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Texte à méditer :   La réalité, c'est ce qui ne disparaît pas quand vous avez cessé d'y croire.   Philip K. Dick
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Figures philosophiques

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Hors des sentiers battus
Les pouvoirs de l'image

  "Il y a dans la Peinture des avantages que les objets mêmes qu'elle imite sont bien éloignés de procurer. Des monstres et des hommes morts ou mourants, que nous n'oserions regarder, ou que nous ne verrions qu'avec horreur, nous les voyons avec plaisir imités dans les ouvrages des peintres ; mieux ils sont imités, plus nous les regardons avidement. Le massacre des Innocents a dû laisser des idées bien funestes dans l'imagination de ceux qui virent réellement les soldats effrénés égorger les enfants dans le sein des mères sanglantes. Le tableau de le Brun où nous voyons l'imitation de cet événement tragique, nous émeut et nous attendrit, mais il ne laisse dans notre esprit aucune idée importune de quelque durée. Nous savons que le peintre ne nous afflige qu'autant que nous le voulons, et que notre douleur, qui n'est que superficielle, disparaîtra presque avec le tableau : au lieu que nous ne serions pas maîtres ni de la vivacité, ni de la durée de nos sentiments, si nous avions été frappés par les objets mêmes. C'est en vertu du pouvoir qu'il tient de la nature, que l'objet réel agit sur nous. Voilà d'où procède le plaisir que la Peinture fait à tous les hommes. Voilà pourquoi nous regardons avec contentement des peintures, dont le mérite consiste à mettre sous nos yeux des aventures si funestes, qu'elles nous auraient fait horreur si nous les avions vues véritablement.
  Ceux qui ont gouverné les peuples dans tous les temps ont toujours fait usage des peintures et des statues, pour leur mieux inspirer les sentiments qu'ils voulaient leur donner, soit en religion, soit en politique. Quintilien a vu quelquefois les accusateurs faire exposer dans le tribunal un tableau où le crime dont ils poursuivaient la vengeance était représenté, ​​afin d'exciter encore plus efficacement l'indignation des juges contre le coupable. S. Grégoire de Nazianze rapporte l'histoire d'une courtisane, qui dans un lieu où elle n'était pas venue pour faire des réflexions sérieuses, jeta les yeux par hasard sur le portrait de Palémon, philosophe fameux par son changement de vie, lequel tenait du miracle, et qu'elle rentra en elle-même à la vue de ce portrait. Les peintres d'un autre genre ne sont pas moins capables, par l'amorce d'un spectacle agréable aux yeux, de corrompre le cœur et d'allumer de malheureuses passions."

 

Chevalier de Jaucourt, Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, tome XII, 1765, article "Peinture".


 

  "La sagesse populaire a maintes fois exprimé 1'importance de l'imagination pour la santé même de l'individu, pour l'équilibre et la richesse de sa vie intérieure. Certaines langues modernes continuent de plaindre celui qui « manque d'imagination », comme un être borné, médiocre, triste, malheureux. Les psychologues, au premier rang desquels C. G. Jung, ont montré à quel point les drames du monde moderne dérivent d'un déséquilibre profond de la psyché, aussi bien individuelle que collective, provoqué en bonne partie par une stérilisation croissante de l'imagination. « Avoir de l'imagination », c'est jouir d'une richesse intérieure, d'un flux ininterrompu et spontané d'images. Mais spontanéité ne veut pas dire invention arbitraire. Étymologiquement, « imagination » est solidaire d'imago, « représentation, imitation » et d'imitor, « imiter, reproduire ». Pour une fois, l'étymologie fait écho aussi bien aux réalités psychologiques qu'à la vérité spirituelle. L'imagination imite des modèles exemplaires – les Images – les reproduit, les réactualise, les répète sans fin. Avoir de l'imagination, c'est voir le monde dans sa totalité ; car c'est le pouvoir et la mission des Images de montrer tout ce qui demeure réfractaire au concept. On s'explique dès lors la disgrâce et la ruine de l'homme qui « manque d'imagination » : il est coupé d la réalité profonde de la vie et de sa propre âme."

