'âme, sauf pour ce qui est le sujet du temps, comme si par exemple on disait que le mouvement peut être sans l'âme. Antérieur - postérieur est dans le mouvement et en tant que nombrable, constitue le temps.
D'autre part, c'est une question de savoir de quel mouvement le temps est nombre. Est-il nombre de n'importe quel mouvement : Dans le temps, en effet, se produisent à la fois génération, destruction, accroissement, altération, transport ; en tant donc qu'il y a mouvement, dans cette mesure il y a un nombre pour chaque mouvement."
Aristote, Physique, Livre 4, 223 a, 20-30.
"Dès lors que vous êtes l'artisan de tous les temps, s'il exista un temps, avant la création par vous du ciel et de la terre pourquoi dit-on que vous restiez oisif ? Car ce temps même, c'est vous qui l'aviez créé, et les temps n'ont pas pu s'écouler avant que vous fissiez les temps. Si, au contraire, avant le ciel et le terre, nul temps n'existait, pourquoi demande-t-on ce que vous faisiez alors ? Il n'y avait pas d' « alors » là où il n'y avait pas de temps.
Ce n'est pas dans le temps que vous précédez le temps ; autrement vous n'auriez pas précédé tous les temps. Mais vous précédez tout le passé de la hauteur de votre éternité toujours présente, et vous dominez tout l'avenir, parce qu'il est l'avenir et qu'à peine arrivé, il sera passé, alors que vous, « vous demeurez le même, et que vos années ne passeront pas ».
Vos années ne vont ni ne viennent ; mais les nôtres vont et viennent afin que toutes viennent. Vos années demeurent toutes simultanément, puisqu'elles demeurent ; elles ne s'en vont pas, elles ne sont pas chassées par celles qui arrivent, car elles ne passent pas, tandis que les nôtres ne seront toutes que lorsque toutes elles ne seront plus. « Vos années ne font qu'un seul jour » et votre jour n'est pas un évènement quotidien, c'est un perpétuel aujourd'hui, car votre aujourd'hui ne cède pas la place au lendemain et le lendemain ne succède pas à hier. Votre aujourd'hui, c'est l'Eternité. [...] Tous les temps sont votre oeuvre, vous êtes avant tous les temps et il ne se peut pas qu'il y eût un temps où le temps n'était pas."
Augustin, Les Confessions, Livre XI, Chapitre 13, trad. Joseph Trabucco, Garnier-Flammarion, 1978, p. 263.
"Qu'est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais : mais que je veuille l'expliquer à la demande, je ne le sais pas ! Et pourtant — je le dis en toute confiance — je sais que si rien ne se passait il n'y aurait pas de temps passé, et si rien n'advenait, il n'y aurait pas d'avenir, et si rien n'existait, il n'y aurait pas de temps présent. Mais ces deux temps, passé et avenir, quel est leur mode d'être alors que le passé n'est plus et que l'avenir n'est pas encore ? Quant au présent, s'il était toujours présent sans passer au passé, il ne serait plus le temps mais l'éternité.
Si donc le présent, pour être du temps, ne devient tel qu'en passant au passé, quel mode d'être lui reconnaître, puisque sa raison d'être est de cesser d'être, si bien que nous pouvons dire que le temps a l'être seulement parce qu'il tend au néant. [...]
Enfin, si l'avenir et le passé sont, je veux savoir où ils sont. Si je ne le puis, je sais du moins que, où qu'ils soient, ils n'y sont pas en tant que choses futures ou passées, mais sont choses présentes. Car s'ils y sont, futur il n'y est pas encore, passé il n'y est plus. Où donc qu'ils soient, quels qu'ils soient, ils n'y sont que présents.
Quand nous racontons véridiquement le passé, ce qui sort de la mémoire, ce n'est pas la réalité même, la réalité passée, mais des mots, conçus d'après ces images qu'elle a fixées comme des traces dans notre esprit en passant par les sens."
Augustin, Les confessions, Livre XI, Chapitres 14 et 18.
"Qu'est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais : mais que je veuille l'expliquer à la demande, je ne le sais pas ! Et pourtant — je le dis en toute confiance — je sais que si rien ne se passait il n'y aurait pas de temps passé, et si rien n'advenait, il n'y aurait pas d'avenir, et si rien n'existait, il n'y aurait pas de temps présent. Mais ces deux temps, passé et avenir, quel est leur mode d'être alors que le passé n'est plus et que l'avenir n'est pas encore ? Quant au présent, s'il était toujours présent sans passer au passé, il ne serait plus le temps mais l'éternité.
Si donc le présent, pour être du temps, ne devient tel qu'en passant au passé, quel mode d'être lui reconnaître, puisque sa raison d'être est de cesser d'être, si bien que nous pouvons dire que le temps a l'être seulement parce qu'il tend au néant. [...] Enfin, si l'avenir et le passé sont, je veux savoir où ils sont. Si je ne le puis, je sais du moins que, où qu'ils soient, ils n'y sont pas en tant que choses futures ou passées, mais sont choses présentes. Car s'ils y sont, futur il n'y est pas encore, passé il n'y est plus. Où donc qu'ils soient, quels qu'ils soient, ils n'y sont que présents. Quand nous racontons véridiquement le passé, ce qui sort de la mémoire, ce n'est pas la réalité même, la réalité passée, mais des mots, conçus d'après ces images qu'elle a fixées comme des traces dans notre esprit en passant par les sens.
Mon enfance par exemple, qui n'est plus, est dans un passé qui n'est plus, mais quand je me la rappelle et la raconte, c'est son image que je vois dans le présent, image présente en ma mémoire. En va-t-il de même quand on prédit l'avenir ? Les choses qui ne sont pas encore sont-elles pressenties grâce à des images présentes ? Je confesse, mon Dieu, que je ne le sais pas. Mais je sais bien en tout cas que d'ordinaire nous préméditons nos actions futures et que cette préméditation est présente, alors que l'action préméditée n'est pas encore puisqu'elle est à venir. Quand nous l'aurons entreprise, quand nous commencerons d'exécuter notre projet, alors l'action existera mais ne sera plus à venir, mais présente. [...]
Il est dès lors évident et clair que ni l'avenir ni le passé ne sont et qu'il est impropre de dire : il y a trois temps, le passé, le présent, l'avenir, mais qu'il serait exact de dire : il y a trois temps, un présent au sujet du passé, un présent au sujet du présent, un présent au sujet de l'avenir. Il y a en effet dans l'âme ces trois instances, et je ne les vois pas ailleurs : un présent relatif au passé, la mémoire, un présent relatif au présent, la perception, un présent relatif à l'avenir, l'attente. Si l'on me permet ces expressions, ce sont bien trois temps que je vois et je conviens qu'il y en a trois."
Augustin, Les confessions, Livre XI, Chapitres 14, 18 et 20.
"De ces qualités ou attributs, il y en a quelques uns qui sont dans les choses mêmes et d'autres qui ne sont qu'en notre pensée. Ainsi le temps, par exemple, que nous distinguons de la durée prise en général, et que nous disons être le nombre du mouvement, n'est rien qu'une certaine façon dont nous nous pensons à cette durée, pour ce que nous ne concevons point que la durée des choses qui sont mues soit autre que celle des choses qui ne le sont point : comme il est évident de ce que, si deux corps sont mus pendant une heure, l'un vite et l'autre lentement, nous ne comptons pas plus de temps en l'un qu'en l'autre, encore que nous supposions plus de mouvement en l'un de ces deux corps. Mais afin de comprendre la durée de toutes les choses sous une même mesure, nous nous servons ordinairement de la durée de certains mouvements réguliers qui sont les jours et les années, et la nommons temps, après l'avoir ainsi comparée; bien qu'en effet ce que nous nommons ainsi ne soit rien, hors de la véritable durée des choses, qu'une façon de penser".
