* *

Texte à méditer :  C'est proprement avoir les yeux fermés, sans tâcher jamais de les ouvrir, que de vivre sans philosopher.
  
Descartes
* *
Figures philosophiques

Espace élèves

Fermer Cours

Fermer Méthodologie

Fermer Classes préparatoires

Espace enseignants

Fermer Sujets de dissertation et textes

Fermer Elaboration des cours

Fermer Exercices philosophiques

Fermer Auteurs et oeuvres

Fermer Méthodologie

Fermer Ressources en ligne

Fermer Agrégation interne

Hors des sentiers battus
L'homme est-il un animal politique et/ou social, et est-il le seul ?

    "Et la communauté achevée formée de plusieurs villages est une cité dès alors qu'elle a atteint le niveau de l’autarcie pour ainsi dire complète ; s’étant donc constituée pour permettre de vivre, elle permet, une fois qu'elle existe, de mener une vie heureuse.Voilà pourquoi toute cité est naturelle : c’est parce que les communautés antérieures dont elle procède le sont aussi. Car elle est leur fin, et la nature est fin : ce que chaque chose, en effet, est une fois que sa genèse est complètement achevée, c’est cela que nous disons être la nature de cette chose, par exemple la nature d’un homme, d’un cheval, d’une famille.
    De plus le ce en vue de quoi, c'est-à-dire la fin, c'est le meilleur, et l'autarcie est à la fois une fin et quelque chose d'excellent.Il est manifeste, à partir de cela, que la cité fait partie des choses naturelles, et que l'homme est par nature un animal politique, et que celui qui est hors cité, naturellement bien sûr et non par le hasard des circonstances, est soit un être dégradé soit un être surhumain, et il est comme celui qui est injurié en ces termes par Homère : « sans lignage, sans loi, sans foyer ».
    Car un tel homme est du même coup naturellement passionné de guerre, étant comme un pion isolé au jeu de tric-trac. C'est pourquoi il est évident que l'homme est un animal politique plus que n’importe quelle abeille et que n'importe quel animal grégaire.Car, comme nous le disons, la nature ne fait rien en vain ; or seul parmi les animaux l'homme a un langage. Certes la voix est le signe du douloureux et de l'agréable, aussi la rencontre-t-on chez les animaux ; leur nature, en effet, est parvenue jusqu'au point d'éprouver la sensation du douloureux et de l'agréable et de se les signifier mutuellement. Mais le langage existe en vue de manifester l'avantageux et le nuisible, et par suite aussi le juste et l'injuste. Il n'y a en effet qu'une chose qui soit propre aux hommes par rapport aux autres animaux : le fait que seuls ils aient la perception du bien, du mal, du juste, de l'injuste et des autres notions de ce genre. Or, avoir de telles notions en commun, c'est ce qui fait une famille et une cité.
    De plus, une cité est par nature antérieure à une famille et à chacun de nous. Le tout, en effet, est nécessairement antérieur à la partie, car le corps une fois détruit, il n'y a plus ni pied ni main. [...]. S'il est vrai, en effet, que chacun pris séparément n'est pas autosuffisant, il sera dans la même situation que les autres parties vis-à-vis du tout, alors que celui qui n'est pas capable d'appartenir à une communauté ou qui n'en a pas besoin parce qu'il se suffit à lui-même n'est en rien une partie d'une cité, si bien que c'est soit une bête soit un dieu."

 

Aristote, Les Politiques, I, 2, 1252 a-1253 a, Flammarion, GF, tr. Pierre Pellegrin, 1990, p. 87, p. 89 et p. 90-92.

 

  "Aristote, au début du Livre 1 des Politiques, effec­tue une démonstration bien connue dont l'enjeu est le suivant : établir que l'homme est par nature un animal politique. Que la coexistence des hommes dans une cité, selon une certaine organisation et certaines normes, n'est pas contingente et artificielle (le simple résultat d'un contrat par exemple) mais qu'elle est à la fois un effet et un accomplissement de leur nature. Il procède par un jeu d'emboîtements successifs, qui constituent une genèse du politique. Premier emboîtement, l'union sexuelle qui fonde la naturalité de la famille. Le second est déterminé par le fait que les familles ne peuvent subvenir qu'aux besoins de la vie quotidienne, ce qui rend nécessaire qu'elles se regroupent à l'intérieur d'une communauté étendue, le village. Enfin c'est la fédération de plusieurs villages qui formera la Cité proprement dite, unité plus large qui seuls, atteint le niveau de l'autarcie, c'est-à-dire ne dépend plus que d'elle-même pour assurer les conditions d'existence et de subsistance de ses membres. Or, si la Cité succède chronologiquement à la famille et au village, qui sont les éléments dont elle a été composée, elle les précède selon l'essence, en tant que forme qui leur donne une unité et une autonomie, car elle est leur fin, ce en vue de quoi ils existent, ce qui constitue l'achèvement et l'accomplissement du processus naturel d'association des hommes com­mencé avec l'union sexuelle. Et c'est en ce sens pré­cis qu'il est permis de dire que l'homme est politique (membre d'une cité) par nature : non pas que factuellement on ne puisse trouver d'homme à l'état isolé, ou vivant dans des communautés à l'échelle inférieure ; mais parce que ce n'est que dans le contexte de la Cité que la nature humaine peut et doit se réaliser pleinement, devenir ce qu'elle est."

 

Stéphane Legrand, "Figures du monstrueux. Entre l'humain et l'inhumain", 2009, in Qui sont les animaux ?, Folio essais, 2010, p. 225-226.