 

Mircea Eliade, Images et symboles, 1952, Avant-propos, Gallimard tel, 1990, p. 23-24.



  "Qu'est-ce que re-présenter, sinon présenter à nouveau (dans la modalité du temps) ou à la place de… (dans celle de l'espace). Le préfixe re- importe dans le terme la valeur de la substitution. Quelque chose qui était présent et ne l'est plus est maintenant représenté. À la place de quelque chose qui est présent ailleurs, voici présent un donné ici. Au lieu de la représentation donc, il est un absent dans le temps ou l'espace ou plutôt un autre et une substitution s'opère d'un même de cet autre à sa place. Ainsi l'ange au tombeau au matin de la résurrection : « Il n'est pas ici, il est ailleurs, en Galilée, comme il l'avait dit » ; ainsi l'ambassadeur, dans le pays étranger. Tel serait le premier effet de la représentation en général : faire comme si l'autre, l'absent, était ici et maintenant le même ; non pas présence, mais effet de présence. Ce n'est certes pas le même mais tout se passe comme si ce l'était et souvent mieux que le même. Ainsi la photographie du disparu sur la cheminée ; ainsi le récit de la bataille de jadis par le narrateur d'aujourd'hui. Alberti, au livre II de son traité De la peinture, écrivait déjà : « La peinture recèle une force divine qui non seulement rend les absents présents comme on dit que l'amitié le fait, mais plus encore fait que les morts semblent presque vivants. Après de nombreux siècles, on les reconnaît avec un grand plaisir et une grande admiration pour le peintre. » Merveille de la représentation, cet effet est son pouvoir, un pouvoir (une force divine, si l'on en croit Alberti) en prise sur la dimension transitive de la représentation ; cette chose autre, simulacre du même, c'est le complément d'objet direct du « représenter ».
  Mais on lit aussi dans le dictionnaire : « Représenter : exhiber, exposer devant les yeux. Représenter sa patente, son passeport, son certificat de vie. Représenter quelqu'un, le faire comparaître personnellement, le remettre entre les mains de ceux qui l'avaient confié à notre garde. » Représenter est alors montrer, intensifier, redoubler une présence. Il ne s'agit plus, pour représenter quelqu'un, d'être son héraut ou son ambassadeur, mais de l'exhiber, de le montrer en chair et en os à ceux qui demandent des comptes. Le préfixe re- importe dans le terme non plus, comme il y a un instant, une valeur de substitution mais celle d'une intensité, d'une fréquentativité. Les exemples du dictionnaire, par leur archaïsme même, sont révélateurs : ils concernent tous à un degré ou à un autre l'exhibition d'un titre de droit. Ainsi, par la représentation de son passeport à la frontière, non seulement son détenteur s'y présente réellement mais il présente sa présence légitime par le signe ou le titre qui autorise ou permet, voire contraint, sa présence. La représentation reste ici dans l'élément du même qu'elle intensifie par redoublement. En ce sens, elle est sa réflexion et représenter sera toujours se présenter représentant quelque chose. Du même coup, la représentation constitue son sujet. Tel serait le deuxième effet de la représentation en général, de constituer un sujet par réflexion du dispositif représentatif. Tout se passe comme si un sujet produisait les représentations, les idées qu'il a des choses ; tout se passe comme s'il n'y avait du monde, de la réalité, que pour et par un sujet, centre de ce monde. Production et centration « idéalistes » qui ne seraient que les simulacres substantivés du fonctionnement du dispositif, des effets diversifiés résultant de la réflexion du dispositif sur lui-même et de l'intensification par redoublement de son fonctionnement.

