"Imiter est naturel aux hommes et se manifeste dès leur enfance (l'homme diffère des autres animaux en ce qu'il est très apte à l'imitation [mimêtikôtaton] et c'est au moyen de celle-ci qu'il acquiert ses premières connaissances). Et tous les hommes prennent plaisir aux imitations.
Un indice est ce qui se passe dans la réalité : des êtres dont l'original fait peine à la vue, nous aimons à en contempler l'image exécutée avec la plus grande exactitude ; par exemple les formes des animaux les plus vils et des cadavres.
Une raison en est encore qu'apprendre est très agréable non seulement aux philosophes mais pareillement aussi aux autres hommes ; seulement ceux-ci n'y ont qu'une faible part. On se plaît à la vue des images parce qu'on apprend en les regardant et on déduit ce que représente chaque chose, par exemple que cette figure c'est un tel. Si on n'a pas vu auparavant l'objet représenté, ce n'est plus comme imitation que l'œuvre pourra plaire, mais à raison de l'exécution, de la couleur ou d'une autre cause de ce genre."
Aristote, Poétique, 1448 b 6-19, tr. fr. Jean Hardy, Les Belles Lettres.
"Nul mieux qu'Eddington n'a compris la valeur des rectifications successives des divers schémas atomiques. Après avoir rappelé le schéma proposé par Bohr qui assimilait le système atomique à un système planétaire en miniature, Eddington prévient qu'on ne doit pas prendre cette description trop à la lettre : « Les orbites peuvent difficilement se rapporter à un mouvement réel dans l'espace, car on admet généralement que la notion ordinaire d'espace cesse de s'appliquer à l'intérieur de l'atome ; et l'on n'a pas non plus, de nos jours, le moindre désir d'insister sur le caractère de soudaineté ou de discontinuité qu'implique le mot saut. On constate également que l'électron ne peut pas être localisé de la manière qu'entraînerait cette image. En résumé, le physicien dresse un plan soigné de l'atome, puis le jeu de son esprit critique le conduit à supprimer l'un après l'autre chaque détail. Ce qui subsiste est l'atonie de la physique moderne ! »[1] Nous exprimerions les mêmes pensées autrement. Il ne nous semble pas, en effet, qu'on puisse comprendre l'atome de la physique moderne sans évoquer l'histoire de son imagerie, sans reprendre les formes réalistes et les formes rationnelles, sans en expliciter le profil épistémologique. L'histoire des divers schémas est ici un plan pédagogique inéluctable. Par quelque côté, ce qu'on retranche de l'image doit se trouver dans le concept rectifié. Nous dirions donc volontiers que l'atome est exactement la somme des critiques auxquelles on soumet son image première. La connaissance cohérente est un produit, non pas de la raison architectonique, mais de la raison polémique. Par ses dialectiques et ses critiques, le surrationalisme détermine en quelque manière un surobjet. Le surobjet est le résultat d'une objectivation critique, d'une objectivité qui ne retient de l'objet que ce qu'elle a critiqué. Tel qu'il apparaît dans la microphysique contemporaine, l'atome est le type même du surobjet. Dans ses rapports avec les images, le surobjet est très exactement la non-image. Les intuitions sont très utiles : elles servent à être détruites. En détruisant ses images premières, la pensée scientifique découvre ses lois organiques. On révèle le noumène en dialectisant un à un tous les principes du phénomène. Le schéma de l'atome proposé par Bohr il y a un quart de siècle a, dans ce sens, agi comme une bonne image : il n'en reste plus rien. Mais il a suggéré des non assez nombreux pour garder un rôle pédagogique indispensable dans toute initiation. Ces non se sont heureusement coordonnés ; ils constituent vraiment la microphysique contemporaine."
Gaston Bachelard, La Philosophie du non, 1940, chapitre VI, 2, 138-140.
[1] EDDINGTON, Nouveaux sentiers de la science, trad., p. 337.