Descartes, Principes de la philosophie, 1644, § 57.
"Ce qu'est la durée. – Elle est l’attribut sous lequel nous concevons l’existence des choses créées en tant qu’elles persévèrent dans leur existence actuelle. D’où il suit clairement qu’entre la durée et l’existence totale d’une chose quelconque il n’y a qu’une distinction de Raison. Autant l’on retranche à la durée d’une chose, autant on retranche nécessairement à son existence.
Pour déterminer la durée maintenant nous la comparons à la durée des choses qui ont un mouvement invariable et déterminé et cette comparaison s’appelle le temps.
Ce qu’est le temps. – Ainsi le temps n’est pas une affection des choses, mais seulement un simple mode de penser, ou, comme nous l’avons dit déjà, un être de raison ; c’est un mode de penser servant à l’explication de la durée. On doit noter ici, ce qui servira plus tard quand nous parlerons de l’éternité, que la durée est conçue comme plus grande et plus petite, comme composée de parties, et enfin qu’elle est un attribut de l’existence, mais non de l’essence".
Spinoza, Pensées métaphysiques, 1663, trad. Charles Appuhn, GF, p. 349-350.
"Le temps n'est rien d'autre que la forme du sens interne, c'est-à-dire de l'intuition que nous avons de nous-mêmes et de notre état intérieur. Car le temps ne peut être une détermination de phénomènes extérieurs: il n'appartient ni à une figure, ni à une position, etc. ; au contraire, il détermine la relation des représentations dans notre état interne. Et c'est précisément parce que cette intuition interne ne fournit aucune figure que nous cherchons à parer à ce manque par des analogies et que nous représentons la suite du temps par une ligne prolongée à l'infini, dans laquelle le divers constitue une série qui ne possède qu'une dimension, et que nous concluons des propriétés de cette ligne à toutes les propriétés du temps, à cette seule exception près que les parties de la première sont simultanées, alors que celles du second sont toujours successives. Par quoi s'éclaire aussi que la représentation du temps lui-même est une intuition, dans la mesure où toutes ses relations se peuvent exprimer à l'aide d'une intuition externe.
Le temps est la condition formelle a priori de tous les phénomènes en général. L'espace, en tant qu'il constitue la forme pure de toute intuition externe, est limité, comme condition a priori, simplement aux phénomènes extérieurs. En revanche, puisque routes les représentations, qu'elles aient ou non des choses extérieures pour objets, appartiennent néanmoins en elles-mêmes, comme déterminations de l'esprit, à l'état interne, tandis que cet état interne, soumis qu'il est à la condition formelle de l'intuition interne, appartient par conséquent au temps, le temps est une condition a priori de tout phénomène en général, et plus précisément la condition immédiate des phénomènes intérieurs (de notre âme), et par là-même aussi, de façon médiate, celle des phénomènes extérieurs. Si je peux dire a priori : tous les phénomènes extérieurs sont dans l'espace et sont déterminés a priori selon les rapports spatiaux, je peux à partir du principe du sens interne dire de manière tout à fait universelle: tous les phénomènes en général, c'est-à-dire tous les objets des sens, sont dans le temps et se trouvent soumis de façon nécessaire à des rapports temporels."
Kant, Critique de la raison pure, Flammarion, GF , trad. Alain Renaut, 200l , p. 128-129.
"Le temps n'est pas une chose. Il est un accident des choses et, indépendamment de leur existence, il n'est rien. Il est un accident de cette existence, ou plutôt, il n'est qu'une idée, qu'un mot. Le temps est la durée de ce qui est, comme les battements du pendule de l'horloge font une heure, - heure qui n'est jamais que le fruit de notre esprit et qui n'existe ni par elle-même, ni dans le temps, comme l'une de ses parties, ni même n'existait avant l'invention de l'horloge. L'être du temps n'est donc pas autre chose qu'un mode, pour ainsi dire un aspect de notre considération de l'existence de ce qui est, de ce qui peut être, ou encore de ce que l'on suppose pouvoir être. Il en va de même pour l'espace. Le néant n'empêche pas ce qui est d'être, de persister, de demeurer. Donc, rien n'empêche qu'une chose soit ou naisse là où il n'y a rien. Le néant est nécessairement un lieu. Être un lieu est donc une propriété du néant : propriété négative, puisque l'être du lieu est lui aussi purement et simplement négatif. C'est pourquoi, de même que le temps est un mode et un aspect de la considération de l'existence des choses, de même l'espace n'est rien d'autre qu'un mode et un aspect de notre considération du néant. Donc, là où il n'y a rien, il y a de l'espace ; le néant ne peut exister sans espace. Il est donc également évident qu'en dehors des ultimes confins de l'univers existant, il y a de l'espace, puisqu'il n'y a rien. Si une chose pouvait être, soit créée, soit tirée de ces ultimes confins, elle trouverait un lieu, ce qui revient à dire qu'elle ne trouverait rien qui l'empêche d'y aller ou d'y rester. Concluons que le temps et l'espace ne sont substantiellement que des idées ou des noms. Les questions innombrables et infinies sur le temps et l'espace débattues depuis l'origine de la métaphysique par les plus grands métaphysiciens de chaque siècle, ne sont que logomachies nées de malentendus, résultat d'une bien piètre clarté dans les idées et dans la faculté d'analyse de notre esprit qui est le seul lieu où le temps et l'espace, comme tant d'autres choses abstraites, existent, indépendamment et par eux-mêmes, et sont quelque chose."
Giacomo Leopardi, Zibaldone di pensieri, n° 4233 (14 décembre 1826), trad. E. Cantavenera et B. Schefer, Tout est rien, Allia, 1998, p. 229-230.
"Ce Temps unique auquel nous croyons tous et dans lequel chaque événement est précisément daté, cet Espace unique dans lequel chaque chose a sa position, sont des notions abstraites qui unifient à merveille le monde. Mais, sous leur forme achevée de concepts, qu'elles sont loin des expériences vagues et chaotiques que sont les expériences du temps et de l'espace des hommes ordinaires ! Tout ce qui nous arrive nous vient avec sa propre durée et sa propre étendue entourées d'une vague marge de «plus » qui déborde sur la durée et l'étendue de la chose à venir. Mais très vite nous perdons nos repères précis. Ce ne sont pas seulement les enfants qui ne font pas de distinction entre hier et avant-hier, tout le passé se trouvant rejeté pêle-mêle en une masse confuse, il en va en effet de même pour nous, adultes, quand il s'agit de vastes périodes. C'est la même chose pour les espaces. Sur une carte, je peux clairement situer Londres, Constantinople ou Pékin par rapport à l'endroit où je me trouve ; mais dans la réalité, je suis totalement incapable de ressentir les faits que la carte représente symboliquement. Les directions et les distances sont vagues, confuses et brouillées. L'espace et le temps cosmiques, loin d'être les intuitions que Kant voyait en elles, sont en fait des constructions aussi manifestement artificielles que toutes celles qu'on peut rencontrer dans les sciences. La grande majorité des hommes ne recourent jamais à ces notions, et vivent plutôt dans des temps et des espaces multiples qui se pénètrent les uns les autres, durcheinander."
William James, Le Pragmatisme, 1907, Leçon V, tr. fr. Nathalie Ferron, Champs classiques, 2011, p. 208-209.
"That one Time which we all believe in and in which each event has its definite date, that one Space in which each thing I has its position, these abstract notions unify the world incomparably; but in their finished shape as concepts how different they are from the loose unordered time-and-space experiences of natural men! Everything that happens to us brings its own duration and extension, and both are vaguely surrounded by a marginal 'more' that runs into the duration and extension of the next thing that comes. But we soon lose all our definite bearings; and not only do our children make no distinction between yesterday and the day before yesterday, the whole past being churned up together, but we adults still do so whenever the times are large. It is the same with spaces. On a map I can distinctly see the relation of London, Constantinople, and Pekin to the place where I am; in reality I utterly fail to feel the facts which the map symbolizes. The directions and distances are vague, confused and mixed. Cosmic space and cosmic time, so far from being the intuitions that Kant said they were, are constructions as patently artificial as any that science can show. The great majority of the human race never use these notions, but live in plural times and spaces, interpenetrant and durcheinander."