 

  "Des différences se présentent aussi dans le genre de vie des animaux et dans leurs actes. Ceux-ci vivent en troupe ; ceux-là sont solitaires, soit qu'ils marchent sur terre, soit qu'ils volent ou qu'ils nagent ; d'autres ont indifféremment les deux genres de vie. Ceux qui vivent en troupe, tantôt sont organisés en sociétés fixes, tantôt ils sont errants. Les animaux vivant en troupe sont, par exemple, dans les volatiles, le genre des colombes, la grue, le cygne, etc. Ceux qui sont munis d'ongles crochus ne vivent jamais en troupe.
  Parmi les poissons qui vivent en pleine mer, il y en a un bon nombre qui vivent en troupe, comme les dromades, les thons, les pélamydes, les amies ou bonitons. L'homme vit également des deux façons, ou en troupe, ou solitaire. Les animaux qui forment des sociétés sont ceux qui ont à faire un travail identique et commun ; mais tous les animaux vivant en troupes ne forment pas des sociétés dans ce but. Au contraire, l'homme, l'abeille, la guêpe, la fourmi, la grue forment des sociétés de ce genre ; et de ces sociétés, les unes ont un chef, tandis que les autres n'en ont pas. Ainsi, la grue et l'espèce des abeilles ont un chef, tandis que les fourmis et tant d'autres n'en ont pas."

 

Aristote, Histoire des animaux, Livre 1er, § 19-20, 487b33-488b11, tr. fr, Jules Barthélemy-Saint-Hilaire, Librairie Hachette, 1883 p. 14-16.



  "Notre sûreté […] a-t-elle d'autre base qu'un échange mutuel de services ? Notre unique ressource en cette vie, notre seul rempart contre les attaques imprévues, repose sur ce commerce de bienfaits. Suppose l'homme isolé : qu'est-il ? La proie des bêtes sauvages, la victime la plus désarmée, le sang le plus facile à verser. Les autres animaux sont assez forts pour se protéger eux-mêmes : chez eux les races vagabondes, et qui doivent vivre solitaires, naissent toutes armées. L'homme n'est environné que de faiblesse : il n'a ni la puissance des ongles ni celle des dents pour se faire redouter ; nu, sans défense, l'association est son bouclier. Dieu lui a donné deux choses qui d'un être précaire l'ont rendu le plus fort de tous : la raison et la sociabilité. Il n'eût été l'égal d'aucun dans l'état d'isolement, et le voilà maître du monde. La société le constitue dominateur de tout ce qui respire ; lié pour la terre, la société le fait passer en souverain sur un élément qui n'est pas le sien et lui livre par surcroît l'empire des mers. Elle écarte de lui l'invasion des maladies, prépare de loin des appuis à sa vieillesse, apporte des soulagements à ses douleurs ; elle nous rend courageux, car elle nous permet d'en appeler contre la Fortune. Détruis la société, et l'unité de l'espèce humaine, par laquelle subsistent les individus, se rompra."

 

Sénèque, Des Bienfaits, 61-63 ap. J.C., livre IV, chapitre 18.



  "On a expliqué diversement l'origine des sociétés. Les uns rapportent que les hommes, les premiers nés de la terre, menaient une vie errante au milieu des forêts et des champs, n'avaient point de langage pour s'entendre mutuellement, ni de lois pour se respecter ; des branches d'arbre et l'herbe des campagnes leur servaient de couche ; les cavernes et les antres, d'habitations ; mais en cet état ils étaient la proie des animaux féroces, plus forts qu'eux. Ceux qui avaient pu échapper à leurs dents meurtrières, ou bien ceux qui avaient vu périr quelqu'un de leurs semblables non loin d'eux, avertis de leur propre péril, se réfugièrent près d'autres hommes, implorèrent leur secours, et leur firent comprendre par geste, ce qu'ils attendaient de leur aide ; peu après les premiers éléments du langage furent inventés, on donna des noms à chaque chose ; insensiblement les langues se perfectionnèrent. Bientôt les hommes s'aperçurent que, réunis en troupes, ils n'étaient pas encore assez protégés contre les bêtes sauvages ; ils s'enfermèrent alors dans des remparts qui leur ménagèrent un asile sûr pour les nuits, et leur permirent de repousser sans combats les attaques des animaux féroces. D'autres philosophes ont traité, et avec beaucoup de raison, ce système de visions chimériques, et ont enseigné que ce n'était pas aux attaques de bêtes féroces, mais plutôt à la nature humaine, qu'il fallait faire honneur de la formation des sociétés ; que les hommes se sont rassemblés parce qu'ils ont naturellement horreur de la solitude et besoin d'être réunis à leurs semblables."

 

Lactance, Institutions divines, vers 321, Livre I, IV, 10.



    "La plupart de ceux qui ont écrit touchant les républiques, supposent ou demandent, comme une chose qui ne doit pas leur être refusée, que l'homme est un animal politique, "zõon politikon" selon le langage des Grecs, né avec une certaine disposition naturelle à la société. Sur ce fondement là ils bâtissent la doctrine civile ; de sorte que pour la conservation de la paix, et pour la conduite de tout le genre humain, il ne faut rien sinon que les hommes s'accordent et conviennent de l'observation de certains pactes et conditions, auxquelles ils donnent alors le titre de lois. Cet axiome, quoique reçu si communément, ne laisse pas d'être faux, et l'erreur vient d'une trop légère contemplation de la nature humaine. Car si l'on considère de plus près les causes pour lesquelles les hommes s'assemblent, et se plaisent à une mutuelle société, il apparaîtra bientôt que cela n'arrive que par accident, et non par une disposition nécessaire de la nature".
 

Hobbes, Le Citoyen, 1642, chapitre II, § 2, GF-Flammarion, 1982, p. 90.
 

