"Ce qui dans une société est conforme au droit, ce qui est juste, est formulé par la Loi.
Quelle que soit la loi, le devoir de tout citoyen loyal est de la respecter. Ainsi l'esprit de légalité de la vieille Angleterre est célèbre. Que l'on rapproche de ce respect de la loi le mot d'Euripide (Oreste, 412) : « Nous servons les dieux quels qu'ils soient. » La Loi quelle qu'elle soit, Dieu quel qu'il soit, nous en sommes encore là aujourd'hui.
On s'efforce de distinguer la Loi de l'ordre arbitraire, ukase, ordonnance ou décret, en disant que la première émane d'une autorité légitime. Mais toute loi qui régit des actions humaines (loi morale, loi de l'État, etc.) est l'expression d'une volonté, et, par conséquent, un ordre. Oui, si même c'était moi qui me donnais ces lois, elles ne seraient encore que des ordres que je me serais donnés et auxquels je pourrais un instant après refuser d'obéir. Chacun est libre de déclarer que telle chose lui convient, de s'interdire ensuite par une loi de faire le contraire et de considérer comme son ennemi quiconque transgresse cette loi ; mais nul n'a d'ordres à me donner, nul ne peut me prescrire ce que j'ai à faire et m'en faire une loi. Je dois bien accepter qu'il me traite en ennemi, mais jamais je ne tolérerai qu'il use de moi comme de sa créature et qu'il me fasse une règle de sa raison ou de sa déraison."
Max Stirner, L'Unique et sa propriété, 1844, tr. fr. Robert L. Reclaire, Éditions Stock, 1900, p. 232.
"Ce qui dans une société est conforme au droit, ce qui est juste, est formulé par la Loi.
Quelle que soit la loi, le devoir de tout citoyen loyal est de la respecter. Ainsi l'esprit de légalité de la vieille Angleterre est célèbre. Que l'on rapproche de ce respect de la loi le mot d'Euripide (Oreste, 412) : « Nous servons les dieux quels qu'ils soient. » La Loi quelle qu'elle soit, Dieu quel qu'il soit, nous en sommes encore là aujourd'hui.
On s'efforce de distinguer la Loi de l'ordre arbitraire, ukase, ordonnance ou décret, en disant que la première émane d'une autorité légitime. Mais toute loi qui régit des actions humaines (loi morale, loi de l'État, etc.) est l'expression d'une volonté, et, par conséquent, un ordre. Oui, si même c'était moi qui me donnais ces lois, elles ne seraient encore que des ordres que je me serais donnés et auxquels je pourrais un instant après refuser d'obéir. Chacun est libre de déclarer que telle chose lui convient, de s'interdire ensuite par une loi de faire le contraire et de considérer comme son ennemi quiconque transgresse cette loi ; mais nul n'a d'ordres à me donner, nul ne peut me prescrire ce que j'ai à faire et m'en faire une loi. Je dois bien accepter qu'il me traite en ennemi, mais jamais je ne tolérerai qu'il use de moi comme de sa créature et qu'il me fasse une règle de sa raison ou de sa déraison.
Les États ne peuvent subsister qu'à condition qu'il y ait une volonté souveraine, considérée comme traduisant la volonté individuelle. La volonté du maître est — la Loi. À quoi te servent tes lois, si personne ne les suit ? tes ordres, si personne ne se les laisse imposer ? L'État ne peut renoncer à la prétention de régner sur la volonté de l'individu, de compter et de spéculer dessus. Il lui est absolument indispensable que nul n'ait de volonté propre ; celui qui en aurait une, l'État serait obligé de l'exclure (emprisonner, bannir, etc.), et si tous en avaient une, ils supprimeraient l'État. On ne peut concevoir l'État sans la domination et la servitude, car l'État doit nécessairement vouloir être le maître de tous ses membres, et cette volonté porte le nom de volonté de l'État.
Celui qui doit, pour exister, compter sur le manque de volonté des autres est tout bonnement un produit de ces autres, comme le maître est un produit du serviteur. Si la soumission venait à cesser, c'en serait fait de la domination.
Ma volonté d'individu est destructrice de l'État ; aussi la flétrit-il du nom d'indiscipline. La volonté individuelle et l'État sont des puissances ennemies, entre lesquelles aucune « paix éternelle » n'est possible. Tant que l'État se maintient, il proclame que la volonté individuelle, son irréconciliable adversaire, est déraisonnable, mauvaise, etc. Et la volonté individuelle se laisse convaincre, ce qui prouve qu'elle l'est en effet ; elle n'a pas encore pris possession d'elle-même, ni pris conscience de sa valeur ; aussi est-elle encore incomplète, malléable, etc.
Tout État est despotique, que le despote soit un, qu'il soit plusieurs, ou que (et c'est ainsi qu'on peut se représenter une république), tous étant maîtres, l'un soit le despote de l'autre. Ce dernier cas se présente, par exemple, lorsque, à la suite d'un vote, une volonté exprimée par une assemblée du peuple devient pour l'individu une loi à laquelle il doit obéissance ou à laquelle son devoir est de se conformer. Imaginez même le cas où chacun des individus composant le peuple aurait exprimé la même volonté, supposez qu'il y ait eu parfaite « unanimité » : la chose reviendrait encore au même. Ne serais-je pas lié, aujourd'hui et toujours, à ma volonté d'hier ? Ma volonté dans ce cas serait immobilisée, paralysée. Toujours cette malheureuse stabilité ! Un acte de volonté déterminé, ma création, deviendrait mon maître ! Et moi qui ai voulu, moi le créateur, je me verrais entravé dans ma course sans pouvoir rompre mes liens ? Parce que j'étais hier un fou, j'en devrais être un toute ma vie ? Ainsi donc, être l'esclave de moi-même est ce que je puis attendre de mieux — je pourrais tout aussi bien dire de pire — de ma participation à la vie de l'État. Parce que hier j'ai voulu, aujourd'hui je n'aurai plus de volonté ; maître hier, je serai aujourd'hui esclave.