"La sagesse populaire a maintes fois exprimé 1'importance de l'imagination pour la santé même de l'individu, pour l'équilibre et la richesse de sa vie intérieure. Certaines langues modernes continuent de plaindre celui qui « manque d'imagination », comme un être borné, médiocre, triste, malheureux. Les psychologues, au premier rang desquels C. G. Jung, ont montré à quel point les drames du monde moderne dérivent d'un déséquilibre profond de la psyché, aussi bien individuelle que collective, provoqué en bonne partie par une stérilisation croissante de l'imagination. « Avoir de l'imagination », c'est jouir d'une richesse intérieure, d'un flux ininterrompu et spontané d'images. Mais spontanéité ne veut pas dire invention arbitraire. Étymologiquement, « imagination » est solidaire d'imago, « représentation, imitation » et d'imitor, « imiter, reproduire ». Pour une fois, l'étymologie fait écho aussi bien aux réalités psychologiques qu'à la vérité spirituelle. L'imagination imite des modèles exemplaires – les Images – les reproduit, les réactualise, les répète sans fin. Avoir de l'imagination, c'est voir le monde dans sa totalité ; car c'est le pouvoir et la mission des Images de montrer tout ce qui demeure réfractaire au concept. On s'explique dès lors la disgrâce et la ruine de l'homme qui « manque d'imagination » : il est coupé d la réalité profonde de la vie et de sa propre âme."
Mircea Eliade, Images et symboles, 1952, Avant-propos, Gallimard tel, 1990, p. 23-24.
"On peut construire la ou les géométries sans aucun appel à l'intuition imagée (ce qui ne signifie pas aucun appel à l'intuition opératoire, qui est au contraire indispensable) : dans les célèbres axiomatisations de D. Hilbert, il n'est question que de logique et d'un certain nombre d'axiomes à signification opératoire, mais sans qu'aucune image soit nécessaire à la démonstration.
Cela est un premier fait, qui marque les limites de l'image, son absence de valeur de vérité et, comme nous y reviendrons encore, son caractère symbolique. Mais si, du domaine de la vérité ou de la démonstration on passe à celui de l'heuristique, donc du fonctionnement et non plus de la structure normative, il est au contraire évident que l'image joue chez le géomètre un rôle de premier plan et que de parvenir à « voir » et pas seulement à concevoir l'ensemble des transformations d'un système (d'un « groupe fondamental » par exemple) conduit bien davantage à découvrir ou à inventer. Or, l'image y est notoirement inadéquate, et personne ne le conteste. Non seulement elle manque le continu, mais elle ne porte que sur des figures ou des êtres singuliers, exemplaires certes mais sans généralisation en tant qu'imagés. Si elle est si utile c'est donc qu'elle sert de tremplin à la déduction et que grâce à son symbolisme elle permet d'esquisser ce que la construction opératoire prolonge et mène à chef."
Jean Piaget et Bärbel Inhelder, L'Image mentale chez l'enfant, 1966, Conclusions générales, PUF, 1966, p. 445-446.
"Toute connaissance représentative (ce terme étant pris au sens large de pensée, par opposition aux connaissances sensori-motrice ou perceptives) suppose la mise en œuvre d'une fonction symbolique, qu'il vaudrait d'ailleurs mieux appeler « sémiotique » car elle recouvre à la fois les « signes », arbitraires et sociaux, et les « symboles », qui sont à la fois motivés (ressemblance entre le symbolisant et le symbolisé) et aussi bien individuels (jeu symbolique, rêve, etc.) que sociaux. Sans cette fonction sémiotique la pensée ne saurait, en effet, être formulée, donc mise en forme intelligible, ni pour autrui, ni pour soi-même (langage intérieur, etc.).
Or, il est deux raisons fondamentales pour lesquelles le système collectif des signes, ou langage, ne suffit pas à rendre tous les services qu'exige la fonction sémiotique et doit donc être complété par un système de symboles imagés.
La première de ces raisons, est déjà essentielle, mais peut-être moins importante quoique plus générale que la seconde, est que les signes sont toujours sociaux. Or, il est un très grand nombre d'expériences individuelles que le langage traduit mal, parce que trop abstrait en tant que commun à tous les individus. C'est pourquoi, même en parlant, l'individu concrétise le sens des mots qu'il emploie au moyen d'un système d'images individuelles. L'un de nous a demandé à un auditoire d'étudiants en psychologie, dont plusieurs doutaient du caractère symbolique de l'image, de bien vouloir indiquer, chacun pour soi, comment ils se représentaient la suite des nombres entiers. Le résultat a été stupéfiant par sa variété et sa richesse : rangée de bâtons verticaux de mêmes hauteurs ou de hauteurs croissantes, disques empilés, points successifs, escaliers réguliers ou avec paliers pour les dizaines, etc., courbes en zigzags, etc. Autrement dit, à des concepts rigoureusement semblables d'un individu à l'autre et à un vocabulaire rigoureusement unifié, correspondaient des images individuelles innombrables, qui concrétisaient pour chacun ce qui aurait pu sembler a priori complètement inutile d'exprimer mais qui devait bien jouer un rôle fonctionnel de facilitation. À combien plus forte raison en sera-t-il pour des concepts ou des mots moins triviaux.