William James, Pragmatism, 1907, Lecture V, Harvard University Press, 2000, p. 87.
"La durée toute pure est la forme que prend la succession de nos états de conscience quand notre moi se laisse vivre, quand il s'abstient d'établir une séparation entre l'état présent et les états antérieurs. Il n'a pas besoin, pour cela, de s'absorber tout entier dans la sensation ou l'idée qui passe, car alors, au contraire, il cesserait de durer. Il n'a pas besoin non plus d'oublier les états antérieurs : il suffit qu'en se rappelant ces états il ne les juxtapose pas à l'état actuel comme un point à un autre point, mais les organise avec lui, comme il arrive quand nous nous rappelons, fondues pour ainsi dire ensemble, les notes d'une mélodie. Ne pourrait-on pas dire que, si ces notes se succèdent, nous les apercevons néanmoins les unes dans les autres, et que leur ensemble est comparable à un être vivant, dont les parties, quoique distinctes, se pénètrent par l'effet même de leur solidarité ? La preuve en est que si nous rompons la mesure en insistant plus que de raison sur une note de la mélodie, ce n'est pas sa longueur exagérée, en tant que longueur, qui nous avertira de notre faute, mais le changement qualitatif apporté par là à l'ensemble de la phrase musicale. On peut donc concevoir la succession sans la distinction, et comme une pénétration mutuelle, une solidarité, une organisation intime d'éléments, dont chacun, représentatif du tout, ne s'en distingue et ne s'en isole que pour une pensée capable d'abstraire. Telle est sans aucun doute la représentation que se ferait de la durée un être à la fois identique et changeant, qui n'aurait aucune idée de l'espace. Mais familiarisés avec cette dernière idée, obsédés même par elle, nous l'introduisons à notre insu dans notre représentation de la succession pure ; nous juxtaposons nos états de conscience de manière à les apercevoir simultanément, non plus l'un dans l'autre, mais l'un à côté de l'autre ; bref, nous projetons le temps dans l'espace, nous exprimons la durée en étendue, et la succession prend pour nous la forme d'une ligne continue ou d'une chaîne, dont les parties se touchent sans se pénétrer."
Henri Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, 1889, chapitre II, De la multiplicité des états de conscience, L'idée de durée, PUF, 2011, p. 74-75.
"Considérons […] le mouvement dans l'espace. Je puis, tout le long de ce mouvement, me représenter des arrêts impossibles : c'est ce que j'appelle les positions du mobile ou les points par lesquels le mobile passe. Mais avec les positions, fussent-elles en nombre infini, je ne ferai pas du mouvement. Elles ne sont pas des parties du mouvement ; elles sont autant de vues prises sur lui ; elles ne sont, pourrait-on dire, que des suppositions d'arrêt. Jamais le mobile n'est réellement en aucun des points; tout au plus peut-on dire qu'il y passe. Mais le passage, qui est un mouvement, n'a rien de commun avec un arrêt, qui est immobilité. Un mouvement ne saurait se poser sur une immobilité, car il coïnciderait alors avec elle, ce qui serait contradictoire. Les points ne sont pas dans le mouvement, comme des parties, ni même sous le mouvement, comme des lieux du mobile. Ils sont simplement projetés par nous au-dessous du mouvement, comme autant de lieux où serait, s'il s'arrêtait, un mobile qui par hypothèse ne s'arrête pas. Ce ne sont donc pas, à proprement parler, des positions, mais des suppositions, des vues ou des points de vue de l'esprit."
Henri Bergson, La Pensée et le mouvant, Introduction à la métaphysique, 1903, PUF, 1998, p. 203.
"C'est justement cette continuité indivisible de changement qui constitue la durée vraie. [...] Je me bornerai donc à dire, pour répondre à ceux qui voient dans cette durée « réelle » je ne sais quoi d'ineffable et de mystérieux, qu'elle est la chose la plus claire du monde : la durée réelle est ce que l'on a toujours appelé le temps, mais le temps perçu comme indivisible. Que le temps implique la succession, je n'en disconviens pas. Mais que la succession se présente d'abord à notre conscience comme la distinction d'un « avant » et d'un « après » juxtaposés, c'est ce que je ne saurais accorder. Quand nous écoutons une mélodie, nous avons la plus pure impression de succession que nous puissions avoir - une impression aussi éloignée que possible de celle de la simultanéité - et pourtant c'est la continuité même de la mélodie et l'impossibilité de la décomposer qui font sur nous cette impression.
Si nous la découpons en notes distinctes, en autant d'« avant », et d'« après » qu'il nous plaît, c'est que nous y mêlons des images spatiales et que nous imprégnons la succession de simultanéité : dans l'espace, et dans l'espace seulement, il y a distinction nette de parties extérieures les unes aux autres. Je reconnais d'ailleurs que c'est dans le temps spatialisé que nous nous plaçons d'ordinaire. Nous n'avons aucun intérêt à écouter le bourdonnement ininterrompu de la vie profonde. Et pourtant la durée réelle est là. C'est grâce à elle que prennent place dans un seul et même temps les changements plus ou moins longs auxquels nous assistons en nous et dans le monde extérieur.
Ainsi, qu'il s'agisse du dedans ou du dehors de nous ou des choses, la réalité est la mobilité même. C'est ce que j'exprimais en disant qu'il y a du changement, mais qu'il n'y a pas de choses qui changent.
Devant le spectacle de cette mobilité universelle, quelques-uns d'entre nous seront pris de vertige, Ils sont habitués a la terre ferme : ils ne peuvent se faire au roulis et au tangage. Il leur faut des points « fixes » auxquels attacher la pensée et l'existence. Ils estiment que si tout passe, rien n'existe : et que si la réalité est mobilité elle n'est déjà plus au moment où on la pense, elle échappe à la pensée. Le monde matériel, disent-ils, va se dissoudre, et l'esprit se noyer dans le flux torrentueux des choses - Qu'ils se rassurent ! Le changement, s'ils consentent à le regarder directement, sans voile interposé, leur apparaîtra bien vite comme ce qu'il peut y avoir au monde de plus substantiel et de plus durable. Sa solidité est infiniment supérieure à celle d'une fixité qui n'est qu'un arrangement éphémère entre des mobilités."
Henri Bergson, "La perception du changement", 1911, in La pensée et le mouvement, Paris, PUF, 1959, p. 166-167.