  Premier effet du dispositif représentatif, premier pouvoir de la représentation : effet et pouvoir de présence au lieu de l'absence et de la mort ; deuxième effet, deuxième pouvoir : effet de sujet, c'est-à-dire pouvoir d'institution, d'autorisation et de légitimation comme résultante du fonctionnement réfléchi du dispositif sur lui-même. Si donc la représentation en général a en effet un double pouvoir : celui de rendre à nouveau et imaginairement présent, voire vivant, l'absent et le mort, et celui de constituer son propre sujet légitime et autorisé en exhibant qualifications, justifications et titres du présent et du vivant à l'être, autrement dit, si la représentation non seulement reproduit en fait mais encore en droit les conditions qui rendent possible sa repro-duction, alors on comprend l'intérêt du pouvoir à se l'approprier. Représentation et pouvoir sont de même nature.
  Que dit-on lorsque l'on dit « pouvoir » ? Pouvoir, c'est d'abord être en état d'exercer une action sur quelque chose ou quelqu'un ; non pas agir ou faire, mais en avoir la puissance, avoir cette force de faire ou d'agir. Pouvoir, dans le sens le plus vulgaire et le plus général, c'est être capable de force, avoir – et il faut insister sur cette propriété – une réserve de force qui ne se dépense pas mais met en état de se dépenser. Mais qu'est-ce donc qu'une force qui ne se manifeste pas, qui ne s'exerce pas ? Comme dit Pascal, elle n'est maîtresse que des actions extérieures. Puissance, le pouvoir est également et de surcroît valorisation de cette puissance comme contrainte obligatoire, génératrice de devoirs comme loi. En ce sens, pouvoir, c'est instituer comme loi la puissance elle-même conçue comme possibilité et capacité de force. Et c'est ici que la représentation joue son rôle en ce qu'elle est à la fois le moyen de la puissance et sa fondation. D'où l'hypothèse générale qui sous-tend tout ce travail que le dispositif représentatif opère la transformation de la force en puissance, de la force en pouvoir, et cela deux fois, d'une part en modalisant la force en puissance et d'autre part en valorisant la puissance en état légitime et obligatoire, en la justifiant.
  Comment la représentation peut-elle opérer cette transformation ? D'un côté, la représentation met la force en signes (comme on met un bateau à l'eau) et, d'un autre, elle signifie la force dans le discours de la loi. Elle opère la substitution à l'acte extérieur où une force se manifeste pour annihiler une autre force dans une lutte à mort, des signes de la force qui n'ont besoin que d'être vus pour que la force soit crue. La représentation dans et par ses signes représente la force : délégations de force, les signes ne sont pas les représentants de concepts mais des représentants de force saisissables seulement dans leurs effets-représentants : l'effet-pouvoir de la représentation, c'est la représentation même.
  Mais qu'est-ce que le faire d'une force ? On peut le saisir en toute clarté dans le procès de lutte et d'affrontement d'une force contre une force et ce procès – même s'il s'agit d'une abstraction, elle a valeur d'un modèle idéal-typique d'intelligibilité – n'a d'autre objectif que l'anéantissement de la force adverse. Une force n'est force que par annihilation et, en ce sens, toute force est, dans son essence même, absolue, puisqu'elle n'est telle que d'anéantir toute autre force, que d'être sans extérieur, incomparable. Telle est la lutte à mort des forces que l'on trouve dans toute la réflexion politique sur les origines de l'État de Machiavel, de Hobbes ou de Pascal à Hegel ou Clausewitz, où lutter à mort signifie la montée à l'extrême, la tension à l'absolu de toute force.