 "La plupart de ceux qui ont écrit touchant les républiques, supposent ou demandent, comme une chose qui ne leur doit pas être refusée, que l'homme est un animal politique, Zoôn politikon selon le langage des Grecs, né avec une certaine disposition naturelle à la société. Sur ce fondement-là ils bâtissent la doctrine civile ; de sorte que pour la conservation de la paix, et pour la conduite de tout le genre humain, il ne faut plus rien sinon que les hommes s'accordent et conviennent de l'observation de certains pactes et conditions, auxquelles alors ils donnent le titre de lois. Cet axiome, quoique reçu si communément, ne laisse pas d'être faux, et l'erreur vient d'une trop légère contemplation de la nature humaine. Car si l'on considère de plus près les causes pour lesquelles les hommes s'assemblent, et se plaisent à une mutuelle société, il apparaîtra bientôt que cela n'arrive que par accident et non pas par une disposition nécessaire de la nature. En effet, si les hommes s'entr'aiment naturellement, c'est-à-dire, en tant qu'hommes, il n'y a aucune raison pourquoi chacun n'aimerait pas le premier venu, comme étant autant homme qu'un autre ; de ce coté-là, il n'y aurait aucune occasion d'user de choix et de préférence. Je ne sais aussi pourquoi on converserait plus volontiers avec ceux en la société desquels on reçoit de l'honneur ou de l'utilité, qu'avec ceux qui la rendent à quelque autre. Il en faut, donc venir là, que nous ne cherchons pas de compagnons par quelque instinct de la nature ; mais bien l'honneur et l'utilité qu'ils nous apportent ; nous ne désirons des personnes avec qui nous conversions, qu'à cause de ces deux avantages qui nous en reviennent."
 
Hobbes, Le Citoyen, 1642, chapitre II, § 2.

 

  "Les hommes étant conduits par l'affection plus que par la raison, il suit de là que s'ils veulent vraiment s'accorder et avoir en quelque sorte une âme commune, ce n'est pas en vertu d'une perception de la raison, mais plutôt d'une affection commune telle que l'espérance, la crainte ou le désir de tirer vengeance d'un dommage souffert. Comme d'ailleurs les hommes redoutent la solitude parce que nul d'entre eux dans la solitude n'a de force pour se défendre et se procurer les choses nécessaires à la vie, il en résulte que les hommes ont de l'état civil un appétit naturel et qu'il ne se peut faire que cet état soit jamais entièrement dissous."

 

 

Spinoza, Traité politique, 1677, Chapitre VI, § 1, tr. fr. Charles Appuhn, GF, p. 41.


 

  "On ne sait si les bêtes sont gouvernées par les lois générales du mouvement, ou par une motion particulière. Quoi qu'il en soit, elles n'ont point avec Dieu de rapport plus intime que le reste du monde matériel ; et le sentiment ne leur sert que dans le rapport qu'elles ont entre elles, ou avec elles-mêmes.
  Par l'attrait du plaisir, elles conservent leur être particulier ; et, par le même attrait, elles conservent leur espèce. Elles ont des lois naturelles, parce qu'elles sont unies par le sentiment ; elles n'ont point de lois positives[1], parce qu'elles ne sont point unies par la connaissance. Elles ne suivent pourtant pas invariablement leurs lois naturelles : les plantes, en qui nous ne remarquons ni connaissance, ni sentiment, les suivent mieux.

  Les bêtes n'ont point les suprêmes avantages que nous avons; elles en ont que nous n'avons pas. Elles n'ont point nos espérances, mais elles n'ont pas nos craintes ; elles subissent comme nous la mort, mais c'est sans la connaître ; la plupart même se conservent mieux que nous, et ne font pas un aussi mauvais usage de leurs passions.
  L'homme, comme être physique, est, ainsi que les autres corps, gouverné par des lois invariables. Comme être intelligent, il viole sans cesse les lois que Dieu a établies, et change celles qu'il établit lui-même : il faut qu'il se conduise ; et cependant il est un être borné: il est sujet à l'ignorance et à l'erreur, comme toutes les intelligences finies : les faibles connaissances qu'il a, il les perd encore. Comme créature sensible ; il devient sujet à mille passions. Un tel être pouvait à tous les instants oublier son créateur ; Dieu l'a rappelé à lui par les lois de la religion. Un tel être pouvait à tous les instants s'oublier lui-même ; les philosophes l'ont averti par les lois de la morale. Fait pour vivre dans la société, il y pouvait oublier les autres ; les législateurs l'ont rendu à ses devoirs par les lois politiques et civiles."

 

Montesquieu, De l'Esprit des lois, 1748, Livre I, chapitre 1, Garnier Frères, 1973, p. 9.


[1] En accord avec la doctrine du droit naturel, Montesquieu pense qu'il existe des principes universels de justice indépendants de la « loi positive », c'est-à-dire de la législation en vigueur dans tel pays.


 

    "Dans toutes les créatures qui ne font pas des autres leurs proies et que de violentes passions n'agitent pas, se manifeste un remarquable désir de compagnie, qui les associe les unes les autres. Ce désir est encore plus manifeste chez l'homme : celui-ci est la créature de l'univers qui a le désir le plus ardent d'une société, et il y est adapté par les avantages les plus nombreux. Nous ne pouvons former aucun désir qui ne se réfère pas à la société. La parfaite solitude est peut-être la plus grande punition que nous puissions souffrir. Tout plaisir est languissant quand nous en jouissons hors de toute compagnie, et toute peine devient plus cruelle et plus intolérable. Quelles que soient les autres passions qui nous animent, orgueil, ambition, avarice, curiosité, désir de vengeance, ou luxure, le principe de toutes, c'est la sympathie : elles n'auraient aucune force si nous devions faire entièrement abstraction des pensées et des sentiments d'autrui. Faites que tous les pouvoirs et tous les éléments de la nature s'unissent pour servir un seul homme et pour lui obéir; faites que le soleil se lève et se couche à son commandement; que la mer et les fleuves coulent à son gré; que la terre lui fournisse spontanément ce qui peut lui être utile et agréable: il sera toujours misérable tant que vous ne lui aurez pas donné au moins une personne avec qui il puisse partager son bonheur, et de l'estime et de l'amitié de qui il puisse jouir."
 

David Hume, Traité de la nature humaine, 1740, Livre II, partie II, section V, GF, p. 211.