LA CONFRONTATION BERGSON - EINSTEIN DU 6 AVRIL 1922
BERGSON.- [...] le sens commun croit à un temps unique, le même pour tous les êtres et pour toutes choses. D'où vient sa croyance ? Chacun de nous se sent durer : cette durée est l'écoulement même, continu et indivisé, de notre vie intérieure. Mais notre vie intérieure comprend des perceptions et ces perceptions nous semblent faire partie tout à la fois de nous-mêmes et des choses. Nous étendons ainsi notre durée à notre entourage matériel immédiat. Comme d'ailleurs, cet entourage est lui-même entouré et ainsi de suite indéfiniment, il n'y a pas de raison, pensons-nous, pour que notre durée ne soit pas aussi bien la durée de toutes choses. Tel est le raisonnement que chacun de nous esquisse vaguement, je dirais presque inconsciemment. Quand nous l'amenons à un degré supérieur de clarté et de précision, nous nous représentons, au-delà de ce qu'on pourrait appeler l'horizon de notre perception extérieure, une conscience dont le champ de perception empiéterait sur le nôtre, puis, au-delà de cette conscience et de son champ de perception, une autre conscience située d'une manière analogue par rapport à elle et ainsi de suite encore, indéfiniment. Toutes ces consciences, étant des consciences humaines, nous paraissent vivre la même durée. Toutes leurs expériences extérieures se dérouleraient ainsi dans le même temps. Et comme toutes ces expériences, empiétant les unes sur les autres, ont, deux à deux, une partie commune, nous finissons par nous représenter une expérience unique, occupant un temps unique. Dès lors, nous pouvons, si nous le voulons, éliminer les consciences humaines que nous avions disposées de loin en loin comme autant de relais pour le mouvement de notre pensée : il n'y a plus que le temps impersonnel où s'écoulent toutes choses. Voilà le même raisonnement sous une forme plus précise. Que nous restions, d'ailleurs, dans le vague ou que nous cherchions la précision, dans les deux cas l'idée d'un temps universel, commun aux consciences et aux choses, est une simple hypothèse. Mais c'est une hypothèse que je crois bien fondée et qui, à mon sens, n'a rien d'incompatible avec le temps de la Relativité. [...]
Qu'entend-on d'ordinaire par simultanéité de deux événements ? Je considérerai, pour simplifier, le cas de deux événements qui ne dureraient pas, qui ne seraient pas eux-mêmes des flux. Ceci posé, il est évident que simultanéité implique deux choses: l° une perception instantanée, 2° la possibilité, pour notre attention, de se partager sans se diviser. J'ouvre les yeux pour un moment : je perçois deux éclairs instantanés partant de deux points. Je les dis simultanés parce qu'ils sont un et deux tout à la fois : un, en tant que mon acte d'attention est indivisible, deux en tant que mon attention se répartit cependant entre eux et se dédouble sans se scinder. Comment l'acte d'attention peut-il être un ou plusieurs à volonté, tout d'un coup et tout à la fois ? Comment une oreille exercée perçoit-elle à chaque instant le son global donné par l'orchestre et démêle-t-elle pourtant, s'il lui plaît, les notes données par deux ou plusieurs instruments ? Je ne me charge pas de l'expliquer ; c'est un des mystères de la vie psychologique. Je le constate simplement, et je fais remarquer qu'en déclarant simultanées les notes données par plusieurs instruments nous exprimons : l° que nous avons une perception instantanée de l'ensemble, 2° que cet ensemble, indivisible si nous voulons est divisible, si nous le voulons, aussi : il y a une perception unique, et il y en a néanmoins plusieurs. Telle est la simultanéité au sens courant du mot. Elle est donnée intuitivement. Et elle est absolue, en ce qu'elle ne dépend d'aucune convention mathématique, d'aucune opération physique telle qu'un réglage d'horloges. Elle n'est jamais constatable, je le reconnais, qu'entre événements voisins. Mais le sens commun n'hésite pas à l'étendre à des événements aussi éloignés qu'on voudra l'un de l'autre. C'est qu'il se dit, instinctivement, que la distance n'est pas un absolu, qu'elle est "grande" ou "petite" selon le point de vue, selon le terme de comparaison, selon l'instrument ou l'organe de perception. Un surhomme à vision géante percevrait la simultanéité de deux événements instantanés "énormément éloignés" comme nous percevons celle de deux événements "voisins". Quand nous parlons de simultanéités absolues, quand nous nous représentons des coupes instantanées de l'Univers qui cueilleraient, pour ainsi dire, des simultanéités définitives entre événements aussi distants qu'on voudra l'un de l'autre, c'est à cette conscience surhumaine, coextensive à la totalité des choses, que nous pensons.
Maintenant, il est incontestable que la simultanéité définie par la théorie de la Relativité est d'un tout autre ordre. Deux événements plus ou moins distants, appartenant à un même système S, sont dits ici simultanés quand ils s'accomplissent à la même heure, quand ils correspondent à la même indication donnée par les deux horloges qui se trouvent respectivement à côté de chacun d'eux. Or ces horloges ont été réglées l'une sur l'autre par un échange de signaux optiques, ou plus généralement électromagnétiques, dans l'hypothèse que le signal faisait le même trajet à l'aller ou au retour. Et il en est ainsi, sans aucun doute, si l'on se place au point de vue de l'observateur intérieur au système, qui le tient pour immobile. Mais, l'observateur intérieur à un autre système S', en mouvement par rapport à S, prend pour système de référence son propre système, le tient pour immobile et voit le premier en mouvement. Pour lui, les signaux qui vont et viennent entre deux horloges du système S ne font pas, en général, le même trajet à l'aller et au retour, et par conséquent, pour lui, des événements qui s'accomplissent dans ce système quand les deux horloges marquent la même heure ne sont pas simultanés, ils sont successifs. Si l'on prend la simultanéité de ce biais - et c'est ce que fait la théorie de la Relativité - il est clair que la simultanéité n'a rien d'absolu et que les mêmes événements sont simultanés ou successifs selon le point de vue d'où on les considère. Mais, en posant cette seconde définition de la simultanéité, n'est-on pas obligé d'accepter la première ? N'admet-on pas implicitement celle-ci à côté de l'autre ? [...]
Une fois admise la théorie de la Relativité en tant que théorie physique, tout n'est pas fini. Il reste à déterminer la signification philosophique des concepts qu'elle introduit. Il reste à chercher jusqu'à quel point elle renonce à l'intuition, jusqu'à quel point elle y demeure attachée. Il reste à faire la part du réel et la part du conventionnel dans les résultats auxquels elle aboutit, ou plutôt dans les intermédiaires qu'elle établit entre la position et la solution du problème. En faisant ce travail pour ce qui concerne le temps, on s'apercevra, je crois, que la théorie de la Relativité n'a rien d'incompatible avec les idées du sens commun."
"EINSTEIN : - La question de pose ainsi : Le temps du philosophe est-il le même que celui du physicien ? Le temps du philosophe, je crois, est un temps psychologique et physique à la fois ; or le temps physique peut être dérivé du temps de la conscience. Primitivement les individus ont la notion de la simultanéité de perception ; ils purent alors s'entendre entre et convenir de quelque chose sur ce qu'ils percevaient ; c'était là une première étape vers la réalité objective. Mais il y a des événements objectifs indépendants des individus, et de la simultanéité des perceptions on est passé à celle des événements eux-mêmes. Et, en fait, cette simultanéité n'a pendant longtemps conduit à aucune contradiction à cause de la grande vitesse de propagation de la lumière. Le concept de simultanéité a donc pu passer des perceptions aux objets. De là à déduire un ordre temporel dans les événements il n'y avait pas loin, et l'instinct l'a fait. Mais rien dans notre conscience ne nous permet de conclure à la simultanéité des événements, car ceux-ci ne sont que des constructions mentales, des êtres logiques. Il n'y a donc pas un temps des philosophes ; il n'y a qu'un temps psychologique différent du temps du physicien".
Bergson-Einstein, Bulletin de la Société Française de Philosophie, T. XVII, 1922, Paris, A. Colin, p. 25.
