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Texte à méditer :  Aucune philosophie n'a jamais pu mettre fin à la philosophie et pourtant c'est là le voeu secret de toute philosophie.   Georges Gusdorf
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Figures philosophiques

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Hors des sentiers battus
L'utilité de l'image

  "L'œuvre d'art est un « lieu » où s'affronte diverses tendances d'une époque. L'essentiel [au XIVe siècle] est dans cet affrontement qui enlève à l'image son caractère d'icône expressive d'une vérité formulée en dehors de l'effort humain. Le nouveau monde de l'art, celui de Giotto, n'est pas le moins du monde réaliste, inspiré par l'observation fidèle, directe, de la nature ; c'est un monde de l'action humaine et de la causalité terrestre. Qu'il s'agisse de François[1], plus que réconcilié avec l'Eglise, ou de Scrovegni[2], rachetant par la mise en figure de ses principes de charité les excès d'une vie usuraire, le but de l'image est de manifester la volonté de l'homme à informer le réel en fonction de ses conduites. Nous sommes sortis de l'univers médiéval inspiré par des clercs désireux de présenter aux hommes les principes d'une vie orientée par mise en pratique d'une doctrine intangible. L'essor de l'art occidental est lié au développement d'une culture qui ne prétend plus déduire toute action des lois d'une vérité révélée, mais qui cherche à justifier certains aspects de la vie terrestre, à démontrer, par la présence tangible du miracle, la présence continue d'une divinité plus accessible dans ses leçons que dans une union mystique soustraite aux lois l'espace et du temps.
  On passe ainsi d'une doctrine de l'immanence symbolique à une pratique descriptive des cadres et des valeurs actives de la vie terrestre. Toute une série de solutions se font alors jour au cours du siècle, sans que soit mis en cause ce principe d'un art qui ne s'efforce plus de matérialiser une vision, mais de préciser l'efficacité et le contenu moral d'une action. À Florence, Pacino da Bonaguida nous montre l'arbre de la vie surgi du sol de la terre, théâtre de la faute originelle, et se perdant dans le ciel où les personnes évangéliques trônent suivant l'ordre établi par l'Eglise, cependant qu'à chaque branche se trouve fixé l'épisode qui confirme la légitimité de la pratique. À Sienne, de Martini à Sassetta, se développe un art du récit à épisode, grâce à l'utilisation de ce matériel d'objets figuratifs empruntés à toutes les traditions mais sélectionnés en fonction d'un nombre limité de valeurs, non plus allusives à des qualités mystiques de l'âme mais fixatrices de cadres circonstanciels de lieu et de temps – désert, ville, campagne, rocher – qui mettent en rapport les deux univers terrestre et légendaire. Tantôt, avec les Lorenzetti[3], apparaît ensuite la description directe du cadre de la vie. Tantôt, à Florence, sous l'impulsion des Dominicains se développe une iconographie du salut par les œuvres et non par la foi. On pourrait fixer certaines règles d'enchaînement des épisodes ; il existe une sorte de rhétorique du récit par les images enchaînées. Certains types de compositions reviennent avec autant de fixité que certains objets figuratifs. On assiste bien à l'élaboration d'un langage, l'effort créateur s'exerçant à la fois sur le plan de l'invention des éléments significatifs et sur celui de la liaison des épisodes.