  Dès lors, la mise en réserve de la force dans les signes qui est pouvoir sera à la fois la négation et la conservation de l'absolu de la force : négation, puisque la force ne s'exerce ni ne se manifeste, puisqu'elle est en paix dans les signes qui la signifient et la désignent ; conservation, puisque la force par et dans la représentation se donnera comme justice, c'est-à-dire comme loi obligatoirement contraignante sous peine de mort. Le pouvoir, c'est la tension à l'absolu de la représentation infinie de la force, le désir de l'absolu du pouvoir. Dès lors, la représentation (dont le pouvoir est l'effet) est à la fois l'accomplissement imaginaire de ce désir et son accomplissement réel différé. Dans la représentation qui est pouvoir, dans le pouvoir qui est représentation, le réel – si l'on entend par réel l'accomplissement toujours différé de ce désir – n'est autre que l'image fantastique dans laquelle le pouvoir se contemplerait absolu. S'il est de l'essence de tout pouvoir de tendre à l'absolu, il est dans sa réalité de ne jamais se consoler de ne pas l'être. La représentation (dont le pouvoir est l'effet et qui, en retour, le permet et l'autorise) serait le travail infini du deuil de l'absolu de la force. Elle opérerait la transformation de l'infinité d'un manque réel en l'absolu d'un imaginaire qui en tient lieu. Toute notre étude, entre son ouverture qui, avec Pascal, traite du rapport univoque entre les deux hétérogènes de la force et de la justice et son finale consacré, avec Pascal encore, à l'étrange figure de l'usurpateur légitime d'un royaume dont le roi s'était trouvé par hasard absent, vise à parcourir la transformation, dans des champs et sur des objets divers, de l'infini en absolu, des représentations infinies du prince dans l'absolu imaginaire du monarque. Tout ce travail tente, dans ce cadre philosophique, de tirer un portrait du roi (une représentation du pouvoir) qui soit le monarque même (le pouvoir comme représentation).
  Représenter, avons-nous dit, c'est faire revenir le mort comme s'il était présent et vivant, et c'est aussi redoubler le présent et intensifier la présence dans l'institution d'un sujet de représentation. Comment donc la représentation est-elle accomplissement du désir d'absolu qui anime l'essence de tout pouvoir, sinon en étant le substitut imaginaire de cet accomplissement, sinon en étant son image ? Le portrait du roi que le roi contemple lui offre l'icône du monarque absolu qu'il désire être au point de se reconnaître et de s'identifier par lui et en lui au moment même où le référent du portrait s'en absente. Le roi n'est vraiment roi, c'est-à-dire monarque, que dans des images. Elles sont sa présence réelle : une croyance dans l'efficacité et l'opérativité de ses signes iconiques est obligatoire, sinon le monarque se vide de toute sa substance par défaut de transsubstantiation et il n'en reste plus que le simulacre ; mais, à l'inverse, parce que ses signes sont la réalité royale, l'être et la substance du prince, cette croyance est nécessairement exigée par les signes eux-mêmes ; son défaut est à la fois hérésie et sacrilège, erreur et crime."