"Sans doute le sentiment d'avoir vécu dans la durée est indispensable à la compréhension de ce que sont des mois et des années, et les procédés objectifs, que les collectivités ont adoptés pour mesurer le temps, seraient inintelligibles sans l'expérience originale de la manière dont il s'écoule et dont les réalités le remplissent. Mais il n'en reste pas moins que l'individu normal en vient à penser la durée sous les espèces d'une route droite et unie, que les étapes du calendrier découpent en tronçons nettement déterminés. Nous avons beau, autour d'un événement de notre vie passée, avoir ressuscité tout le détail du mouvement psychique qui nous emportait alors. Pareille reconstitution ne nous satisfait pas, s'il ne s'y joint une date précise qui la situe dans le passé collectif. Le sentiment concret que nous avons de la durée le cède de beaucoup en importance, pour nous, à la notion abstraite que nous en obtenons par ailleurs, et, dans les conflits où représentation du temps et sentiment de la durée se heurtent, c'est toujours la première qui se trouve avoir le dernier mot : quand notre ennui nous fait juger les minutes des siècles, si notre montre nous avertit de notre erreur, c'est elle que nous en croyons. Cependant, sans les multiples sentiments inséparables de la durée, la notion de temps nous resterait inintelligible et, en fait, ce n'est jamais d'un temps se déroulant d'un mouvement toujours uniforme, mais d'une succession de moments tantôt lents, tantôt rapides, que nous avons l'expérience. L'idée de temps est un des plus saisissants exemples que la vie consciente nous fournit d'une notion qui s'est constituée en éliminant des éléments concrets dont elle est issue les plus essentiels de leurs caractères subjectifs et qui a fait à ce point fortune qu'elle se dresse devant les sentiments, dont elle tire son sens et sa vie, comme la réalité devant l'illusion."
Charles Blondel, La Conscience morbide : essai de psychopathologie générale, 1914, Alcan, 2e édition, 1928, p. 214-215.
; "Me rappelant trop avec quelle indifférence relative Swann avait pu parler autrefois des jours où il était aimé, parce que sous cette phrase il voyait autre chose qu'eux, et de la douleur subite que lui avait causée la petite phrase de Vinteuil en lui rendant ces jours eux-mêmes tels qu'il les avait jadis sentis, je comprenais trop que ce que la sensation des dalles inégales, la raideur de la serviette, le goût de la madeleine avaient réveillé en moi, n'avait aucun rapport avec ce que je cherchais souvent à me rappeler de Venise, de Balbec, de Combray, à l'aide d'une mémoire uniforme ; et je comprenais que la vie pût être jugée médiocre, bien qu'à certains moments elle parût si belle, parce que dans le premier cas c'est sur tout autre chose qu'elle même, sur des images qui ne gardent rien d'elle qu'on la juge et qu'on la déprécie.
[...] Je glissais rapidement sur tout cela, plus impérieusement sollicité que j'étais de chercher la cause de cette félicité, du caractère de certitude avec lequel elle s'imposait, recherche ajournée autrefois. Or, cette cause, je la devinais en comparant entre elles ces diverses impressions bienheureuses et qui avaient entre elles ceci de commun que je les éprouvais à la fois dans le moment actuel et dans un moment éloigné où le bruit de la cuiller sur l'assiette, l'inégalité des dalles, le goût de la madeleine allaient jusqu'à faire empiéter le passé sur le présent, à me faire hésiter à savoir dans lequel des deux je me trouvais ; au vrai, l'être qui alors goûtait en moi cette impression la goûtait en ce qu'elle avait de commun dans un jour ancien et maintenant, dans ce qu'elle avait d'extra-temporel, un être qui n'apparaissait que quand, par une de ces identités entre le présent et le passé, il pouvait se trouver dans le seul milieu où il pût vivre, jouir de l'essence des choses, c'est-à-dire en dehors du temps. Cela expliquait que mes inquiétudes au sujet de ma mort eussent cessé au moment où j'avais reconnu, inconsciemment, le goût de la petite madeleine, puisqu'à ce moment-là l'être que j'avais été était un être extra-temporel, par conséquent insoucieux des vicissitudes de l'avenir. Cet être-là n'était jamais venu à moi, ne s'était jamais manifesté qu'en dehors de l'action, de la jouissance immédiate, chaque fois que le miracle d'une analogie m'avait fait échapper au présent. Seul il avait le pouvoir de me faire retrouver les jours anciens, le Temps Perdu, devant quoi les efforts de ma mémoire et de mon intelligence échouaient toujours. [...]
Un véritable moment du passé.
Rien qu'un moment du passé ? Beaucoup plus, peut-être ; quelque chose qui, commun à la fois au passé et au présent, est beaucoup plus essentiel qu'eux deux. [...]
Une minute affranchie de l'ordre du temps a recréé en nous, pour la sentir, l'homme affranchi de l'ordre du temps."
Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, Le Temps retrouvé, 1927, Gallimard, 1942, p. 7 et p. 599.
"Qu'est donc le temps ?
C'est, pour parler avec Bergson, cette « masse fluide », cet océan mouvant, mystérieux, grandiose et puissant que je vois autour de moi, en moi, partout en un mot, quand je médite sur le temps. C'est le devenir.
Je le désigne, d'une façon approximative et bien imparfaite, je l'avoue, en disant que le temps s'écoule, qu'il passe, qu'il fuit d'une façon irrémédiable, mais aussi qu'il avance, qu'il progresse, qu’il s'en va vers un avenir indéfini et insaisissable.
Je dis que je m'exprime ainsi d'une façon imparfaite. Cela est exact. Cette imperfection pourtant tient non pas à l'insuffisance des moyens dont je dispose, mais à ce que le devenir ne cherche point à être exprimé. C'est que, dans sa puissance mystérieuse, il ne laisse émerger aucun îlot sur lequel nous puissions prendre pied pour ébaucher un jugement ou une définition à son sujet. Il recouvre de ses flots tout ce que nous pourrions être tentés de lui opposer ; il ne connaît ni sujets ni objets, il n'a ni parties distinctes, ni direction, ni commencement, ni fin. Il n'est ni réversible ni irréversible. Il est universel et impersonnel. Il en devient chaotique. Et pourtant il est tout proche de nous, si proche qu'il constitue la base même de notre vie. Pour un peu nous dirions qu'il est le synonyme de vie, dans le sens le plus large du mot.
D'habitude, on considère le temps comme un produit d'abstraction, se ramenant, à l'origine, aux changements concrets observés soit dans notre conscience soit dans le monde extérieur. Il n'en est rien au fond. Le temps se présente à nous comme phénomène primitif, toujours là, vivant et tout proche de nous, infiniment plus proche que tous les changements concrets que nous arrivons à discerner dans le temps.
Il ne se laisse aucunement épuiser par la succession de nos sentiments, de nos pensées, de nos volitions. Oui, je dirai même qu'il est perçu dans toute sa pureté, quand il n'y a aucune pensée, aucun sentiment précis dans la conscience ; il la remplit alors entièrement, il efface les limites entre le moi et le non-moi, il embrasse aussi bien mon propre devenir que le devenir de l'univers ou le devenir tout court ; il les fait confluer et se confondre; mon moi semble se résoudre en lui entièrement, sans que pour cela j'éprouve un sentiment pénible d'atteinte portée à l'intégrité de ma personnalité. Au contraire, c'est là la seule façon de renoncer à son moi sans faire acte de renonciation à proprement parler. Nous nous confondons avec les flots puissants, impersonnels, dépourvus d' « état-civil », si nous osons nous exprimer ainsi, du devenir, sans difficulté, sans la moindre résistance, avec même un sentiment de bien-être et de quiétude.
Et si nous étions appelés à opposer à tout prix au devenir quelque phénomène concret, nous ne penserions pas en premier lieu à la succession de sentiments et de représentations ou au mouvement des corps inorganisés, c'est-à-dire aux changements dans le temps, mais aux changements avec le temps ou par rapport au temps, comme le sont l'épanouissement et la création personnels d'une part, et l'usure du temps, la vieillesse, la mort, de l'autre."
Eugène Minkowski, Le Temps vécu, 1933, PUF, 1995, p. 16-17.
