"L'homme est le seul animal qui doit travailler. Il lui faut d'abord beaucoup de préparation pour en venir à jouir de ce qui est supposé par sa conservation. La question de savoir si le Ciel n'aurait pas pris soin de nous avec plus de bienveillance, en nous offrant toutes les choses déjà préparées, de telle sorte que nous ne serions pas obligés de travailler, doit assurément recevoir une réponse négative : l'homme, en effet, a besoin d'occupations et même de celles qui impliquent une certaine contrainte. Il est tout aussi faux de s'imaginer que si Adam et Eve étaient demeurés au Paradis, ils n'auraient rien fait d'autre que d'être assis ensemble, chanter des chants pastoraux et contempler la beauté de la nature. L'ennui les eût torturés tout aussi bien que d'autres hommes dans une situation semblable.
L'homme doit être occupé de telle manière qu'il soit rempli par le but qu'il a devant les yeux, si bien qu'il ne se sente plus lui-même et que le meilleur repos soit pour lui celui qui suit le travail. Ainsi l'enfant doit être habitué à travailler. Et où donc le penchant au travail doit-il être cultivé, si ce n'est à l'école ? L'école est une culture par contrainte. Il est extrêmement mauvais d'habituer l'enfant à tout regarder comme un jeu. Il doit avoir du temps pour ses récréations, mais il doit aussi y avoir pour lui un temps où il travaille. Et si l'enfant ne voit pas d'abord à quoi sert cette contrainte, il s'avisera plus tard de sa grande utilité."
Emmanuel Kant, Réflexions sur l'éducation, 1776-1786, tr. fr. Alexis Philonenko, Vrin, 1987, p. 110-111.
"On peut distinguer les hommes des animaux par la conscience, par la religion et par tout ce que l'on voudra. Eux-mêmes commencent à se distinguer des animaux dès qu'ils commencent à produire leurs moyens d'existence, pas en avant qui est la conséquence même de leur organisation corporelle. En produisant leurs moyens d'existence, les hommes produisent indirectement leur vie matérielle elle-même.
La façon dont les hommes produisent leurs moyens d'existence, dépend d'abord de la nature des moyens d'existence déjà donnés et qu'il leur faut reproduire. Il ne faut pas considérer ce mode de production de ce seul point de vue, à savoir qu'il est la reproduction de l'existence physique des individus. Il représente au contraire déjà un mode déterminé de l'activité de ces individus, une façon déterminée de manifester leur vie, un mode de vie déterminé. La façon dont les individus manifestent leur vie reflète très exactement ce qu'ils sont. Ce qu'ils sont coïncide donc avec leur production, aussi bien avec ce qu'ils produisent qu'avec la façon dont ils le produisent."
Karl Marx et Friedrich Engels, L'Idéologie allemande, 1846, 1ère partie, tr. Cartelle et Badia, Ed. Sociales, 1965, p. 18-19.
"Je pose en principe un fait peu contestable : que l'homme est l'animal qui n'accepte pas simplement le donné naturel, qui le nie. Il change ainsi le monde extérieur naturel, il en tire des outils et des objets fabriqués qui composent un monde nouveau, le monde humain. L'homme parallèlement se nie lui-même, il s'éduque, il refuse par exemple de donner à la satisfaction de ses besoins animaux ce cours libre, auquel l'animal n'apporte pas de réserve . Il est nécessaire encore d'accorder que les deux négations que, d'une part, l'homme fait du monde donné et, d'autre part, de sa propre animalité, sont liées. Il ne nous appartient pas de donner une priorité à l'une ou l'autre, de chercher si l'éducation (qui apparaît sous la forme des interdits religieux) est la conséquence du travail, ou le travail la conséquence d'une mutation morale. Mais en tant qu'il y a homme, il y a d'une part travail et de l'autre négation par interdits de l'animalité de l'homme."
Georges Bataille, L'Érotisme, 1957, Editions de Minuit, p. 238-239.
"Uggie, le Jack Russel du film The Artist qui avait (presque) volé la vedette à Jean Dujardin, méritait-il un Oscar ? La profession a décidé que non, considérant qu'on ne pouvait pas parler de travail d'acteur s'agissant d'un chien… La question, pourtant, n'a rien de saugrenu : depuis une dizaine d'années, elle fait même l'objet d'un tout nouveau champ de recherche. En France, le projet COW, coordonné par Jocelyne Porcher, sociologue au sein du laboratoire Innovation de l'Inra, et éleveuse dans une vie professionnelle antérieure, réunit sociologues, ethnologues, linguistes…, tandis que des human animal studies commencent à émerger dans le monde anglo-saxon. « Jusqu'à présent, c'était un champ complètement vierge, explique Sébastien Mouret, sociologue dans ce même laboratoire. Le travail était le propre de l'homme et l'animal était de facto exclu du monde du travail en tant qu'acteur à part entière ; tout au plus était-il considéré comme un moyen pour effectuer des tâches. »
Le sujet, à l'interface entre sciences de la nature et sciences humaines et sociales, n'était en fin de compte abordé ni par les unes, ni par les autres. « Les sciences sociales ne s'y intéressaient pas, car elles considéraient que les animaux relevaient de l'ordre naturel ; les sciences de la nature, elles, n'envisagent l'animal et ses comportements que dans son milieu naturel », remarque Jocelyne Porcher. Qui, alors, pour étudier les tâches accomplies par les millions d'animaux engagés dans le monde du travail partout sur la planète ?