 

Louis Marin, Le Portrait du Roi, 1981, Éditions de Minuit, p. 9-13.


 

  "Le médiologue n'a pas les mêmes critères que l'historien. En valeur ontologique, il ne voit pas de césure fondamentale entre Louqsor, le Parthénon et les cathédrales. Les statues romanes incrustées d'or et de pierreries – comme la Majesté de Sainte-Foy – trillaient comme les statues chryséléphantines (or et ivoire) de la Grèce archaïque. L'œil d'un visiteur âgé de quelques milliers d'années aurait pu balayer, sans trop de surprise, un même bariolage habillant d'un chaud manteau de vie (sans rapport avec la froide blancheur dont le présent les a travestis) ces grès, ces marbres et ces albâtres. Ces idoles avaient l'incarnat et la brillance de la chair car elles étaient toutes des êtres agissant et parlant. Leur vue sollicitait d'abord l'hémisphère gauche du cerveau. Les pratiques du regard ne se calent pas sur notre calendrier chrétien. Elles enjambent notre an zéro comme notre « Moyen Âge » (terme au demeurant récusé par d'éminents historiens, Le Goff par exemple, ou, pour l'Italie, Armando Sapori). Nous savons qu'après le gain considérable du codex sur le volumen, les pratiques de lecture (acoustique, psalmodiée, semi-publique) et la culture textuelle ne connaissent pas non plus de changement significatif entre la Basse-Antiquité et le début de la Renaissance. Peut-on en dire autant de la culture visuelle, et aligner l'image païenne sur l'image chrétienne qui s'en est prétendue l'adversaire et même, sur le moment, la rigoureuse antithèse ?
  À première vue, il y a toute apparence que non. L'eidôlon polychrome et polythéiste est plus tourné vers le visible et ses splendeurs ; l'eikôn byzantine, moins éblouissante et plus sévère, regarde vers l'intérieur. On peut et on doit opposer ces deux types d'investissement du visible par l'invisible, deux modes de présence incompatibles de la divinité dans sa figuration. Le dieu païen est substantiellement visible et présent en son essence dans l'idole antique ; le Dieu chrétien, substantiellement invisible, n'est pas vraiment dans l'icône (comme le corps du Christ est dans l'hostie). Les Pères de l'Église ont fondé sur cette distinction entre présence immédiate et représentation médiatisée de véritables guerres d'extermination contre les idolâtres. Mais la différence entre l'icône permise et l'idole prohibée ne tient pas à l'image mais au culte qui lui est rendu. Les brutes, les idiots adorent un bout de bois pour lui-même au lieu de pratiquer la remontée au modèle extérieur, la traslatio ad prototypum. Alors que le bon chrétien ne confond pas, lui, le culte de dulie avec le culte de latrie. Ces différences sont assez réelles pour qu'on puisse césurer l'ère des idoles en périodes distinctes – archaïque, classique, chrétienne – mais pas assez, nous semble-t-il, pour en briser l'accolade générale. Entre le mythe d'Isis, dont nous parle Apulée, « jouissant de l'inexprimable volupté qui se dégage du simulacre de la divinité, parce qu'il ne voit pas la statue mais la déesse elle-même » (Métamorphoses. chap. 24) et Thérèse d'Avila en extase devant une image du Christ flagellé au Carmel de l'Incarnation, il n'y a pas de coupure majeure dans la psychologie du regard, quoi que les théologiens en disent : dans les deux cas, l'être divin se révèle en direct et en personne à travers son image. Antiquité tardive et Chrétienté ancienne ont d'ailleurs en commun d'admettre officiellement l'image miraculeuse, ou « acheiropoiète » (non faite de main d'homme). Dans l'Antiquité, elle tombait du Ciel. Sous la Chrétienté, elle vient des origines. C'est la Sainte Face de Laon, le saint Mandylion d'Édesse, comme plus tard, le Linceul de Turin. Point commun : l'empreinte vivante du Dieu vivant, exclusive de tout travail artistique. Ainsi du fac­similé de la Sainte Face, la seule empreinte du vi­ sage du Christ d'avant la Passion, incarnée par le Mandylion conformément à la légende (« Le Roi Abgar d'Édesse envoya un peintre pour qu'il fasse le portrait du Seigneur. Il en fut incapable, à cause de la splendeur éclatante de son visage. Alors le Seigneur posa lui-même un tissu sur son visage divin et vivifiant, et il y imprima son propre portrait »). De même les deux périodes ont-elles en commun l'indépendance de l'image sacrée par rapport au regard. Elle n'a pas toujours besoin d'être vue pour agir. Même si la Gorgone ne pétrifie que ceux qui la regardent, les créatures de Dédale, les statues archaïques, vivent leur vie dans le dos des humains. En régime « idole », la pratique de l'image n'est pas contemplative – et la perception ne fait pas critère. La puissance de l'image n'est pas dans sa vision mais dans sa présence. Une enluminure dans un manuscrit fermé, ou un Sacramentaire invisible dans une église, veille de loin sur les fidèles réunis. Un orthodoxe prie son icône les yeux fermés parce qu'il porte l'icône du Christ en lui. Le culte antique de la relique s'est transféré dans le culte chrétien de la statue miraculeuse et des reliques de saints. Le sang du martyr purifie par simple contact. Le seul voisinage a valeur propitiatoire, prophylactique ou sanctifiante. Une chambre funéraire devient chapelle par la présence de reliques. D'où « la thérapie par l'espace » (Dupront) qu'était le pèlerinage, et l'inhumation « ad sanctos », près de corps-indices qui ont capacité à libérer les fidèles du démon. Le repos des mort (qui, Grégoire de Nazianze l'assure, sentent et souffrent), et donc la tranquillité des vivants, dépend de l'endroit de leur sépulture. Et les fidèles placent dans les tombes « eau bénite, croix, livres saints, hosties, reliques ». Si cela n'est pas de la magie, qu'est-ce que la magie ?