"J'ai souvent fait cette petite expérience dans mes cours à Dijon, le temps vide, uniforme inactif – s'il existe – n'a plus qu'une qualité : sa durée : essayons donc de mesurer cette durée, de nombrer cette uniformité. Et je proposais à mes bleues d'apprécier en secondes un laps de temps déterminé. Je commençais en leur rappelant la solide objectivité de l'année, du jour de l'heure de la minute, de la seconde. Je leur rappelais aussi avec quelle sécurité ils se servaient, dans la vie commune de ces notions. Je leur demandais alors de compter le nombre de secondes d'un silence général que j'appréciais moi-même en suivant l'expérience sur mon chronomètre. Je fus très frappé des résultats de cette enquête. Dans une classe de quarante élèves, les appréciations varièrent du simple au quintuple ; il y eut des étudiants qui trouvèrent 30 secondes dans une minute, tandis que d'autres en trouvèrent 150. Je recommençai cette expérience plusieurs lois, avec des étudiants différents et toujours d'une manière impromptue. Les résultats furent toujours aussi divergents. On peut immédiatement en conclure que le temps pur est bien mal connu ; il est, je crois, d'autant plus mal connu qu'il est plus vidé, moins actif, privé des relations qui permettent de le mesurer. Dès qu'on est débarrasse des repères objectifs, on mesure le temps à la besogne que l'on fait plutôt que de mesurer la besogne au temps qu'elle réclame".
Gaston Bachelard, "La continuité et la multiplicité temporelles", Bulletin de la Société française de Philosophie, Armand Colin, mars‑avril 1937.
"On dit que le temps passe ou s'écoule. On parle du cours du temps. L'eau que je vois passer s'est préparée, il y a quelques jours, dans les montagnes, lorsque le glacier a fondu ; elle est devant moi ; à présent, elle va vers la mer où elle se jettera. Si le temps est semblable à une rivière, il coule du passé vers le présent et l'avenir. Le présent est la -conséquence du passé et l'avenir la conséquence du présent. Cette célèbre métaphore est en réalité très confuse. Car, à considérer les choses elles-mêmes, la fonte des neiges et ce qui en résulte ne sont pas des événements successifs, ou plutôt la notion même d'événement n'a pas de place dans le monde objectif. Quand je dis qu'avant-hier le glacier a produit l'eau qui passe à présent, je sous-entends un témoin assujetti à une certaine place dans le monde et je compare ses vues successives : il a assisté là-bas à la fonte des neiges et il a suivi l'eau dans son décours ; ou bien, du bord de la rivière, il voit passer après deux jours d'attente les morceaux de bois qu'il avait jetés à la source. Les « événements » sont découpés par un observateur fini dans la totalité spatio-temporelle du monde objectif. Mais, si je considère ce monde lui-même, il n'y a qu'un seul être indivisible et qui ne change pas. Le changement suppose un certain poste où je me place et d'où je vois défiler des choses ; il n'y a pas d'événements sans quelqu'un à qui ils adviennent et dont la perspective finie fonde leur individualité. Le temps suppose une vue sur le temps. Il n'est donc pas comme un ruisseau."
Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, 1945, Gallimard tel, 1979, p. 470.
"On dit que le temps passe ou s'écoule. On parle du cours du temps. L'eau que je vois passer s'est préparée, il y a quelques jours, dans les montagnes, lorsque le glacier a fondu ; elle est devant moi ; à présent, elle va vers la mer où elle se jettera. Si le temps est semblable à une rivière, il coule du passé vers le présent et l'avenir. Le présent est la -conséquence du passé et l'avenir la conséquence du présent. Cette célèbre métaphore est en réalité très confuse. Car, à considérer les choses elles-mêmes, la fonte des neiges et ce qui en résulte ne sont pas des événements successifs, ou plutôt la notion même d'événement n'a pas de place dans le monde objectif. Quand je dis qu'avant-hier le glacier a produit l'eau qui passe à présent, je sous-entends un témoin assujetti à une certaine place dans le monde et je compare ses vues successives : il a assisté là-bas à la fonte des neiges et il a suivi l'eau dans son décours ; ou bien, du bord de la rivière, il voit passer après deux jours d'attente les morceaux de bois qu'il avait jetés à la source. Les « événements » sont découpés par un observateur fini dans la totalité spatio-temporelle du monde objectif. Mais, si je considère ce monde lui-même, il n'y a qu'un seul être indivisible et qui ne change pas. Le changement suppose un certain poste où je me place et d'où je vois défiler des choses ; il n'y a pas d'événements sans quelqu'un à qui ils adviennent et dont la perspective finie fonde leur individualité. Le temps suppose une vue sur le temps. Il n'est donc pas comme un ruisseau, il n'est pas une substance fluente. Si cette métaphore a pu se conserver depuis Héraclite jusqu'à nos jours, c'est que nous mettons subrepticement dans le ruisseau un témoin de sa course. Nous le faisons déjà quand nous disons que le ruisseau s'écoule, puisque cela revient à concevoir, là où il n'y a qu'une chose toute hors d'elle-même, une individualité ou un intérieur du ruisseau qui déploie au-dehors ses manifestations. Or, dès que j'introduis l'observateur, qu'il suive le cours du ruisseau ou que, du bord de la rivière, il en constate le passage, les rapports du temps se renversent. Dans le second cas, les masses d'eau déjà écoulées ne vont pas vers l'avenir, elles sombrent dans le passé ; l'à-venir est du côté de la source et le temps ne vient pas du passé. Ce n'est pas le passé qui pousse le présent ni le présent qui pousse le futur dans l'être : l'avenir n'est pas préparé derrière l'observateur, il se prémédite au-devant de lui, comme l'orage à l'horizon. Si l'observateur, placé dans une barque, suit le fil de l'eau, on peut bien dire qu'il descend avec le courant vers son avenir, mais l'avenir, ce sont les paysages nouveaux qui l'attendent à l'estuaire, et le cours du temps, ce n'est plus le ruisseau lui-même : c'est le déroulement des paysages pour l'observateur en mouvement. Le temps n'est donc pas un processus réel, une succession effective que je me bornerais à enregistrer. Il naît de mon rapport avec les choses. Dans les choses mêmes, l'avenir et le passé sont dans une sorte de préexistence et de survivance éternelles : l'eau qui passera demain est en ce moment à sa source, l'eau qui vient de passer est maintenant un peu plus bas, dans la vallée."
Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, 1945, Gallimard tel, 1979, p. 470-471.
"Le passé n'est donc pas passé, ni le futur futur. Il n'existe que lorsqu'une subjectivité vient briser la plénitude de l'être en soi, y dessiner une perspective, y introduire le non-être. Un passé et un avenir jaillissent quand je m'étends vers eux. Je ne suis pas pour moi-même à l'heure qu'il est, je suis aussi bien à la matinée de ce jour ou à la nuit qui va venir, et mon présent, c'est, si l'on veut, cet instant, mais c'est aussi bien ce jour, cette année, ma vie tout entière. Il n'est pas besoin d'une synthèse qui réunisse du dehors les tempora en un seul temps, parce que chacun des tempora comprenait déjà au-delà de lui-même la série ouverte des autres tempora, communiquait intérieurement avec eux, et que la « cohésion d'une vie » est donnée avec son ek-stase. Le passage du présent à un autre présent, je ne le pense pas, je n'en suis pas le spectateur, je l'effectue, je suis déjà au présent qui va venir comme mon geste est déjà à son but, je suis moi-même le temps, un temps qui « demeure » et ne « s'écoule » ni ne « change », comme Kant l'a dit dans quelques textes. Cette idée du temps qui se devance lui-même, le sens commun l'aperçoit à sa façon. Tout le monde parle du temps, et non pas comme le zoologiste parle du chien ou du cheval, au sens d'un nom collectif, mais au sens d'un nom propre. Quelquefois même, on le personnifie. Tout le monde pense qu'il y a là un seul être concret, tout entier présent en chacune de ses manifestations comme un homme est dans chacune de ses paroles. On dit qu'il y a un temps comme on dit qu'il y a un jet d'eau : l'eau change et le jet d'eau demeure parce que la forme se conserve ; la forme se conserve parce que chaque onde successive reprend les fonctions de la précédente : onde poussante par rapport à celle qu'elle poussait, elle devient à son tour onde poussée par rapport à une autre ; et cela même vient enfin de ce que, depuis la source jusqu'au jet, les ondes ne sont pas séparées : il n'y a qu'une seule poussée, une seule lacune dans le flux suffirait à rompre le jet. C'est ici que se justifie la métaphore de la rivière, non pas en tant que la rivière s'écoule, mais en tant qu'elle ne fait qu'un avec elle-même."
Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, 1945, Gallimard, p. 481-482.
"Être en vie signifie occuper un monde qui précédait votre arrivée et survivra à votre départ. Sur ce plan de la vie pure et simple, apparition et disparition, dans leur succession, constituent les événements primordiaux qui délimitent le temps, l'intervalle entre la vie et la mort. Le nombre limité d'années imparti à tout être vivant détermine non seulement la durée de sa vie, mais aussi sa façon de vivre le temps ; il fournit le prototype caché de toute mesure du temps, aussi loin qu'on le veuille dans le passé et le futur, au-delà d'une vie humaine. C'est ainsi que l'expérience vécue de la durée d'une année change du tout au tout au cours d'une vie. L'année qui, pour un enfant de cinq ans, représente tout un cinquième d'existence, doit sembler beaucoup plus longue qu'elle ne le fera quand elle n'en sera plus que le vingtième ou le trentième. Chacun sait combien les années tournent de plus en plus vite avec l'âge, jusqu'à ce que, quand arrive la vieillesse, elles recommencent à ralentir, parce qu'on se met à les évaluer en fonction de la date du grand départ, pressentie psychologiquement et somatiquement[1]
. Cette horloge inséparable des êtres humains qui naissent et meurent, s'oppose au temps objectif selon lequel la longueur d'une année ne change pas. C'est là le temps qui règle le monde et se fonde – en dehors de toute croyance religieuse ou scientifique - sur l'hypothèse qu'il n'a ni commencement ni fin, hypothèse qui ne peut que venir naturellement à des êtres entrés de tout temps dans un monde qui les a précédés et leur survivra."
Hannah Arendt, La Vie de l'esprit, 1971, t. I, La Pensée, trad. L. Lotringer, PUF, Coll. "Philosophie d'aujourd'hui", 1996, p. 35-36.
[1] Psychologiquement : au niveau de l'esprit ; somatiquement : au niveau du corps.
"Les problèmes que les hommes cherchent à résoudre en mesurant la « durée » renvoient au fait que les groupes humains se trouvent placés à l'intérieur d'un plus vaste ensemble que celui qu'ils forment, l'univers naturel. Partout où l'on opère avec le « temps » sont impliqués des hommes avec leur environnement, donc des processus physiques et sociaux. En un mot, [se] pose la question très générale de savoir dans quel but les hommes ont besoin de déterminer le temps.
La réponse n'est pas simple. On peut commencer par dire : parce que les positions et les séquences d'événements qui prennent place dans le flot ininterrompu du devenir se succèdent et ne se laissent ni juxtaposer ni comparer directement. Lors donc que, pour une raison quelconque, les membres d'une société tiennent à définir des positions et des trajectoires qui se présentent l'une après l'autre, ils ont besoin d'une seconde succession d'événements dans laquelle les changements individuels, tout en obéissant à la même loi d'irréversibilité, sont marqués par la réapparition régulière de certains modèles séquentiels. Ces modèles qui incluent le retour de séquences élémentaires semblables, sinon identiques, servent alors de références standardisées qui permettent de comparer indirectement les séquences de la première succession d'événements. Le mouvement apparent du soleil d'un point de l'horizon à un autre, le mouvement des aiguilles d'une montre d'un point du cadran à un autre sont des exemples de séquences récurrentes qui peuvent tenir lieu d'unités de référence et de moyens de comparaison pour des segments de processus appartenant à une autre série et qui ne peuvent être mis directement en relation en raison de leur caractère successif. En leur qualité de symboles régulatifs et cognitifs, ces unités de référence acquièrent la signification d'unités de temps.
L'expression « temps » renvoie à cette mise en relation de positions ou de segments appartenant à deux ou plusieurs séquences d'événements en évolution continue. Si les séquences elles-mêmes sont perceptibles, leur mise en relation représente l'élaboration de ces perceptions par le savoir humain. Elle trouve son expression dans un symbole social communicable, la notion de « temps » qui, à l'intérieur d'une société, permet de transmettre d'un être humain à un autre des images mémorielles qui donnent lieu à une expérience mais qui ne peuvent être perçues par les sens non perceptifs.
Dans le droit fil de l'ancienne théorie de la connaissance, l'idée pourrait ici surgir que le temps se trouve ainsi ramené à une relation établie par un être humain, une relation dépourvue de toute existence objective en dehors de celui-ci. Ce serait là une conclusion erronée dérivant de ce que l'on identifie le sujet de la connaissance à une personne individuelle. Or l'individu n'a pas la capacité de forger à lui tout seul le concept de temps. Celui-ci, tout comme l'institution sociale qui en est inséparable, est assimilé par l'enfant au fur et à mesure qu'il grandit dans une société où l'un et l'autre vont de soi. Dans une telle société, le concept de temps ne fait pas l'objet d'un apprentissage en sa seule qualité d'instrument d'une réflexion destinée à trouver son aboutissement dans des traités de philosophie ; chaque enfant en grandissant devient en effet vite familier du « temps » en tant que symbole d'une institution sociale dont il éprouve très tôt le caractère contraignant. Si, au cours des dix premières années de son existence, il n'apprend pas à développer un système d'autodiscipline conforme à cette institution, s'il n'apprend pas à se conduire et à modeler sa sensibilité en fonction du temps, il lui sera très difficile, sinon impossible, de jouer le rôle d'un adulte à l'intérieur de cette société.
La transformation de la contrainte exercée de l'extérieur par l'institution sociale du temps en un système d'autodiscipline embrassant toute l'existence d'un individu illustre de façon saisissante la manière dont le processus de civilisation contribue à former les habitus sociaux qui sont partie intégrante de toute structure de personnalité. Cette transformation de la contrainte externe, exercée par l'institution sociale du temps, en un certain type de conscience du temps propre à l'individu n'est pas toujours aisée, comme en témoignent les cas de refus compulsifs de la ponctualité. Elle aide cependant à comprendre le point de vue selon lequel ce serait en vertu d'un trait inné de notre conscience que nous nous sentirions contraints d'insérer tout événement dans le cours du temps. C'est une particularité de nos habitus sociaux qui, dans la réflexion, se présente comme une particularité de notre nature et, donc, de la nature humaine en général."
Norbert Elias, Du temps, 1984, Introduction, tr. fr. Michèle Hulin, Fayard, p. 15-17.
"De nombreuses locutions familières suggèrent que le temps serait un objet physique. Déjà, le simple fait d'évoquer l'action de « mesurer » le temps paraît assimiler le temps à un objet physique mesurable, tel qu'une montagne ou un fleuve. L'expression « au cours du temps » semble impliquer que les hommes, et peut-être l'univers entier, flotteraient sur le temps comme sur un fleuve. Ici, et dans bien d'autres cas, la forme de substantif donnée à la notion de temps contribue certainement pour beaucoup à créer l'illusion que le temps serait une espèce de chose « dans l'espace et le temps ». L'emploi d'une forme verbale aide à se détacher de cette illusion et montre que la détermination du temps, ou la synchronisation, représente une activité humaine au service de buts précis. Il n'y a pas là simplement une relation, mais une opération de mise en relation. D'où la question : quels sont alors le sujet et l'objet de cette mise en relation, et dans quel but l'opère-t-on ?