Quel remède à cela ? Un seul : ne reconnaître aucun devoir, c'est-à-dire ne pas me lier et ne pas me regarder comme lié. Si je n'ai pas de devoir, je ne connais pas non plus de loi.
« Mais on me liera ! » — Personne ne peut enchaîner ma volonté, et je resterai toujours libre de ne pas vouloir."
Max Stirner, L'Unique et sa propriété, 1844, tr. fr. Robert L. Reclaire, Éditions Stock, 1900, p. 232-234.
"Roi, président, directoire, comité, assemblée populaire, n'importe, il faut au pouvoir des règles de conduite : sans cela, comment parviendra-t-il à établir parmi ses sujets une discipline ? Comment les citoyens se conformeront-ils à l'ordre, si l'ordre ne leur est pas notifié ; si, à peine notifié, il est révoqué ; s'il change d'un jour à l'autre, et d'heure à heure ?
Donc le Gouvernement devra faire des lois, c'est-à-dire s'imposer à lui-même des limites : car tout ce qui est règle pour le citoyen, devient limite pour le prince. Il fera autant de lois qu'il rencontrera d'intérêts : et puisque les intérêts sont innombrables, que les rapports naissant les uns des autres se multiplient à l'infini, que l'antagonisme est sans fin ; la législation devra fonctionner sans relâche. Les lois, les décrets, les édits, les ordonnances, les arrêtés, tomberont comme grêle sur le pauvre peuple. […]
Le Gouvernement remplit, dit-on, dans la Société le rôle de père : or, quel père s'avisa jamais de faire un pacte avec sa famille ? d'octroyer une charte à ses enfants ? de faire une balance des pouvoirs entre lui et leur mère ? Le chef de famille est inspiré, dans son gouvernement, par son cœur ; il ne prend pas le bien de ses enfants, il les nourrit de son propre travail ; guidé par son amour, il ne prend conseil que de l'intérêt des siens et des circonstances ; sa loi c'est sa volonté, et tous, la mère et les enfants, y ont confiance. Le petit état serait perdu, si l'action paternelle rencontrait la moindre opposition, si elle était limitée dans ses prérogatives, et déterminée à l'avance dans ses effets. Eh quoi ! serait-il vrai que le Gouvernement n'est pas un père pour le peuple, puisqu'il se soumet à des règlements, qu'il transige avec ses sujets, et se fait le premier esclave d'une raison qui, divine ou populaire, n'est pas la sienne ?
S'il en était ainsi, je ne vois pas pourquoi je me soumettrais moi-même à la loi. Qui est-ce qui m'en garantit la justice, la sincérité ? D'où me vient-elle ? Qui l'a faite ? Rousseau enseigne en propres termes que, dans un gouvernement véritablement démocratique et libre, le citoyen, en obéissant à la loi, n'obéit qu'à sa propre volonté. Or, la loi a été faite sans ma participation, malgré mon dissentiment absolu, malgré le préjudice qu'elle me fait souffrir. L'État ne traite point avec moi ; il n'échange rien : il me rançonne. Où donc est le lien, lien de conscience, lien de raison, lien de passion ou d'intérêt, qui m'oblige ?
Mais que dis-je ? des lois à qui pense par soi-même, et ne doit répondre que de ses propres actes ! des lois à qui veut être libre, et se sent fait pour le devenir ? Je suis prêt à traiter, mais je ne veux pas de lois ; je n'en reconnais aucune ; je proteste contre tout ordre qu'il plaira à un pouvoir de prétendue nécessité d'imposer à mon libre arbitre. Des lois ! On sait ce qu'elles sont et ce qu'elles valent. Toiles d'araignées pour les puissants et les riches, chaînes qu'aucun acier ne saurait rompre pour les petits et les pauvres, filets de pêche entre les mains du Gouvernement.
Vous dites qu'on fera peu de lois, qu'on les fera simples, qu'on les fera bonnes. C'est encore une concession. Le Gouvernement est bien coupable, s'il avoue ainsi ses torts ! Sans doute, pour l'instruction du législateur et l'édification du Peuple, il fera graver sur le fronton du Palais Législatif ce vers latin qu'avait écrit sur la porte de sa cave un curé de Bourgogne, comme un avertissement à son zèle bachique :
Pastor, ne noceant, bibe pauca, sed optima, vina ! [Berger, de peur qu'ils ne te fassent du mal, bois quelques vins, mais les meilleurs !]
Des lois en petit nombre, des lois excellentes ! Mais c'est impossible. Le Gouvernement ne doit-il pas régler tous les intérêts, juger toutes les contestations ? Or, les intérêts sont, par la nature de la société, innombrables, les rapports variables et mobiles à l'infini : comment est-il possible qu'il ne se fasse que peu de lois ? comment seraient-elles simples ? comment la meilleure loi ne serait-elle pas bientôt détestable ?
On parle de simplification. Mais si l'on peut simplifier en un point, on peut simplifier en tous ; au lieu d'un million de lois, une seule suffit. Quelle sera cette loi ? Ne faites pas à autrui ce que vous ne voulez pas qu'on vous fasse ; faites à autrui comme vous désirez qu'il vous soit fait. Voilà la loi et les prophètes. Mais il est évident que ce n'est plus une loi, c'est la formule élémentaire de la justice, la règle de toutes les transactions."
Pierre-Joseph Proudhon, Idée générale de la révolution au XIXe siècle, 1851, 4e étude, Garnier frères, 1851, p. 147-150.