  Les deux périodes en résumé s'apparentent par ceci que l'image visible est directement référée à l'invisible, et n'a de valeur que comme relais. De même que, dans la Cité des deux glaives, le spirituel l'emporte sur le temporel, dans la Cité des idoles, la chair le l'image compte moins que le Verbe qui l'habite. C'est l'Écriture qui légitime l'enluminure du missel, laquelle n'a pas d'existence propre. N'oublions pas enfin que l'idole du théologien est l'icône de la religion rivale (comme l'idéologie du publiciste est l'idée de son adversaire). L'idole est l'image d'un dieu qui n'existe pas – mais qui décide de cette inexistence ? Faux ou vrai, l'important est qu'il y ait, dedans ou derrière la figuration, du divin, c'est-à-dire de la puissance. Tel est le critère du rassemblement sous une ère unique : une image d'art « fait de l'effet » par métaphore. Une idole a de l'effet réellement et par nature."

 

Régis Debray, Vie et mort de l'image, 1992, Folio Essais, p. 306-310.


 

  "Nous pouvons aujourd'hui envisager que toute image est associée à plusieurs puissances.
  1. Toute image a une puissance de sensorialité. Semblable en cela au souvenir de « la petite madeleine » de Proust, chaque image est accompagnée d'un halo sensoriel qui s'y trouve plus ou moins réactivé, mais qui y est toujours présent. En ce sens, on peut dire que toute image, qui est d'abord liée à un état corporel, tend plus ou moins à le générer ou tout au moins à en retrouver le chemin.
 
2. Toute image a une puissance de mémoire. Cette puissance de mémoire concerne les différents domaines de la sensorialité, depuis la sensorialité viscérale jusqu'aux sens les plus impliqués dans la vie de relation, comme l'ouïe ou la vue. Il dépend, comme nous le verrons, de la mise en place des fonctions psychiques essentielles (en particulier de l'ordre de la « contenance ») que ces effets de mémoire soient perçus comme liés au passé ou bien confondus avec des perceptions actuelles.
 
3. Toute image a une puissance d'accomplissement de désir. C'est l'aspect sur lequel Freud a le plus insisté, pour qui l'image était d'abord un scénario psychique à travers lequel les représentations de désir passaient un compromis avec les interdits et la censure liés au surmoi. Toutefois, comme nous le verrons, cet accomplissement de désir concerne parfois non pas la réalisation fantasmatique d'un plaisir – éventuellement inconnu du sujet lui-même –, mais l'évitement d'un déplaisir.
  4. Toute image a une puissance d'action. Celle-ci consiste dans un acte ou dans la tendance à réaliser un acte. Cette potentialité donne à toute forme de conscience des potentialités gestuelles. Ces potentialités d'action font intervenir la mémoire dans ses diverses modalités, clivées ou réunies.
  5. Toute image a une puissance de sens. Toute image mobilise en effet chez l'homme des représentations de mots qui tendent à s'organiser en un ensemble signifiant."

 

Serge Tisseron, Psychanalyse de l'image, 1995, Introduction, Dunod, 2005, p. 28.


 

  "L'image n'est pas seulement ce qui indique un objet en le figurant sous une forme plus ou moins schématisée. Elle est aussi ce qui peut indiquer une direction à suivre, le sens d'un mouvement, une évolution nécessaire. Cette fonction concerne les trois types d'images distingués par Peirce, les indices, les icones et les symboles. Elle trouve une forme presque caricaturale avec les divers pictogrammes utilisés dans la signalétique moderne. Les dessins correspondant au « bar », aux « toilettes » ou aux « consignes à bagages » ne sont pas destinés à faire naître chez celui qui les déchiffre les images des lieux qui y sont évoqués. Ils sont destinés à en indiquer la direction afin de permettre à celui qui le souhaite de s'y rendre. Ainsi, ces images ne se définissent pas par leur capacité à faire naître une représentation, mais par celle de pouvoir mobiliser une potentialité d'action. Les pictogrammes ne s'accompagnent d'ailleurs pas chez celui qui les perçoit d`une représentation de l'objet qui y est figuré, mais d'une représentation de soi en train d'effectuer l'activité correspondante. Face au pictogramme indiquant un bar, je ne me représente pas le bar, mais je me vois en train de me désaltérer ou d'acheter un sandwich, et j'oriente mon chemin afin de pouvoir accomplir cette activité. Ainsi, de telles images ne sont pas porteuses de la représentation de l'objet qu'elles évoquent, mais de la représentation des actions qui y correspondent. Ces actions correspondent le plus souvent à un rapprochement, mais elles peuvent également consister en un éloignement, comme lorsqu'il s'agit de s'éloigner d`un danger.
  L'aspect le mieux reconnu des pouvoirs de transformation de l'image concerne son utilisation comme leurre. Les militaires le savent bien et ont abondamment utilisé les images pour détourner l'adversaire vers des cibles illusoires. Avec le développement des technologies électroniques, ces leurres de l'image ont pris une importance considérable, dont les médias ont largement rendu compte à propos de la guerre du Golfe. Mais, si nous remontons en amont, vers le règne animal, nous devons reconnaître que la problématique du leurre a toujours été au centre des pouvoirs de l'image. Les facultés de mimétisme animal sont basées sur le leurre, en particulier lorsqu'il s'agit pour une proie potentielle de détourner d'elle un prédateur. Mais s'engager dans la voie du « leurre » de l'image ne fait pourtant que substituer une erreur à une autre. Ce « leurre » de l'image n'est lui-même qu'un cas particulier du pouvoir général des images à induire des transformations. Celles-ci peuvent être réduites à un mouvement, comme de se rapprocher ou de s'éloigner d'un objet. Elles peuvent aussi concerner des opérations beaucoup plus complexes. […]