  "Il semble, à première vue, que de tous les animaux qui peuplent le globe terrestre, il n'y en ait pas un à l'égard duquel la nature ait usé de plus de cruauté qu'envers l'homme : elle l'a accablé de besoins et de nécessités innombrables et l'a doté de moyens insuffisants pour y subvenir. Chez les autres créatures, ces deux éléments se compensent l'un l'autre. Si nous regardons le lion en tant qu'animal carnivore et vorace, nous aurons tôt fait de découvrir qu'il est très nécessiteux mais si nous tournons les yeux vers sa constitution et son tempérament, son agilité, son courage, ses armes et sa force, nous trouverons que ces avantages, sont proportionnés à ses besoins. Le mouton et le bœuf sont privés de tous ces avantages, mais leurs appétits sont modérés et leur nourriture est d'une prise facile. Il n'y a que chez l'homme que l'on peut observer à son plus haut degré d'achèvement cette conjonction de la faiblesse et du besoin. Non seulement la nourriture, nécessaire à sa subsistance, disparaît quand il la recherche et l'approche, ou, au mieux, requiert son labeur pour être produite, mais il faut qu'il possède vêtements et maison pour se défendre des dommages du climat ; pourtant, à la considérer seulement en lui-même il n'est pourvu ni d'armes, ni de force, ni d'autres capacités naturelles qui puissent à quelque degré répondre à tant de besoins.
  Ce n'est que par la société qu'il est capable de suppléer à ses déficiences et de s'élever à une égalité avec les autres créatures, voire d'acquérir une supériorité sur elles. Par la société, toutes ses infirmités sont compensées et bien qu'en un tel état ses besoins se multiplient sans cesse, néanmoins ses capacités s'accroissent toujours plus et le laissent, à tous points de vue, plus satisfait et plus heureux qu'il ne pourrait jamais le devenir dans sa condition sauvage et solitaire."

 

David Hume, Traité de la nature humaine, 1740, livre III, section II, tr. fr. Philippe Saltel, GF, 1993, p. 84-85.



  "L'homme a un penchant à s'associer, car dans un tel état, il se sent plus qu'homme par le développement de ses dispositions naturelles. Mais il manifeste aussi une grande propension à se détacher (s'isoler), car il trouve en même temps en lui le caractère d'insociabilité qui le pousse à vouloir tout diriger dans son sens ; et, de ce fait, il s'attend à rencontrer des résistances de tous côtés, de même qu'il se sait par lui-même enclin à résister aux autres. C'est cette résistance qui éveille toutes les forces de l'homme, le porte à surmonter son inclination à la paresse, et, sous l'impulsion de l'ambition, de l'instinct de domination ou de cupidité, à se frayer une place parmi ses compagnons qu'il supporte, de mauvais gré, mais dont il ne peut se passer. […] Sans ces qualités d'insociabilité, peu sympathiques certes par elles-mêmes, source de la résistance que chacun doit nécessairement rencontrer à ses prétentions égoïstes, tous les talents resteraient à jamais enfouis en germes, au milieu d'une existence de bergers d'Arcadie, dans une concorde, une satisfaction et un amour mutuels parfaits ; les hommes, doux comme les agneaux qu'ils font paître, ne donneraient à l'existence guère plus de valeur que n'en a leur troupeau domestique ; ils ne combleraient pas le néant de la création en considération de la fin qu'elle propose comme nature raisonnable. Remercions donc la nature pour cette humeur peu conciliante, pour la vanité rivalisant dans l'envie, pour l'appétit insatiable de possession ou même de domination. Sans cela toutes les dispositions naturelles excellentes de l'humanité seraient étouffées dans un éternel sommeil."

 

Kant, Idée d'une histoire universelle, 1784, quatrième proposition in Opuscules sur l'histoire, Trad. Stéphane Piobetta, Garnier- Flammarion, 1990, p. 74-75.



  "– La société n'est-elle pas pour l'homme un état contre nature ?
   – Non : elle est, au contraire, un besoin, une loi que la Nature lui impose par le propre fait  de son organisation, car : 1° – la Nature a tellement constitué l'être humain, qu'il ne voit point son semblable d'un autre sexe sans éprouver des émotions et un attrait dont les suites le conduisent à vivre en famille, qui déjà est un état de société ; 2° – en le formant sensible, elle l'a organisé de manière que les sensations d'autrui se réfléchissent en lui-même et y excitent des co-sentiments de plaisir, de douleur, qui sont un attrait et un lien indissoluble de la société ; 3° – enfin, l'état de société, fondé sur les besoins de l'homme, n'est qu'un moyen de plus de remp1ir la loi de se conserver ; et dire que cet état est hors de nature parce qu'il est plus parfait, c'est dire qu'un fruit amer et sauvage dans les bois n'est plus le produit de la Nature, alors qu'il est devenu doux  et délicieux dans les jardins où on l'a cultivé. […]

  – Qu'est-ce que l'homme dans l'état sauvage ?
  – C'est un animal brut, ignorant, une bête méchante et féroce, à la manière des ours et des orangs-outangs.
  – Est-il heureux dans cet état ?
  – Non : car il n'a que les sensations du moment ; et ces sensations sont habituellement celles de besoins violents qu'il ne peut remplir, attendu qu'il est ignorant par nature et faible par son isolement.
  – Est-il libre ?
  – Non : il est le plus esclave des êtres car sa vie dépend de tour ce qui l'entoure. Il n'est pas libre de manger quand il a faim, de se reposer quand il est las, de se réchauffer quand il a froid. Il court risque à chaque instant de périr.
  Aussi la Nature n'a-t-elle présenté que par hasard de tels individus ; et l'on voit que tous les efforts de l'espèce humaine depuis son origine n'ont tendu qu'à sortir de cet état violent par le besoin pressent de sa conservation."

 

Volney, La Loi naturelle, 1793, Chapitre II, in Observations générales sur les indiens ou sauvages de l'Amérique du Nord et autres textes, Coda, 2009, p. 187-188.



