"C'est [...] dans la nature de la société elle-même qu'il faut aller chercher l'explication de la vie sociale. On conçoit, en effet que, puisqu'elle dépasse infiniment l'individu dans le temps comme dans l'espace, elle soit en état de lui imposer les manières d'agir et de penser qu'elle a consacrées de son autorité. Cette pression, qui est le signe distinctif des faits sociaux, c'est celle que tous exercent sur chacun.
Mais, dira-t-on, puisque les seuls éléments dont est formée la société sont les individus, l'origine première des phénomènes sociologiques ne peut être que psychologique. En raisonnant ainsi, on peut tout aussi facilement établir que les phénomènes biologiques s'expliquent analytiquement par les phénomènes inorganiques. En effet, il est bien certain qu'il n'y a dans la cellule vivante que des molécules de matière brute. Seulement, ils y sont associés, et c'est cette association qui est la cause de ces phénomènes nouveaux qui caractérisent la vie et dont il est impossible de retrouver même le germe dans aucun des éléments associés. C'est que le tout n'est pas identique à la somme de ses parties, il est quelque chose d'autre et dont les propriétés diffèrent de celles que présentent les parties dont il est composé. L'association n'est pas, comme on l'a cru quelquefois, un phénomène par soi-même infécondé qui consisterait simplement à mettre en rapports extérieurs des faits acquis et des propriétés constituées. N'est-elle pas, au contraire, la source de toutes les nouveautés qui se sont successivement produites au cours de l'évolution générale des choses ? Quelles différences y a-t-il entre les organismes inférieurs et les autres, entre le vivant organisé et le simple plastique, entre celui-ci et les molécules inorganiques qui le composent, sinon des différences d'association ? Tous ces êtres, en dernière analyse, se résolvent en éléments de même nature. Mais ces éléments sont, ici, juxtaposés, là, associés ; ici, associés d'une manière, là, d'une autre [...].
En vertu de ce principe, la société n'est pas une simple somme d'individus, mais le système formé par leur association représente une réalité spécifique qui a ses caractéristiques propres. Sans doute, il ne peut rien se produire de collectif si des consciences particulières ne sont pas données ; mais cette condition nécessaire n'est pas suffisante. Il faut encore que ces consciences soient associées, combinées, et combinées d'une certaine manière c'est de cette combinaison que résulte la vie sociale et, par suite, c'est cette combinaison qui l'explique. En s'agrégeant, en se pénétrant, en se fusionnant, les âmes individuelles donnent naissance à un être, psychique si l'on veut, mais qui constitue une individualité psychique d'un genre nouveau. C'est dans la nature de cette individualité, non dans celle des unités composantes, qu'il faut aller chercher les causes prochaines et déterminantes des faits qui s'y produisent. Le groupe pense, sent, agit tout autrement que ne le feraient ses membres, s'ils étaient isolés. Si donc on part de ces derniers, on ne pourra rien comprendre à ce qui se passe dans le groupe. En un mot, il y a entre la psychologie et la sociologie la même solution de continuité qu'entre la biologie et les sciences physico-chimiques. Par conséquent, toutes les fois qu'un phénomène social est directement expliqué par un phénomène psychique, on peut être assuré que l'explication est fausse [...]
Une explication purement psychologique des faits sociaux ne peut donc manquer de laisser échapper tout ce qu'ils ont de spécifiques, c'est-à-dire de social.
Ce qui a masqué aux yeux de tant de sociologues l'insuffisance de cette méthode, c'est que, prenant l'effet pour la cause, il leur est arrivé très souvent d'assigner comme conditions déterminantes aux phénomènes sociaux certains états psychiques, relativement définis et spéciaux, mais qui, en fait, en sont la conséquence. C'est ainsi qu'on a considéré comme inné à l'homme un certain sentiment de religiosité, un certain minimum de jalousie sexuelle, de piété filiale, d'amour paternel, etc., et c'est par là qu'on a voulu expliquer la religion, le mariage, la famille. Mais l'histoire montre que ces inclinations, bien loin d'être inhérentes à la nature humaine, ou bien font totalement défaut dans certaines circonstances sociales, ou bien, d'une société à l'autre, présentent de telles variations que le résidu qu'on obtient en éliminant toutes ces différences, et qui seul peut être considéré comme d'origine psychologique, se réduit à quelque chose de vague et de schématique qui laisse à une distance infinie les faits qu'il s'agit d'expliquer. C'est donc que ces sentiments résultent de l'organisation collective, loin d'en être la base. Même, il n'est pas du tout prouvé que la tendance à la sociabilité ait été, dès l'origine, un instinct congénital au genre humain. Il est beaucoup plus naturel d'y voir un produit de la vie sociale qui s'est lentement organisé en nous."
Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, 1895, Chapitre V, Section II, PUF, 1937, p. 101-103 et p. 106.
"La nature est une chose, une chose immense, composée de choses moindres. Quelles que soient les différences entre les choses, elles ont toutes un caractère fondamental commun, qui consiste simplement en ce que ces choses sont, en ce qu'elles possèdent l'être. Et cela signifie non seulement qu'elles existent, qu'elles sont là, mais qu'elles ont une structure fixe, donnée, ou une consistance... C'est ce que désigne le mot "nature". Et la tâche de la science de la nature est de pénétrer sous les apparences changeantes jusqu'à cette nature permanente ou texture... Nous savons aujourd'hui que les sciences de la nature, bien qu'elles soient en principe intarissables dans les prodiges qu'elles réalisent, ne peuvent qu'échouer devant l'étrange réalité de la vie humaine. Pourquoi ? Si toutes les choses ont livré une grande part de leur secret aux sciences physiques, pourquoi la vie humaine est-elle seule à lui résister si fortement ? L'explication doit aller jusqu'aux sources. Peut-être s'agit-il de rien moins que cela : que l'homme n'est pas une chose, qu'il est faux de parler de la nature humaine, que l'homme n'a pas de nature... La vie humaine n'est pas une chose, elle n'a pas de nature, et par conséquent nous devons former nos esprits à la penser en des termes et concepts radicalement différents de ceux qui firent la lumière sur les phénomènes de la matière".
Ortega y Gasset, "L'histoire comme système", in Philosophie et histoire, Essais présentés à Ernst Cassirer, pp. 293-294.
"Les sciences de l'esprit et la poésie ne diffèrent pas de la connaissance exacte en ce qu'elles pourraient exprimer quelque chose qui serait refusé à cette dernière (au contraire, elles ne peuvent en dire que moins) ; elles en diffèrent plutôt parce qu'elles ne veulent pas seulement exprimer, mais parvenir en même temps à quelque chose d'autre. Ce qu'elles veulent, c'est en dernier ressort éveiller et évoquer des vécus, enrichir le royaume du vécu dans des directions déterminées. La connaissance est pour les sciences de l'esprit (même si elles ne le reconnaissent souvent qu'avec réticence) seulement un moyen pour une fin : la poésie atteint la fin même sans aucun moyen, en suscitant directement les émotions. Ainsi, ce n'est pas sans raison qu'on oppose souvent la connaissance des sciences exactes à la "compréhension" des sciences de l'esprit, laquelle est une sorte d'expérience vécue qui se rattache à certaines connaissances. L'historien a "compris" un événement historique quand il s'est donné (quand il a vécu (nacherlebt)) les expériences vécues dont il croit qu'elles sont aussi celles des personnes qui ont pris part à l'événement. Quant aux rapports de valeur, on peut penser ce qu'on veut - pour moi personnellement, il va de soi qu'enrichir l'expérience vécue constitue toujours une tâche plus élevée, en vérité la plus élevée qui soit -, mais veillons à ne pas confondre des sphères nettement séparées : une expérience vécue plus profonde n'a pas plus de valeur en ce qu'elle signifierait une sorte plus élevée de connaissance, elle n'a absolument rien à faire avec la connaissance ; et si la connaissance du monde n'est pas identique à l'expérience vécue du monde, ce n'est pas parce que la connaissance a mal rempli sa tâche, mais parce qu'au connaître, en vertu de son essence et de sa définition, échoit de prime abord sa tâche spécifique qui est tournée vers une tout autre direction que celle du vécu."
Moritz Schlick, Le vécu, la connaissance, la métaphysique, 1926, in Manifeste du cercle de Vienne et autres écrits, sous la direction d'Antonia Soulez, trad. Barbara Cassin et Anne Guitard, Paris, PUF, 1985, pp. 187-188.
"L'interdit prononcé contre les jugements de valeur en science sociale conduirait aux conséquences suivantes. Nous aurions le droit de faire une description purement factuelle des actes accomplis au su et au vu de tous dans un camp de concentration, et aussi sans doute une analyse, également factuelle, des motifs et mobiles qui ont mû les acteurs en question, mais il nous serait défendu de prononcer le mot de cruauté. Or chacun de nos lecteurs, à moins d'être complètement stupide, ne pourrait manquer de voir que les actes en question sont cruels. Une description factuelle serait en réalité une satire féroce, et notre compte rendu, qui se voudrait direct et objectif, s'avérerait un tissu de circonlocutions. L'auteur ferait délibérément abstraction de son savoir le plus sûr ou, pour employer l'expression favorite de Weber, il commettrait un acte de malhonnêteté intellectuelle."