  Le pouvoir de transformation de l'image trouve son aboutissement dans l'utilisation magique de l'image. Certaines images ont le pouvoir de produire des transformations par contact, comme de guérir un malade par leur seul toucher ou même par leur seule vue. D'autres ont le pouvoir de produire des transformations à distance, comme d'attirer le gibier vers un piège ou de ramener vers soi un être cher. Ce qu'on appelle image « édifiante » possède également, sous une forme atténuée, de tels pouvoirs. Elle ne provoque en effet pas des transformations d'objets ou d`individus à leur insu, mais elle peut fonctionner comme point d`appui et de soutien pour des transformations désirées par un sujet. Enfin, l'image « pédagogique » participe elle aussi de tels pouvoirs sous une forme mineure. Avec l'image utilisée à des fins éducatives, il ne s`agit plus de transformer la personnalité entière d'un sujet, à son insu ou avec sa participation, mais seulement ses connaissances.
  La capacité de transformation des images leur donne encore bien d'autres pouvoirs. Elles peuvent en particulier indiquer non pas une transformation précise, mais seulement son sens. L'image pointe alors un au-delà dont seule la possibilité est désignée sans que son résultat soit anticipé. Tel est le cas de l'image inachevée non par accident, mais par calcul. Elle dénonce le leurre d'une ressemblance où serait censé être atteint son achèvement. L' « inachevé » appelle l'idée d'une création toujours en devenir. Image inachevée du monde. L'œuvre en ment de l'œuvre impose à son spectateur l`idée de son propre inachèvement. Ainsi, à travers l'œuvre inachevée, le monde, la création et son créateur sont renvoyés ensemble à un devenir permanent dans lequel tout état apparent se réduit à n'être qu`une étape intermédiaire dans une série infinie de transformations. L'inachevé agit ainsi comme médiateur capable d`imposer, par-delà le dessin de figures convenues ou quotidiennes, l'idée de l'infinitude de toutes choses. En renvoyant toute œuvre, toute création, et la vie humaine elle-même à un caractère d'inachèvement, l'œuvre inachevée dessine du même coup l'état purement spirituel de toute perfection. Alors que l'œuvre achevée indique une fin, l'œuvre inachevée indique un mouvement en même temps que son énigme. En elle s'impose l'absolu de tout devenir, celui d'une perfection surnaturelle. On peut ainsi opposer à la positivité de la ressemblance – qui a été à certaines époques considérées comme la valeur suprême de l'image – une positivité de l'inachèvement, qui étend ses effets à la fois du côté de l'œuvre et du côté de son modèle."

 

Serge Tisseron, Psychanalyse de l'image, 1995, chapitre 9, Dunod, 2005, p. 162-164.

 


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Date de création : 04/02/2025 @ 12:09
Dernière modification : 25/02/2025 @ 08:08
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