  "Le Sauvage tient si fort à ses habitudes les plus brutales que rien ne peut l'en dégoûter. Vous avez vu sans doute, à la tête du Discours sur l'inégalité des conditions, l'estampe gravée d'après l'historiette, vraie ou fausse, du Hottentot qui retourne chez ses égaux. Rousseau se doutait peu que ce frontispice était un puissant argument contre le livre. Le Sauvage voit nos arts, nos lois, nos sciences, notre luxe, notre délicatesse, nos jouissances de toute espèce, et notre supériorité surtout qu'il ne peut se cacher, et qui pourrait cependant exciter quelques désirs dans des cœurs qui en seraient susceptibles ; mais tout cela ne le tente seulement pas, et constamment il retourne chez ses égaux. Si donc le Sauvage de nos jours, ayant connaissance des deux états, et pouvant les comparer journellement en certains pays, demeure inébranlable dans le sien, comment veut-on que le Sauvage primitif en soit sorti, par voie de délibération, pour passer dans un autre état dont il n'avait nulle connaissance ? Donc la société est aussi ancienne que l'homme, donc le sauvage n'est et ne peut être qu'un homme dégradé et puni. En vérité, je ne vois rien d'aussi clair pour le bon sens qui ne veut pas sophistiquer."

 

Joseph de Maistre, Les Soirées de Saint-Pétersbourg, 1821, 7e entretien, Tome second, Éditions de la Maisnie, 1980, p. 11-12.



  "Mais se peut-il que nous, hommes, nous ne soyons pas tous associés ? […] quand même nous voudrions n'être point associés, la force des choses, les besoins de notre consommation, les lois de la production, le principe mathématique de l'échange, nous associent. […] nous travaillons tous les uns pour les autres, nous ne pouvons rien par nous-mêmes sans l' assistance des autres, nous faisons entre nous des échanges continuels de produits et de services : qu' est-ce que tout cela, sinon des actes de société ?
  Or une société de commerce, d'industrie, d'agriculture ne peut être conçue en dehors de l'égalité ; l'égalité est sa condition nécessaire d'existence : de telle sorte que, dans toutes les choses qui concernent cette société, manquer à la société, manquer à la justice, manquer à l'égalité, c' est exactement la même chose.

[...] Qu'est-ce donc que pratiquer la justice ? C'est faire à chacun part égale des biens, sous la condition égale du travail ; c'est agir sociétairement. […]
  Tous les hommes sont donc associés, tous se doivent la même justice, tous sont égaux […].
  L'homme n'est homme que par la société, laquelle, de son côté, ne se soutient que par l'équilibre et l'harmonie des forces qui la composent."

 

Proudhon, Qu'est-ce que la propriété ?, Chapitre V, Première partie, § 2 et 3, GF, 1966, p. 264-270.



  "L'activité et la jouissance sociales n'existent nullement sous la seule forme d'une activité et d'une jouissance directement collectives, bien que l'une et l'autre (c'est-à-dire lorsqu'elles s'expriment et s'affirment directement en association réelle avec d'autres hommes) se manifestent partout où cette expression directe de la sociabilité est fondée sur le contenu essentiel de l'activité et correspond à la nature de la jouissance.
  Mais même si mon activité est scientifique, etc., et que je ne puisse que rarement m'y livrer en communauté directe avec d'autres, je travaille socialement, car j'œuvre en tant qu'homme. Il n'y a pas que le matériel de mon activité – tel le langage dans lequel le penseur s'exprime – qui me soit donné comme produit social ; ma propre existence est activité sociale. C'est pourquoi, conscient d'agir en tant qu'être social, je ne fais rien de moi-même que je ne fasse pour la société. […]
  Il faut avant tout éviter de fixer la « société » elle-même comme une abstraction face à l'individu. L'individu est l'être social. Sa vie – même si elle n'apparaît pas sous la forme directe d'une manifestation commune de l'existence, accomplie simultanément avec d'autres – est une manifestation et une affirmation de la vie sociale."

Karl Marx, Ébauche d'une critique de l'économie politique, 1844, Avant-Propos, trad. Jean Malaquais et Claude Orsoni, in Marx, Philosophie, Folio essais, p. 149-150.

  

    "Pour parler un langage précis et prosaïque, les membres de la société civile ne sont pas des atomes. L’atome a pour propriété caractéristique de ne pas avoir de propriétés et de ne pas avoir, par conséquent, de relation, en raison de sa propre nécessité naturelle, avec d’autres êtres extérieurs à lui. L’atome n’a pas de besoins, il se suffit à lui-même ; le monde, en dehors de lui, est le vide absolu, c'est-à-dire qu’il est sans contenu, sans signification, sans langage, justement parce que l’atome possède en lui-même toute plénitude. L’individu égoïste de la société civile a beau, dans sa représentation immatérielle et dans son abstraction exsangue, s’enfler jusqu’à l’atome, c'est-à-dire jusqu’à un être sans relations, se suffisant à lui-même, sans besoins, absolument plein et bienheureux : la malheureuse réalité sensible, quant à elle, ne se soucie point de l’imagination de cet individu que chacun de ses sens oblige à croire au sens qu’ont le monde et les individus extérieurs à lui ; du reste, son estomac profane est là et lui rappelle chaque jour que, loin d’être vide, le monde hors de lui est bien plutôt et à proprement parler ce qui remplit. Chacune des activités et des propriétés de son être, chacune de ses impulsions vitales devient un besoin, une nécessité qui change son désir égoïste en désir d’autres objets et d’autres hommes hors de lui. Or, comme le besoin de tel individu ne possède aucune signification évidente pour tel autre individu égoïste, détenteur des moyens de satisfaire ce besoin, et n’a donc pas de relation directe avec sa satisfaction, tout individu est forcé de créer cette relation, en devenant également l’entremetteur entre le besoin d’autrui et les objets de ce besoin. C’est donc la nécessité naturelle, ce sont les propriétés essentielles de l’homme, tout aliénées qu’elles paraissent, c’est l’intérêt qui maintient ensemble les membres de la société civile : leur vrai lien, c’est la vie civile et non la vie politique. Ce n’est donc pas l’État qui maintient ensemble les atomes de la société civile, mais le fait qu’ils ne sont atomes que dans la représentation, dans le ciel de leur imagination — alors que dans la réalité, ce sont des êtres énormément différents des atomes, et pour tout dire : non pas des égoïstes divins, mais des hommes égoïstes. De nos jours, seule la superstition politique se figure encore que la vie civile doit être maintenue par l’État, tandis que dans la réalité, c’est l’inverse : l’État est maintenu par la vie civile."