  On voit, en particulier, se constituer alors deux types figuratifs destinés à une extraordinaire fortune. Le premier est la grande composition monumentale, comme à la chapelle des Epagnols de Sainte-Marie-Nouvelle à Florence, où les différentes compositions suggèrent des lieux différents tantôt abstraits tantôt pittoresques, et où la fiction de l'espace unitaire et absolu de Byzance a entièrement disparu. Le second est le grand ensemble décoratif de moyenne dimension, où des saints 'alignent dans les cadres d'une structure architecturale de retable et où les épisodes sont renvoyés à la prédelle, maintien en somme de la tradition siennoise du Paliotto de saint Pierre et de la Maestà de Duccio, des saints François de la chapelle Bardi ou de Berlinghieri pour le domaine toscan. Il s'agit, en tout cas, de thèmes de piété visualisés et projetés dans des actes – des temps – et dans des épisodes – des lieux – imaginaires par des publics particuliers. L'image n'est plus ici un double de l'immanence, elle ne remplace pas une vision ; elle définit une conduite, informe le réel ; elle ne possède pas une valeur symbolique, elle rassemble les termes d'une problématique de l'imaginaire, d'un langage humain articulé et ordonné. Le temps et l'espace s'y intègrent non comme des valeurs absolues, mais en fonction de la réflexion personnelle de l'artiste et de la mémoire collective d'un groupe donné. Des événements qui n'ont pas eu lieu dans les temps évangéliques y jouent un rôle déterminant. Le prototype a cédé la place aux modèles et aux constitués en fonction de valeurs actuelles. Les motifs relient les épisodes ; les éléments du souvenir se précisent en fonction des lois d'organisation du champ figuratif et non plus en fonction de la cohésion du mythe ; le monde allégorique des histoires procède de l'association de l'antique au romanesque et à l'histoire laïque. Le XIVe siècle italien propose donc une nouvelle peinture qui illustre la présence dans le monde de la morale chrétienne. Elle prône l'action sociale et la voie du salut pour tous ; mais elle persuade par appel à l'imagination en montrant l'action du Christ dans le monde des vivants. Il y a transfert du lieu figuratif de l'empyrée à l'actuel ; il y a transfert du temps absolu à l'expérience individuelle. Le fondement de l'art passe de la pensée dans la connaissance. L'image ne coïncide plus avec la vision, mais avec l'expérience. L'art n'est plus révélation mais fabulation ; l'événement remplace la cause unique. On ne cherche pas la figure spatiale de l'éternel mais celle de la terre."

 

Pierre Francastel, "Valeurs socio-psychologiques de l'espace-temps figuratif", 1963, in L'Image, la vision et l'imagination, Denoël/Gonthier, 1983, p. 115-117.


[1] François d'Assise (1181-1226) est un religieux catholique italien fondateur de l'ordre des Frères mineurs (également appelés franciscains), en 1210, caractérisé par une sequela Christi dans la prière, la joie, la pauvreté, l'évangélisation et l'amour de la Création divine.
[2] Enrico Scrovegni est un banquier et prêteur qui a vécu à Padoue dans la seconde moitié du XIIIe siècle. Mécène, il est connu comme le commanditaire de Giotto, demandant au grand peintre de réaliser des fresques dans l'église de l'Arena de Padoue c.1303-5, connue usuellement sous l'appellation chapelle des Scrovegni.
[3] Les Lorenzetti sont deux frères, peintres de l'école siennoise, et actif dans la première moitié du XIVe siècle.


 

  "L'image n'est pas seulement ce qui indique un objet en le figurant sous une forme plus ou moins schématisée. Elle est aussi ce qui peut indiquer une direction à suivre, le sens d'un mouvement, une évolution nécessaire. Cette fonction concerne les trois types d'images distingués par Peirce, les indices, les icones et les symboles. Elle trouve une forme presque caricaturale avec les divers pictogrammes utilisés dans la signalétique moderne. Les dessins correspondant au « bar », aux « toilettes » ou aux « consignes à bagages » ne sont pas destinés à faire naître chez celui qui les déchiffre les images des lieux qui y sont évoqués. Ils sont destinés à en indiquer la direction afin de permettre à celui qui le souhaite de s'y rendre. Ainsi, ces images ne se définissent pas par leur capacité à faire naître une représentation, mais par celle de pouvoir mobiliser une potentialité d'action. Les pictogrammes ne s'accompagnent d'ailleurs pas chez celui qui les perçoit d`une représentation de l'objet qui y est figuré, mais d'une représentation de soi en train d'effectuer l'activité correspondante. Face au pictogramme indiquant un bar, je ne me représente pas le bar, mais je me vois en train de me désaltérer ou d'acheter un sandwich, et j'oriente mon chemin afin de pouvoir accomplir cette activité. Ainsi, de telles images ne sont pas porteuses de la représentation de l'objet qu'elles évoquent, mais de la représentation des actions qui y correspondent. Ces actions correspondent le plus souvent à un rapprochement, mais elles peuvent également consister en un éloignement, comme lorsqu'il s'agit de s'éloigner d`un danger.
  L'aspect le mieux reconnu des pouvoirs de transformation de l'image concerne son utilisation comme leurre. Les militaires le savent bien et ont abondamment utilisé les images pour détourner l'adversaire vers des cibles illusoires. Avec le développement des technologies électroniques, ces leurres de l'image ont pris une importance considérable, dont les médias ont largement rendu compte à propos de la guerre du Golfe. Mais, si nous remontons en amont, vers le règne animal, nous devons reconnaître que la problématique du leurre a toujours été au centre des pouvoirs de l'image. Les facultés de mimétisme animal sont basées sur le leurre, en particulier lorsqu'il s'agit pour une proie potentielle de détourner d'elle un prédateur. Mais s'engager dans la voie du « leurre » de l'image ne fait pourtant que substituer une erreur à une autre. Ce « leurre » de l'image n'est lui-même qu'un cas particulier du pouvoir général des images à induire des transformations. Celles-ci peuvent être réduites à un mouvement, comme de se rapprocher ou de s'éloigner d'un objet. Elles peuvent aussi concerner des opérations beaucoup plus complexes. […]