Léo Strauss, Droit naturel et histoire, 1953, Trad. Monique Nathan et Éric de Dampierre, Champs Flammarion, 1986, p. 59.
"[Les sciences sociales] diffèrent essentiellement des sciences de la nature, car la société est une réalité tout à fait différente de la nature.
Par nature nous entendons un ordre ou un système d'éléments reliés les uns aux autres par un principe particulier, celui de la causalité. Toute loi naturelle fait application de ce principe. Ainsi la loi selon laquelle un métal se dilate lorsqu'il est chauffé, établit un rapport de cause à effet entre la chaleur et la dilatation du métal. La science primitive tenait la cause pour une force sise à l'intérieur des choses, mais elle est seulement un principe de connaissance.
La société est un ordre réglant les comportements des êtres humains dans leurs relations réciproques. Ce comportement apparaît d'abord comme un phénomène naturel ; une science qui étudierait la société en faisant application du principe de causalité, serait une science de la nature au même titre que la physique ou la biologie. Mais en y regardant de plus près, nous nous apercevons que dans nos jugements sur le comportement des êtres humains nous appliquons aussi un autre principe, tout à fait différent du principe de causalité."
Hans Kelsen, Théorie pure du droit, 1953, Ad. Henri Thévenaz, Éd. De La Baconnière, p. 26.
"Supposons qu'on ait constaté que tous nos jugements procèdent du cerveau. Des types particuliers de mécanismes y ont été découverts, des lois générales formulées, etc. On pourrait montrer que telle suite de notes produit telle réaction particulière ; qu'elle fait sourire le sujet et lui fait dire : "C'est admirable" (mécanisme lié à la langue française, etc.). À supposer que ceci soit acquis, nous pourrions être en mesure de prédire ce que chaque personne prise en particulier aimerait ou n'aimerait pas. Ce sont des choses que nous pourrions calculer. Toute la question est de savoir si c'est là la sorte d'explication que nous aimerions avoir lorsque nous restons perplexes devant des impressions esthétiques ; ainsi de ce sujet de perplexité : "pourquoi ces barres me donnent-elles une impression aussi singulière ?" De toute évidence, ce à quoi nous aspirons, ce n'est pas ce dont nous venons de parler, c'est-à-dire un calcul, un procès verbal de réactions, - mise à part l'impossibilité évidente de la chose".
Ludwig Wittgenstein, Leçons sur l'Esthétique, 1938, tr. J. Fauve, Folio essais, 2000, pp. 49-50.
"solution de continuité" : interruption de la continuité, rupture, hiatus, fossé...
"De simples sciences de faits forment une simple humanité de fait. [...] Dans la détresse de notre vie [...] cette science n'a rien à nous dire. Les questions qu'elle exclut par principe sont précisément les questions qui sont les plus brûlantes à notre époque malheureuse pour une humanité abandonnée aux bouleversements du destin : ce sont les questions qui portent sur le sens ou l'absence de sens de toute cette existence humaine... Ces questions atteignent finalement l'homme en tant que dans son comportement à l'égard de son environnement humain et extra-humain il se décide librement, en tant qu'il est libre [...] de donner à soi-même et de donner au monde ambiant une forme de raison. Or, sur la raison et la non-raison, sur nous-mêmes les hommes en tant que sujets de cette liberté, qu'est-ce donc que la science a à nous dire ? La simple science des corps manifestement n'a rien à nous dire, puisqu'elle fait abstraction de tout ce qui est subjectif. En ce qui concerne d'autre part les sciences de l'esprit, qui pourtant dans toutes leurs disciplines, particulières ou générales, traitent de l'homme dans son existence spirituelle, il se trouve, dit-on, que leur scientificité rigoureuse exige du chercheur qu'il mette scrupuleusement hors-circuit toute prise de position axiologique. Mais est-il possible que le Monde et l'être humain en lui aient véritablement un sens si les sciences ne laissent valoir comme vrai que ce qui est constatable dans une objectivité de ce type ?"
Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, 1936, trad. fr. aux éd. Gallimard, 1976, p. 10.