 

Karl Marx, La Sainte Famille, 1845, trad. Maximilien Rubel, Louis Évrard et Louis Janover, in Marx, Philosophie, Folio essais, p. 266-267.


  "Un dernier reproche a été élevé contre la philosophie sociale qui prend pour base l'observation de la nature. Elle abaisserait l'homme au niveau de l'animal. Dans cette comparaison de l'organisation de la cité humaine avec l'organisation de la cité animale, ruche ou fourmilière, l'indépendance et la dignité de la personne humaine seraient inévitablement compromises. Il en serait ainsi, en effet, si l'on prétendait transporter les lois des sociétés animales, telles quelles, dans les sociétés humaines, et si le résultat d'une étude comparée des unes et des autres devait être une identification des deux objets. Mais nous protestons contre une pareille conjecture. D'abord, ce ne serait que des sociétés des mammifères supérieurs qu'il conviendrait de rapprocher les plus dégradées des sociétés humaines ; ensuite ce rapprochement ne servirait qu'à montrer la supériorité des sociétés humaines. Que si les lois de la vie sociale et les lois de l'organisation prises en général peuvent être ramenées à des formules semblables, qu'on se rassure sur les conséquences politiques et morales d'une telle synthèse. La physique peut expliquer par la même formule les premiers rayons de l'aube et la pleine lumière du jour sans pour cela confondre l'aurore avec le midi. Quand la sociologie animale sera faite, on trouvera que les lois essentielles de la société humaine, le respect du droit et la valeur absolue conférée à l'individu, que l'on se préoccupe de défendre comme si elles couraient un réel péril, sont au contraire puissamment confirmées par les observations des naturalistes. Comment ? C'est que les sociétés animales n'existent, elles aussi, que par ces lois mêmes. Des sociétés les plus humbles aux plus élevées nous constaterons sans peine un progrès continu des sentiments affectueux, aboutissant de bonne heure à éveiller en chaque membre du groupe une sollicitude presque aussi vive pour les autres que pour soi. En fait, beaucoup d'animaux sociables supérieurs se conduisent les uns vis-à-vis des autres comme si la personne de chaque membre du groupe avait pour les autres une valeur absolue. Et puisque l'organisation sociale est soumise aux mêmes lois (mutalis mutandis) que l'organisation physique, ne sait-on pas qu'un organisme ne peut vivre et prospérer que dans la mesure où la vitalité des éléments qui le composent se maintient et s'accroît ? Loin que la lutte pour l'existence, loin que l'écrasement de l'individu soit le trait caractéristique de la vie dans les limites d'un même corps et d'une même société, c'est la coalition pour mieux soutenir cette lutte, c'est le respect de l'individu qui en est la première condition et le caractère dominant.
  Pourquoi veut-on que tous les philosophes qui l'élèvent les analogies entre l'homme et l'animal sociable n'aient d'autre but que de sacrifier ce qu'il y a de meilleur dans l'homme pour exalter ce qu'il y a de pire dans l'animal ? Il nous semble au contraire inévitable que la majeure partie des sociologistes concluent comme le fait souvent Platon dans les Lois, c'est-à-dire en demandant à l'homme d'égaler au minimum la vertu de l'animal sur les points où il s'approche de nous, mais surtout de le surpasser et aussi (puisque la civilisation est aussi loin de l'état sauvage que l'état sauvage l'est de l'animalité) de se surpasser incessamment lui-même. […] Dans plusieurs sociétés animales les faibles sont protégés, les jeunes sont élevés avec soin, les vieux même sont parfois secourus, les membres d'une même peuplade et d'une même famille sont prêts à se sacrifier les uns pour les autres sans la plus légère espérance d'une compensation ; et il se peut que certains hommes en soient encore à se demander si ce sont là des vertus ! […] Relever les sociétés animales, c'est relever du même coup la société humaine qui les surpasse de si loin et les domine de si haut. Nous croyons servir plus efficacement la cause de la civilisation en montrant que l'humanité est le dernier terme d'un progrès antérieur et que son point de départ est un sommet, qu'en l'isolant dans le monde et en la faisant régner sur une nature vide d'intelligence et de sentiment."

 

Alfred Espinas, Des sociétés animales, 2e édition, 1878, Libraire Germer Baillière et Cie, p. 152-155.



  "Plus on remonte dans le cours de l'histoire, plus l'individu - et par suite l'individu producteur lui aussi - apparaît dans un état de dépendance, membre d'un ensemble plus grand : cet état se manifeste tout d'abord de façon tout à fait naturelle dans la famille et dans la famille élargie jusqu'à former la tribu ; puis dans les différentes formes de communautés, issues de l'opposition et de la fusion des tribus. Ce n'est qu'au XVIIIe siècle, dans la "société bourgeoise", que les différentes formes de l'ensemble social se présentent à l'individu comme un simple moyen de réaliser ses buts particuliers, comme une nécessité extérieure. Mais l'époque qui engendre ce point de vue, celui de l'individu isolé, est précisément celle ou les rapports sociaux (revêtant de ce point de vue un caractère général) ont atteint le plus grand développement qu'ils aient connu. L'homme est, au sens littéral, un zôon politicón [1], non seulement un animal sociable, mais un animal qui ne peut s'isoler que dans la société. La production réalisée en dehors de la société par l'individu isolé - fait exceptionnel qui peut bien arriver à un civilisé transporté par hasard dans un lieu désert et qui possède déjà en puissance les forces propres à la société - est chose aussi absurde que le serait le développement du langage sans la présence d'individus vivant et parlant ensemble."
 