La seconde raison justifiant la nécessité d'un symbolisme imagé dont la fonction est bien distincte de celle des signes verbaux est que le langage, à côté de toute sa portée affective, ne désigne, dans le domaine cognitif, que des concepts (classes, relations, nombres, liaisons ou foncteurs propositionnels, etc.) ou des individus mais en tant que termes de classes singulières ou de relations (mon père, Édouard VII, etc.). Or, il est un immense domaine que le langage est inapte à décrire, sinon par mille détours compliqués : c'est celui de tout ce qui est perçu actuellement mais surtout de tout ce qui a été perçu dans le milieu extérieur ou dans les actions propres et qu'il s'agit de ne point laisser perdre. Il peut être en effet nécessaire ou utile de le communiquer à autrui (ici seul le langage reste à disposition, lorsque l'expression graphique n'est pas utilisée, celle-ci étant bien supérieure, mais appartenant déjà au domaine de l'image), mais il est surtout indispensable d'en conserver une partie dans la mémoire, à des fins d'adaptations multiples. Il est donc évident que si l'on veut évoquer par la pensée ce qui a été perçu, il faut doubler le système des signes verbaux par un système de symboles images, puisqu'on ne saurait penser sans instruments sémiotiques : l'image est donc un symbole parce qu'elle constitue l'instrument sémiotique nécessaire pour évoquer et penser le perçu."
Jean Piaget et Bärbel Inhelder, L'Image mentale chez l'enfant, 1966, Conclusions générales, PUF, 1966, p. 446-448.
"La science travaille à mieux « voir » (voir et savoir), à annexer l'infiniment petit comme l'infiniment grand, donc à se le « représente ». Déjà la seule et simple carte réussit un exploit : à l'aide de quelques traits et de symboles convenus, elle sait écrire et inscrire, à l'intérieur d'un mince périmètre, une quantité imposante de résultats. En même temps, elle les met en corrélation. Assurément, il ne suffit pas de regarder ce tableau : il convient d'apprendre à le déchiffrer, sinon à l'interpréter. Mais n'est-ce pas un premier succès que de pouvoir silhouetter un vaste ensemble (de multiples flux, de productions ou de données), en même temps que de les ramasser tous ?
On reprochait à l'image, l'accusée, sa pauvreté : elle ne contenait d'abord que ce qu'on avait mis en elle – elle n'ajoute rien, elle ne peut que dégrader –, le reproche sartrien. On soulignait aussi son statisrne (« son être là ») et une globalité qui en imposait trop. Tous ces griefs tombent d'eux-mêmes : manipulable, mobile, vivante, elle permet « la simulation », découvre et annonce.
Il faut donc fêter l'image. Elle n'a été que trop traquée et diminuée. On l'a dénigrée...
Ne la fétichisons pas. Un tel pouvoir cache des dangers mais quel remède ne tue pas ? Tout médicament côtoie le poison. L'intellectuel revient aussitôt à la charge. Voici son argument : à scruter les cartes d'un jeu, vous ne saurez jamais les règles – conventionnelles et abstraites – de son fonctionnement. Mais si ! il suffit d'assister à la partie. Mettons seulement un peu de mobilité dans le défilé de ces images et nous parviendrons à saisir les stratégies comme les principes qui président aux échanges, on ne sort pas de l'éternel procès, de la charge. Autre plaidoirie : l'image met à plat, donc elle aplatit : elle appauvrit. Mais ne confondons pas alors le plan et le plat ? Le dessin enferme des reliefs et du tridimensionnel. Chaque fragment en inclut aussi d'autres : on sait discerner des images dans le moindre d'entre eux, inépuisable.
[...] Abreuvons-nous des images multiples, informantes et heuristiques. Elles découvrent ce qui nous échappait, extériorisent le caché et chassent les « arrière-mondes » puisque, grâce à elles, il n'y en a plus Non pas magie ou folie par l'image, mais épiphanie."
François Dagognet, Introduction à Image et science, Éd. BPI-Centre Georges-Pompidou, 1985, p. 12-13.