Le premier pas sur la voie menant à la réponse est relativement simple : le mot « temps », pourrait-on dire, désigne symboliquement la relation qu'un groupe humain, ou tout groupe d'êtres vivants doué d'une capacité biologique de mémoire et de synthèse, établit entre deux ou plusieurs processus, dont l'un est normalisé pour servir aux autres de cadre de référence et d'étalon de mesure. Certains processus au déroulement continu, comme la marée montante et descendante, ou le lever et le coucher du soleil et de la lune, peuvent jouer ce rôle. Si les hommes estiment que ces processus naturels sont trop imprécis pour servir aux fins qu'ils leur assignent, ils peuvent décider de construire des étalons de mesure plus précis et plus fiables. Les horloges ne sont pas autre chose que des « continuums évolutifs », des processus physiques à déroulement continu élaborés par l'homme et normalisés à l'intérieur de certaines sociétés pour servir de cadre de référence et d'échelle de mesure à d'autres processus de caractère social ou physique.
Mettre en relation différents processus sous la forme du « temps », implique donc la connexion d'au moins trois ensembles continus : à savoir les sujets humains, auteurs de la mise en relation, et deux processus (ou plus) dont l'un, pour tel groupe, joue un rôle d'ensemble standard et de cadre de référence."
Norbert Elias, Du temps, 1984, Introduction, tr. fr. Michèle Hulin, Fayard, p. 53-53.
"Le passé n'est plus, l'avenir n'est pas encore : il n'y a que le présent, qui est l'unique temps réel. Toutefois ce n'est pas ainsi que nous le vivons. Nous ne prenons conscience du temps, au contraire, que parce que nous nous souvenons du passé, que parce que nous appréhendons, par l'esprit ou par nos horloges, ce qui les sépare… Par nos horloges ? Mais ces aiguilles qui bougent, ce n'est qu'un morceau du présent : ce n'est pas du temps, disait Bergson, c'est de l'espace. Seul l'esprit, qui se souvient de leur position passée, qui anticipe leur position à venir, peut y lire la durée. Supprime l'esprit, il ne resterait qu'un présent sans passé ni futur : il ne resterait que la position actuelle des aiguilles, il ne resterait que l'espace. Mais l'esprit est là puisque la mémoire est là, puisque le corps est là, qui se souvient du passé, du présent et même (vois nos rendez-vous, nos projets, nos promesses …) de l'avenir. Ce n'est plus de l'espace, c'est de la durée. Ce n'est plus du mouvement, c'est de la conscience. Ce n'est plus de l'instant, c'est de l'intervalle. C'est pourquoi nous pouvons mesurer le temps (essaie un peu de mesurer le présent !), c'est pourquoi le temps, pour nous, s'oppose à l'éternité (qui serait un pur présent, sans passé ni futur), bref c'est pourquoi nous sommes dans le temps (et pas seulement dans le présent) - à moins que ce ne soit le temps, peut-être, qui soit en nous…
Pourquoi cette hésitation ? Parce que ce temps, que nous mesurons ou imaginons, est composé surtout de passé et d'avenir, lesquels n'ont d'existence que pour l'esprit : comment savoir si ce n'est pas le cas, aussi, du temps lui-même ? Cette question, qui est celle de l'objectivité ou de la subjectivité du temps, est philosophiquement importante. Le temps fait-il partie du monde, de la nature, de la réalité en soi ? Ou bien n'existe-t-il que pour nous, que pour notre conscience, que subjectivement ? On remarquera que les deux thèses, en toute rigueur, ne s'excluent pas. Il se pourrait que l'une et l'autre soient vraies, chacune de son point de vue, autrement dit qu'il y ait deux temps différents, ou deux façons différentes de penser le temps : d'une part le temps objectif le temps du monde ou de la nature, qui n'est qu'un perpétuel maintenant, comme disait Hegel, comme tel toujours indivisible (essaie un peu de diviser le présent !) ; et d'autre part le temps de la conscience ou de l'âme, qui n'est guère que la somme - dans et pour l'esprit - d'un passé et d'un avenir. On peut appeler le premier la durée, le second le temps. Mais à condition de ne pas oublier qu'il s'agit en vérité d'une seule et même chose, considérée de deux points de vue différents : que le temps n'est que la mesure humaine de la durée. « Pour déterminer la durée, écrit Spinoza, nous la comparons à la durée des choses qui ont un mouvement invariable et déterminé, et cette comparaison s'appelle le temps. » Mais aucune comparaison ne fait un être. C'est ce qui interdit de confondre la durée et le temps, mais aussi de les distinguer absolument, comme s'ils existaient au même titre. Ce n'est pas le cas. La durée fait partie du réel, ou plutôt elle est le réel même : c'est la continuation indéfinie de son existence. Le temps, lui, n'est qu'un être de raison : c'est notre façon de penser ou de mesurer l'indivisible et incommensurable durée de tout.
La durée est de l'être ; le temps, en ce sens, du sujet. Ce dernier temps, le temps vécu, le temps subjectif (qui seul permet de mesurer le temps objectif : il n'y a d'horloge que pour une conscience), c'est ce que les philosophes du XXe siècle appellent volontiers la temporalité. C'est une dimension de la conscience, plutôt que du monde. Une distension de l'âme, comme disait encore saint Augustin, plutôt que de l'être. Une forme a priori de la sensibilité, comme dirait Kant, plutôt qu'une réalité objective ou en soi. Une donnée du sujet, plutôt que de l'objet. Mais que nous ne puissions expérimenter le temps qu'à travers la subjectivité, ce qu'on peut accorder à Kant ou Husserl, cela ne prouve pas qu'il s'y réduise, et même, me semble-t-il, ce n'est pas vraisemblable. Car si le temps n'existait que pour nous, comment aurions-nous pu advenir dans le temps ? Quelle réalité accorder à ces milliards d'années qui ne se présentent à la conscience (grâce à nos physiciens, géologues et autres paléontologues) que rétrospectivement, comme le temps d'avant nous, le temps d'avant la conscience, qui dut d'autant plus la précéder qu'elle n'aurait pu, sans lui, émerger ? Entre le big-bang et l'apparition de la vie, comment le temps, s'il n'existe que pour nous, faisait-il pour passer ? Et comment, s'il ne passait pas, la nature put-elle évoluer, changer, créer ? Si le temps n'était que subjectif, comment la subjectivité aurait-elle pu apparaître dans le temps ?
Considérons un laps de temps quelconque, disons cette journée que nous vivons. Une partie est passée, une autre est à venir... Quant au présent qui les sépare, ce n'est qu'un instant sans durée (s'il durait il serait composé lui-même de passé et d'avenir), qui n'est pas du temps. Si nous vivons cela comme temps, c'est que notre conscience retient ce qui n'est plus, anticipe ce qui n'est pas encore, bref fait exister dans un même présent - le présent vécu - ce qui ne saurait en réalité, exister ensemble. C'est en quoi, comme l'a bien vu Marcel Conche, la temporalité ne nous permet d'appréhender le temps que parce qu'elle est d'abord sa négation : l'homme résiste au temps (puisqu'il se souvient, puisqu'il anticipe) ; c'est pourquoi il en prend conscience. L'esprit toujours nie, et c'est l'esprit même, qui est mémoire, imagination, obstination, volonté... Mais on ne résiste au temps que dans le temps. Mais la mémoire, l'imagination, l'obstination ou la volonté n'existent elles-mêmes qu'au présent. Mais l'esprit n'existe que dans le monde ou le corps, et c'est ce qu'on appelle exister. Comment pourrions-nous vaincre le temps, puisqu'on ne peut le combattre qu'à la condition d'abord de lui appartenir ?"
André Comte-Sponville, Présentations de la philosophie, 2000, Albin Michel, p. 151-155.
Date de création : 02/03/2006 @ 11:30
Dernière modification : 16/04/2024 @ 11:07
Catégorie :
Page lue 16571 fois
Imprimer l'article
|