Karl Marx, Contribution à la critique de l'économie politique, 1859, trad. M.Husson et G.Badia, Éditions sociales, 1972, p. 150-151.

[1] Animal politique.


    "En vain on essaie de se représenter un individu dégagé de toute vie sociale. Même matériellement, Robinson dans son île reste en contact avec les autres hommes, car les objets fabriqués qu'il a sauvés du naufrage, et sans lesquels il ne se tirerait pas d'affaire, le maintiennent dans la civilisation et par conséquent dans la société. Mais un contact moral lui est plus nécessaire encore, car il se découragerait vite s'il ne pouvait opposer à des difficultés sans cesse renaissantes qu'une force individuelle dont il sent les limites. Dans la société à laquelle il demeure idéalement attaché il puise de l'énergie ; il a beau ne pas la voir, elle est là qui le regarde : si le moi individuel conserve vivant et présent le moi social, il fera, isolé, ce qu'il ferait avec l'encouragement et même l'appui de la société entière."

 

Henri Bergson, Les Deux sources de la morale et de la religion, 1932, Chapitre premier : L'obligation morale, P.U.F, collection Quadrige, 1995, p. 8-9.


 

  "La structure de la vie humaine en général est sociale, comme pour tous les animaux supérieurs. L'homme ne vient à la « sociabilité » non pas par un « accord », par une décision rationnelle, mais par la disposition naturelle, primaire, qu'il partage avec les animaux supérieurs. L'attraction envers les autres membres de l'espèce précède toute hostilité ou répulsion ; la solitude est toujours secondaire, bien loin de la relation naturelle, et nos imaginations sont captivées par les histoires de Robinson Crusoe justement parce que l'état solitaire est si inhabituel. De plus, les Crusoes n'ont pas seulement besoin d'un naufrage pour rendre leurs histoires crédibles, mais leur expérience de la civilisation et de l'ordre social est implicite dans tout ce qu'ils font.

  Mais quel est notre état social naturel ? Il n'existe rien de tel. À tous les niveaux de la vie sociale de l'homme il existe un monde étranger et opposé à la nature. Ce qui est naturel à l'homme est la civilisation, et la forme de notre société est l'une de ses plus importantes réussites – « l'artificialité naturelle », comme l'appelle Plessner. Des rapports sont encore faits parfois sur les vies de gens isolés, comme s'ils étaient complètement des « enfants de la nature » et comparables aux animaux sauvages. Bien sûr, il s'agit d'une absurdité, car tous les groupes humains existant aujourd'hui ont des structures sociales complexes, comme les ethnologues l'ont définitivement montré."

 

Adolf Portmann, Les Animaux comme être sociaux, 1953, Chapitre 3, Harper Torchbooks, p. 70-71.



  "Les hommes vivent toujours en groupe : il n'y a pas d'être humain totalement et par nature solitaire ; les individus de nombreuses espèces animales vivent au contraire isolés les uns des autres. Bien sûr leur isolement est interrompu lors du rapprochement sexuel, qui peut cependant se réduire pour beaucoup d'espèces à un minimum. On sait qu'il existe aussi des animaux qui en permanence ou par périodes évoluent en groupes, cherchent ensemble leur nourriture, se protègent mutuellement, etc. La vie de ces communautés animales est d'un plus grand intérêt pour établir une comparaison avec la société humaine, que celle de ces insectes, qui, dit-on, constitueraient des États, abeilles, fourmis et termites. De nombreux biologistes estiment que ces États sont de véritables ensembles organiques comparables a un organisme, c'est-à-dire à un « État composé de cellules ». Cependant il ne faut pas oublier que le comportement de chaque abeille ou de chaque fourmi ne se comprend qu'en relation avec une situation, alors que des cellules ou des parties d'un corps vivent mais ne « font » rien.
  Tout parallèle entre ces prétendus États d'animaux et l'État humain repose sur des analogies apparentes. Quand on décrit le comportement des abeilles et des fourmis, on parle de « division du travail », de tâches, de directions, d'ouvriers, de soldats, de gardiens etc. La reine des abeilles a bien peu de choses en commun avec une souveraine humaine. Les métaphores ne sont pas une base solide pour rapprocher les vies de groupe chez l’homme et l'animal.
  Seuls les êtres humains forment une communauté, une société et un État. Il existe dans ces unités sociales une division des rôles. Seul l'homme peut se charger d'un rôle. Même lorsque ce choix résulte en apparence d'un instinct impérieux, il est toujours conditionné par l'histoire et réalisé par des décisions ou des consentements. La vie en commun des animaux est fondée sur les significations absolues de leur constitution physique et de leur environnement et adaptée aux diverses situations grâce à la formation d'habitudes. La société humaine se base sur des obligations normatives. L'opposition entre les relations animales interindividuelles et les relations humaines personnelles, c'est toute l'opposition entre la nature et la civilisation, l'environnement et le monde, l'évolution et l'histoire, la loi et la norme, l'habitude et la tradition. Nous voyons déjà combien la vie en commun ancrée au plus profond de l'homme physique, à savoir la vie sexuelle et la vie du groupe mère-enfant, diffère de celle des animaux car, comme le dit Claude Lévi-Strauss, elle est toujours liée à certaines normes et par conséquent, dans toute communauté, obéit a une règle. On peut ainsi déceler dans toute communauté humaine, même dans les plus primitives, une interdiction de l'inceste. Cet interdit est — selon l'expression de Lévi-Strauss — au seuil de la civilisation, et dans un certain sens la civilisation elle-même. Chez les animaux supérieurs, les anthropoïdes, qui sont a maints égards très proches des hommes, les régies font défaut, mais aussi les lois naturelles immuables qui régissent les rapports sexuels des animaux inférieurs. Chez les chimpanzés d'Afrique que Nissen a étudiés, le comportement sexuel ne connaît pas de règle."