"Se mettre dans la tradition et se tenir dans la tradition, tel est manifestement le chemin de la vérité qu'il s'agit de trouver en sciences humaines. Et toute critique que nous pouvons faire de la tradition en tant qu'historiens ne sert finalement qu'à nous rattacher à la véritable tradition dans laquelle nous nous tenons. Le fait d'être conditionné n'est donc pas un empêchement de la connaissance historique, mais un moment de la vérité elle-même. Elle doit elle-même être pensée si l'on ne veut pas y succomber de manière arbitraire. Ce qui compte ici d'un point de vue scientifique », c'est justement de détruire le fantôme d'une vérité qui serait indépendante du point de vue de celui qui connaît. C'est là la marque de notre finitude, dont il est indispensable de prendre conscience si l'on veut se prémunir contre l'illusion. La foi naïve en l'objectivité de la méthode historique était une telle illusion. Mais ce qui vient la remplacer, ce n'est pas un relativisme las, car ce que nous sommes et ce que nous pouvons entendre du passé n'est ni arbitraire ni aléatoire.
Ce que nous connaissons par l'histoire, c'est en fin de compte nous-mêmes. La connaissance en sciences humaines a toujours quelque chose d'une connaissance de soi. Nulle part la tromperie n'est-elle plus facile et plus naturelle que dans la connaissance de soi, mais nulle part ne signifie-t-elle autant pour l'être de l'homme, cette connaissance de soi, que lorsqu'elle réussit. En sciences humaines, ce qu'il s'agit d'apprendre de la tradition historique, ce n'est pas seulement ce que nous sommes tels que nous nous connaissons déjà, mais justement quelque chose d'autre, notamment recevoir d'elle une impulsion qui nous transporte au-delà de nous-mêmes. Ici, ce n'est pas ce qui ne fait pas problème et ce qui vient seulement satisfaire les attentes de notre recherche qu'il faut encourager. Il faut plutôt découvrir, et contre nous-mêmes, d'où peuvent provenir de nouvelles impulsions."
Hans Georg Gadamer, La vérité dans les sciences humaines, 1953.
"On ne peut manifestement pas, dans les sciences de l'esprit, comme dans les sciences de la nature où la recherche pénètre en celle-ci toujours plus profondément, parler de fins bien établies de la recherche. Dans les sciences de l'esprit, c'est au contraire le présent et ses intérêts propres qui, à chaque époque, donnent une motivation particulière à l'intérêt de la recherche vouée à la tradition. Ce n'est que par la motivation de la problématique que parviennent à se constituer le thème et l'objet de la recherche. En histoire, la recherche est donc portée par le mouvement historique qui inclut la vie elle-même, et ne peut être saisie téléologiquement à partir de l'objet qu'elle vise. De toute évidence, un tel « objet » en soi n'existe absolument pas. C'est précisément ce qui distingue les sciences de l'esprit des sciences de la nature : l'objet des sciences de la nature peut certes être défini idealiter comme ce qui serait connu si la connaissance de la nature était achevée ; mais parler d'une connaissance achevée de l'histoire n'a aucun sens : voilà pourquoi on ne peut pas non plus parler ici, au sens ultime de l'expression, d'un « objet » en soi que viserait cette recherche."
Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode, 1960, trad. Etienne Sacre, revue et complétée par Pierre Fruchon, Jean Grondin et Gilbert Merlio, Seuil, p. 306.
"Contrairement aux spécialistes des sciences de la nature, qui ont affaire à des choses qui, quelle qu'en soit l'origine, n'ont été ni conçues ni réalisées par l'homme et ne peuvent donc être observées, comprises, et éventuellement modifiées, qu'en s'en tenant obstinément et méticuleusement à la réalité des faits – l'historien, tout aussi bien que l'homme politique, traite de problèmes humains, qui doivent leur existence à la capacité d'action que possède l'homme, c'est-à-dire à la relative liberté dont il dispose par rapport à ce qui est. Les hommes d'action, pour autant qu'ils estiment être maîtres de leur avenir, sont toujours tentés de se rendre également maîtres du passé. Alors que l'action les attire et qu'ils sont également férus de théories, il est peu probable qu'ils fassent preuve de la même patience que le spécialiste des sciences de la nature qui attendra que ses théories ou ses explications hypothétiques aient été confirmées ou réfutées par les faits. Ils seront tentés, par contre, de faire concorder la réalité envisagée par eux – qui, après tout, est un produit de l'action humaine et aurait donc pu prendre une autre forme – avec leurs théories, écartant ainsi mentalement sa contingence déconcertante."