  Le pouvoir de transformation de l'image trouve son aboutissement dans l'utilisation magique de l'image. Certaines images ont le pouvoir de produire des transformations par contact, comme de guérir un malade par leur seul toucher ou même par leur seule vue. D'autres ont le pouvoir de produire des transformations à distance, comme d'attirer le gibier vers un piège ou de ramener vers soi un être cher. Ce qu'on appelle image « édifiante » possède également, sous une forme atténuée, de tels pouvoirs. Elle ne provoque en effet pas des transformations d'objets ou d`individus à leur insu, mais elle peut fonctionner comme point d`appui et de soutien pour des transformations désirées par un sujet. Enfin, l'image « pédagogique » participe elle aussi de tels pouvoirs sous une forme mineure. Avec l'image utilisée à des fins éducatives, il ne s`agit plus de transformer la personnalité entière d'un sujet, à son insu ou avec sa participation, mais seulement ses connaissances.
  La capacité de transformation des images leur donne encore bien d'autres pouvoirs. Elles peuvent en particulier indiquer non pas une transformation précise, mais seulement son sens. L'image pointe alors un au-delà dont seule la possibilité est désignée sans que son résultat soit anticipé. Tel est le cas de l'image inachevée non par accident, mais par calcul. Elle dénonce le leurre d'une ressemblance où serait censé être atteint son achèvement. L' « inachevé » appelle l'idée d'une création toujours en devenir. Image inachevée du monde. L'œuvre en ment de l'œuvre impose à son spectateur l`idée de son propre inachèvement. Ainsi, à travers l'œuvre inachevée, le monde, la création et son créateur sont renvoyés ensemble à un devenir permanent dans lequel tout état apparent se réduit à n'être qu`une étape intermédiaire dans une série infinie de transformations. L'inachevé agit ainsi comme médiateur capable d`imposer, par-delà le dessin de figures convenues ou quotidiennes, l'idée de l'infinitude de toutes choses. En renvoyant toute œuvre, toute création, et la vie humaine elle-même à un caractère d'inachèvement, l'œuvre inachevée dessine du même coup l'état purement spirituel de toute perfection. Alors que l'œuvre achevée indique une fin, l'œuvre inachevée indique un mouvement en même temps que son énigme. En elle s'impose l'absolu de tout devenir, celui d'une perfection surnaturelle. On peut ainsi opposer à la positivité de la ressemblance – qui a été à certaines époques considérées comme la valeur suprême de l'image – une positivité de l'inachèvement, qui étend ses effets à la fois du côté de l'œuvre et du côté de son modèle."

 

Serge Tisseron, Psychanalyse de l'image, 1995, chapitre 9, Dunod, 2005, p. 162-164.

 


Date de création : 04/02/2025 @ 17:45
Dernière modification : 04/02/2025 @ 17:45
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