 

F. J. J. Buytendijk, L'Homme et l'animal, 1958, tr. fr. Rémi Laureillard, Gallimard nrf, coll. Idées, 1968, p. 107-109.



  "Nous étions heureux : il y avait d'un côté l'animal et la nature, de l'autre côté l'homme et la société. Le passage du premier couple au second a été la grande affaire de l'anthropologie sociale et physique. Depuis une dizaine d'années, les informations affluent d'un peu partout, recensées et analysées avec beaucoup de soin par les chercheurs. Elles prouvent que les êtres non humains sont outillés pour accomplir des tâches que l'on s'imaginait être exclusivement humaines, notamment apprendre et inventer. Les primates, les dauphins, les oiseaux fournissent des exemples incontestables. Contrairement au stéréotype d'une maturation biologique individuelle, les animaux isolés, pas plus que les enfants sauvages, n'ont un développement normal : la relation avec la mère et les congénères est capitale.
  Les sociologues philanthropes du siècle dernier étaient fiers de démontrer, par l'exemple de l'enfant-loup, que l'être humain coupé de la société n'est qu'un animal, privé de langage et de pensée. Des expériences concluantes montrent qu'il en va de même pour bien des espèces. Faute de vivre avec sa mère, avec son groupe [...] l'individu rechute dans son animalité comme l'homme était censé rechuter dans la sienne. Bien plus, la plupart des espèces se donnent une organisation collective destinée à régler la reproduction sexuelle, la transmission de quelques caractères spécifiques, ou à atténuer les déséquilibres avec le milieu habituel.
  La coupure effective de la société vis-à-vis de la nature est une illusion. Un fait me frappe, à ce propos. Toutes les fois que l'on est allé regarder de plus près ces « natures », on a découvert une société. Il en a été ainsi de la « horde » primitive, qui représentait au XIXe siècle la société, l'économie « naturelle » ; il en est ainsi de nos jours des « hordes » animales. Les tentatives successives de couper, sous cet angle, la société de la nature, ou de poser la nature vis-à-vis de la société comme un état antérieur ou comme son double hétérogène, ont toujours échoué et abouti à la découverte d'une société différente, d'une organisation sociale, celle du sauvage, celle de l'animal. Alors pourquoi cette séparation est-elle maintenue, sinon comme réalité, du moins comme hypothèse, ainsi que le suggérait Hume ? Je vois à cela deux raisons : définir l'autre comme objet, conserver le primat de l'individu. D'une part, pour une collectivité particulière, ceci revient à justifier la soumission, l'exclusion, voire la destruction d'une collectivité différente...
  Si sa place est bien tracée dans notre logique, c'est parce qu'il s'agit d'une logique de la domination. D'autre part, aux yeux des savants, la séparation permet de concevoir la société comme une réalité seconde, dérivée, propre à pallier la rareté et les déficiences de la nature, ou à canaliser son énergie débordante à travers les pulsions et les instincts. On s'en tient toujours à cette vue. Pourtant, il convient de prendre les découvertes éthologiques au sérieux et à la lettre... Dans cette optique, soustraite aux sortilèges d'une séparation hypothétique, la société apparaît comme une réalité positive et primaire, analogue à la matière, à l'atome."

 

Serge Moscovici, Quelle unité : avec la nature ou contre ?, in « Pour une anthropologie fondamentale », Paris, Seuil, coll. Points, 1978, p. 293-294, 296.


  "L'animal politique ce n'est pas l'homme, même grec, c'est la fourmi, l'abeille ou le termite. [...] Chez ces insectes, et chez eux seulement, le paradoxe déchirant est surmonté : l'organisme et l'organisation mêlent leurs lignes, se confondent et appartiennent à la même coulée. Le politique devient biologie : toute fourmi n'est que sa fonction ou son rang. Toutes les ouvrières peuvent s'échanger. Chaque fourmi, parce qu'elle n'a pas de progéniture à aimer, est une fourmi sans qualité. Elle n'est rien d'autre que son rôle et, pour éviter qu'elle ne le transgresse, sa place dans la combinatoire du groupe est signalée et bornée par des caractères biologiques : tous les soldats sont grands ou bien toutes les ouvrières sont frigides. L'individu se volatilise. Il cède au groupe. Celui-ci passe au large du temps, ignorant la durée fatale et impérieuse des générations, il flotte au-dessus des saisons, dans une éternité morne et muette. Quelle différence avec les mammifères ! Ceux-là ne sont-ils pas obligés de porter des uniformes ou de se tatouer la peau s'ils veulent manifester leur situation politique : un général tout nu ne diffère pas d'un évêque déshabillé. La seule fonction sociale que la nature prend soin elle-même d'annoncer, c'est précisément celle du sexe, ce qui nous renvoie au bios, non au social, à la famille, non au politique. Il y a des mâles, des femelles, pas de plombiers ou de bûcherons naturels.
  Cette rébellion de la famille contre l'État explique que l'utopie échoue à s'incarner. Pour qu'une société tourne sans repentir autour de son orbite, il faut tout d'abord que l'individu se soit évanoui et que, des débris de sa chrysalide, soit né un être social, rouage neutre du système politique. C'est de cette métamorphose absurde et fantastique, superbe, que Platon rêve. La vigueur de son attaque contre la famille prouve la précision de son verdict. Il a joué ce jeu d'enfer dont nous pouvons à peine imaginer la brutalité : la création d'une société humaine qui se fût élevée sur la poussière de ce que nous appelons l'humanité."

 

Gilles Lapouge, Utopie et civilisation, 1978, Flammarion, p. 39-40.

 


Date de création : 29/05/2006 @ 21:44
Dernière modification : 08/02/2021 @ 10:07
Catégorie :
Page lue 8367 fois

Recherche



Un peu de musique
Contact - Infos
Visites

   visiteurs

   visiteurs en ligne

^ Haut ^