C'est en se penchant sur la relation de l'homme à l'animal dans divers univers de travail que les chercheurs ont commencé à se poser la question du travail de l'animal en tant que tel. « Le vocabulaire employé est symptomatique, pointe Jocelyne Porcher. Certains directeurs de porcheries industrielles parlent de leurs "ouvrières" quand ils évoquent leurs centaines de truies reproductrices… » Pour les chiens d'aveugle ou les chiens militaires, on parle du recrutement, de l'éducation et même de la retraite des canidés. Mais la vraie question, c'est : qu'est-ce qui définit le travail et cette définition peut-elle s'appliquer aux tâches effectuées par les animaux ?
Les chiens guides d'aveugle doivent en permanence confronter ce qu'ils ont appris à la multitude de situations auxquelles ils font face.
« Le travail, en sciences sociales, se définit comme la mobilisation par les individus de leur subjectivité – leur intelligence, leur sensibilité, tout ce qu'ils mettent en œuvre et qui vient d'eux – pour accomplir une tâche qu'on leur a demandée », indique Sébastien Mouret. Le travail ne consiste donc pas seulement à obéir à des ordres : il faut la collaboration de l'individu. Or les observations menées par les chercheurs ces dernières années montrent clairement que les tâches accomplies par l'animal ne sont pas le seul produit d'un conditionnement ou de l'exercice d'une autorité. « C'est assez évident pour les chiens guides d'aveugle, qui doivent en permanence confronter ce qu'ils ont appris à la multitude de situations auxquelles ils font face. Évoluer dans une foule, signaler un objet, contourner un obstacle…, n'a rien de mécanique, explique Sébastien Mouret. Chaque situation est unique et demande l'exercice d'une véritable intelligence pratique, quitte à aller parfois à l'encontre de ce que souhaite la personne non-voyante elle-même ! »
Le cas des éléphants utilisés pour le débardage dans les forêts du nord-est de l'Inde est à cet égard éclairant. « Les cornacs laissent une grande part d'autonomie à leurs éléphants, qui effectuent les tâches à leur rythme et, surtout, à leur manière », relate Nicolas Lainé, ethnologue au Laboratoire d'anthropologie sociale du Collège de France, qui a longuement observé ces moments de collaboration. « L'éléphant traîne les troncs à travers plusieurs kilomètres de forêt sans personne sur son dos pour le guider. Au moment du chargement, il choisit l'ordre dans lequel il saisit les cylindres de bois posés au sol et les dépose les uns après les autres dans la remorque sans aucune directive du cornac », raconte le chercheur, toujours surpris par la minutie avec laquelle les pachydermes alignent les troncs comme autant d'allumettes dans une boîte.
Plus étonnant : ces éléphants n'ont pas été dressés à cela, ce sont leurs congénères qui leur ont appris les ficelles du « métier ». « Les années qu'ils passent au village après leur capture dans la forêt servent surtout à socialiser les animaux et à les intégrer à la communauté des hommes. Ce n'est que lorsqu'ils atteignent l'âge adulte et accompagnent les autres éléphants adultes en forêt qu'ils commencent leur apprentissage par imitation », indique le chercheur.
Si les animaux savent se conformer à un ensemble de règles pour effectuer les tâches qu'on leur demande, ils sont aussi capables d'innovation voire, de transgression. C'est le cas de l'éléphante du cirque Gruss Syndha, longuement observée lors d'un projet de recherche : alors qu'elle exécute les numéros sans erreur lors des répétitions, il lui arrive d'introduire quelques fantaisies lors des représentations… « C'est comme si elle était consciente que le dresseur ne pourrait pas lui dire quoi que ce soit et serait bien obligé de s'adapter », commente Jocelyne Porcher.
Autre élément clé du travail animal : la motivation. Si les hommes peuvent tirer une satisfaction de la complexité de la tâche qu'ils viennent d'effectuer, ou de la position que cette tâche leur confère dans la société, les motivations de l'animal sont tout autres selon les chercheurs : « Le vrai moteur, c'est l'affection que l'animal porte à la personne avec laquelle il travaille », affirment-ils en chœur. « Certains ont un lien tellement fort avec l'humain en question qu'ils ne peuvent travailler qu'au service d'une seule et même personne, raconte Sébastien Mouret. C'est notamment le cas des chiens d'aveugle. »
Très liée à la motivation, la reconnaissance donnée à l'animal est elle aussi fondamentale et va au-delà de la simple récompense alimentaire. « Ce qui compte pour l'animal, c'est qui la donne et comment il la donne », commente Sébastien Mouret. « Au Laos, les éléphants sont ramenés au village après cinq jours de travail dans la forêt, pour éviter qu'ils ne s'épuisent. À leur retour, ils reçoivent un “baci” de la part des villageois, une cérémonie pour remercier l'éléphant de son aide et restaurer les forces vitales qui assurent le bien-être de l'animal », témoigne Nicolas Lainé."
Laure Cailloce, "Les animaux travaillent-ils ?", Journal du CNRS, 8 avril 2016.
Date de création : 21/03/2006 @ 16:13
Dernière modification : 09/02/2021 @ 14:50
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