Hannah Arendt, "Du mensonge en politique", 1969, in Du mensonge à la violence, tr. Fr. Guy Durand, Pocket, 1994, pp. 16-17.
"En physique et même dans le cadre de la tradition philosophique qui reste axée sur les sciences naturelles qu'elle prend pour modèle, on peut négliger les aspects égocentriques et limitatifs d'une optique fondée sur le présent. Dans le domaine de la physique, il est tout à fait conforme à la réalité de tirer d'observations et de recherches effectuées hic et nunc des conclusions prétendant à l'universalité. On peut penser à juste titre que des expériences effectuées dans le présent auraient eu ou auraient pu avoir le même résultat il y a deux mille, vingt mille ou deux cent mille ans en n'importe quel point de l'univers. En tout cas, c'est le postulat sur lequel on se fonde pour tirer d'expériences présentes locales des lois générales ou utiliser ces expériences pour vérifier ce type de lois.
Mais cette hypothèse et cette démarche ne se limitent pas à la recherche de lois et à tout le système de raisonnement dans le domaine de la recherche scientifique sur les processus qui se déroulent dans la nature inanimée. Elles servent aussi de modèle à la méthode et au raisonnement de chercheurs, comme par exemple les philosophes et les sociologues, qui se donnent pour objet d'étudier l'homme sous ses différents aspects et avec ses différentes manifestations. Or, dans ce domaine, les hypothèses de base de la méthode de recherche et de raisonnement des sciences physiques ne conviennent plus. Elles ne correspondent plus à la réalité en ce qui concerne la recherche sur l'homme. Le rapport entre individu et société tel qu'on l'observe au XXe siècle dans les grandes nations industrialisées comptant plus d'un million et parfois même plus de cent millions d'individus, les structures de la personnalité et la configuration générale des groupes à ce stade ne peuvent pas être utilisés comme des modèles expérimentaux à l'aide desquels on pourrait formuler, ne fût-ce qu'à titre hypothétique, ou vérifier, des propositions universelles sur les structures de la personnalité humaine, les formes de sociétés ou le rapport entre individu et société en général. Au cours des milliers d'années où les hommes vivaient le plus souvent en petits groupes de moins d'une centaine de membres et où ils ne savaient pas, ne pouvaient véritablement pas encore savoir que les hommes étaient capables d'utiliser les matières premières fournies par la nature pour se construire des habitations qui les protégeraient, où ils en étaient donc encore remis passivement à la découverte d'abris naturels, le rapport entre l'individu et son groupe était à bien des égards tout à fait différent de ce que nous observons aujourd'hui dans des unités de survie réunissant un bien plus grand nombre d'individus. On ne peut déterminer s'il y a quelque chose d'universel dans ce rapport, et éventuellement ce qu'il y a d'universel, qu'à partir du moment où l'on prend pour cadre de référence un schéma d'évolution conduisant des stades les plus anciens d'existence de l'espèce humaine telle que nous la connaissons aujourd'hui jusqu'aux stades actuels en suivant les dix mille ans d'évolution.
Même en sciences physiques la nécessité d'avoir pour les observations et les expériences effectuées à une certaine époque en un certain lieu le cadre de référence d'un schéma d'évolution de l'univers paraît de plus en plus évidente. Mais au niveau du déroulement des processus de la nature inanimée, cette référence au cadre de l'évolution cosmique n'est pas aussi urgente dans la mesure où le rythme de l'évolution physique est extraordinairement lent par rapport à celui de l'évolution des sociétés humaines. On peut sans trop de risques s'en tenir à des lois générales et se fonder sur elles en oubliant qu'elles ne s'appliquent pas forcément toujours de la même manière à tous les stades de l'évolution de l'univers. Il en va différemment lorsqu'on étudie des phénomènes humains. Le rythme auquel se modifient les groupes humains et par conséquent les rapports des individus les uns avec les autres est comparativement très rapide. On ne peut pas ignorer ces modifications des groupes humains et, par conséquent, des structures de la personnalité des individus lorsqu'on prétend énoncer des propositions universelles en la matière. Il faut faire entrer dans le cadre de sa recherche un schéma conceptuel de l'évolution des sociétés humaines et des structures de la personnalité."
Norbert Elias, Les transformations de l'équilibre "nous-je", 1987, in La société des invididus, tr. Fr. Jeanne Étoré, Pocket, 1997, pp. 227-228.
Date de création : 30/05/2006 @ 15:01
Dernière modification : 24/11/2012 @ 16:55
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